Le Tambour des doléances

Lancé au cours de l’été 2010, le collectif Le Tambour des doléances appelle à la constitution d’un cahier de doléances contemporain. C’est prendre appui sur une tradition qui ouvre les possibles d’une autre souveraineté du peuple. Un peuple qui s’invente en politisant ses plaintes et en faisant savoir ses espoirs. Un peuple émancipé qui n’attendrait plus qu’on lui donne la parole pour la prendre.

Le Tambour des doléances a pris la forme d’un site Internet www.letambourdesdoleances.org et d’une adresse mail courrier@letambourdesdoleances.org où tout citoyen peut écrire et envoyer sa doléance. Un recueil est en cours de constitution. Certaines doléances ont été également produites au cours d’atelier d’écriture dans différents lieux en France.

De citoyen à citoyen. Cahier de doléances et de propositions pour refaire une Cité

Ici nul roi ne convoque des États Généraux. Nous sommes, dit-on, le peuple souverain, celui d’une démocratie, mais nous sommes un étrange souverain à qui l’on propose de choisir des candidats aux élections en le privant régulièrement de débats qui devraient donner du sens à la représentation.

Alors, pourquoi ne pas réécrire les doléances, ces cahiers de doléances ? Nous les appelons dans l’idée d’une certaine souveraineté à venir et cela justement, au-delà de la notion de souveraineté, du peuple au peuple, du peuple vers nos supposés représentants, du peuple vers des partis politiques qui semblent désespérément et trop souvent satisfaits de confisquer le pouvoir sans maintenir l’échange, les valeurs ou vertus de travail, de courage, de volonté qui devraient être au cœur de l’attitude d’un représentant digne de ce nom.

Crise de la représentation.
Crise du travail politique.
Crise de l’écoute politique.
Crise de la connaissance politique.

Et ces crises, cette crise n’est pas une crisis, une crise passagère et surmontable, elle en appelle, pour être dépassée, à la raison (qui ne serait pas toujours celle du plus fort), aux savoirs, aux origines de cette même crise, savoirs trop souvent dérobés, confisqués, atténués par les souverainetés instituées en pouvoirs légitimes ou en contre-pouvoirs tout aussi institués. Cette crise, ces crises sont cruelles. Elles font souffrir au quotidien, au travail, dans les entreprises, dans la rue, elles excluent, tyrannisent, harcèlent le corps social et politique, le réduisant à une masse de consommation et d’ignorance programmée.

Ce mot « doléance » appartient à la même famille que celui de douleur et de deuil (dolere) et exprime une idée de tristesse et de plainte. La doléance serait l’acte qui consiste à politiser la plainte, à lui donner sa puissance active, craignant le pire, sentant qu’il y a lieu de le craindre. Le moment serait-il venu de l’exprimer au seuil, peut-être, de l’irréversible ?

Un cahier de doléances pour battre en brèche une politique de la pitié et faire advenir une politique de la justice soit une politique du possible de l’impossible qui fasse événement où le corps sensible n’est pas malheureux et victime, mais sensible à ce qui est juste et à ce qui est injuste.

Il s’agit bien ici de rendre justice au corps souffrant de notre civilisation atteint sans qu’aucune médecine, même des plus sophistiquée, ne vienne apaiser l’impact des mensonges institués, fondement d’une politique destructrice programmée, du bien commun méprisé. Il s’agit ici de faire appel à témoin, de témoigner, c’est-à-dire de tenter de traduire une expérience, de dire sa vérité au risque de se tromper, avant que la possibilité même de témoigner ne disparaisse sous couvert d’expertise et d’intelligence artificielle.

On peut, croyons-nous, se plaindre d’injustices même si elles ne portent pas directement atteinte à notre propre corps. On peut se plaindre d’injustices qui affectent le corps en ricochet, on peut avoir mal de la politique en étant ou sans être « sans-papiers », « chômeur », « affamé », « sans-logis ». On peut souffrir de la politique sans être une victime désignée comme telle, on peut souffrir de voir, simplement voir, une politique être menée. On peut souffrir de voir des outils détruits, des lois bafouées, des principes ignorés.

De quelle autorité parle la doléance ? De l’autorité de l’épreuve des jours, de l’autorité d’une connaissance qui serait nouée à cette épreuve sensible constante qui affecte les corps pensants à l’insu, une connaissance qui reste insoupçonnée malgré la fatigue, la répétition, malgré le poids du déni, malgré l’information qui nous bombarde, malgré les écrans qui nous accaparent, une connaissance par rencontre des corps, connaissance de soi, connaissance de l’autre, connaissance du monde, qui n’a rien de virtuelle. Elle est souvent arc-boutée au travail, à des bribes de savoir, à des lectures, à des histoires, à des mots qui s’échangent, malgré tout quand il reste encore un peu de disponibilité pour écouter, tendre l’oreille, une oreille curieuse ou compatissante, une oreille rêveuse ou maussade, une oreille attentive.

C’est alors l’intimité du sentiment de la justice et de l’injustice qui permet à quiconque de déplacer l’impossible, d’interpréter les situations politiques et d’agir sur elles en se référant à la nécessité de résister à l’oppression.

Le lien politique amical consiste ici à tenter de traduire des expériences sensibles à l’égard du juste et de l’injuste. Il nous semble juste de dire nos doléances pour produire la liberté politique dans un processus qui arrache les corps souffrants à leur condition et faire en sorte que chaque citoyen soit vraiment convoqué à participer à l’élaboration de la loi comme bien commun.

Soyons réalistes, demandons l’impossible.

extraits du cahier à la date du 26 septembre 2010

Paris XXe, juin 2010 Je ne comprends pas qu’on puisse nous demander d’accepter la rigueur alors que nous avons renfloué les banques il y a à peine un an et sans intérêt en plus. J’ai vraiment cru que cette crise des banques allait obliger à changer de cap, à inventer un monde meilleur, mais voir que rien ne change, que les riches continuent à s’enrichir et que l’on explique aux pauvres qu’ils vivent au-dessus des moyens du pays parce qu’ils tiennent à la sécu et à des allocations de chômage décentes, ça m’énerve mais vraiment.


Nevers, août 2010 Aujourd’hui les campagnes de sensibilisation de lutte contre le cancer mettent l’accent sur le dépistage précoce et les progrès de la médecine qui est capable de guérir 80 % des cancers, mais pour autant, le fait d’avoir eu un cancer dépisté tôt et guéri conduit à une discrimination dans l’accès à l’emprunt. Double pénalisation, vitale. On a été malade et ensuite on est dans une case pour le reste de sa vie avec une sorte de vie limitée. Le secret médical devrait aussi exister pour les assureurs ! Comme on dit, ce ne sont vraiment pas des philanthropes !


Paris, XVIIIe, juin 2010 J’aimais bien la fête de la musique au début, mais c’est devenu la fête de la tristesse. Je me suis promenée dans mon quartier et j’ai vu plus d’alcool à vendre sur les trottoirs que de groupes de musiciens. C’est peut-être vieux jeu, mais j’ai le sentiment d’une société qui n’a aucun souffle, car après tout la musique c’est le souffle. On étouffe ce 21 juin.


Meaux, septembre 2010 Je m’appelle Maria et je vis en Seine-et-Marne du côté de Meaux. Je travaille au ministère de la Justice comme huissier, place Vendôme. Je viens d’une famille modeste, mes parents étaient portugais. Je n’ai pas fait beaucoup d’études et je ne gagne pas beaucoup. Mon mari non plus, c’est pour ça que nous vivons en Seine-et-Marne. Mon travail est un peu loin, mais je suis contente. C’est beau, c’est agréable. Ça compense la distance. Mais on nous a dit que le gouvernement avait décidé de vendre notre bâtiment à l’hôtel d’à côté. Il n’y a plus que le ministre qui sera à Vendôme. Nous, on va aller à Issy-les-Moulineaux, je crois. En tout cas, en banlieue. Pour moi, ce sera beaucoup plus loin.C’est surtout dur, j’étais très fière de pouvoir montrer à mes enfants où je travaille. C’est un peu un palais, et il nous appartient aussi. Puisque c’est à la République, c’est aussi à nous. Ça compensait. Si je vais travailler en banlieue, je ne quitterai plus la banlieue. Je suis donc contre le fait de le vendre à un hôtel de luxe. Ces bâtiments, ils sont un peu au peuple quand ils sont à l’État. Pourquoi l’État vend ses bâtiments aux riches plutôt que de prendre l’argent là où il est ?


Saint-Ouen, septembre 2010 Je suis employée de cantine et je gagne 1 000 euros par mois. J’ai deux enfants. J’ai eu un conflit avec mon propriétaire qui ne voulait pas faire des travaux contre l’humidité dans ma maison. Parce que je croyais pouvoir obtenir que mon propriétaire fasse les travaux, j’ai demandé l’aide juridictionnelle pour avoir un avocat. Mais un avocat comme ça, il ne fait vraiment pas partie des meilleurs, il ne s’occupe pas de toi. Ce n’est pas cela l’accès à une bonne justice. L’avocat m’a demandé de lui donner un peu d’argent, sous la table. Il m’a dit qu’il n’était pas assez payé par l’État pour s’occuper de mon affaire. J’ai donné, mais il ne s’est pas plus occupé de moi. Le jour du procès, c’est moi qui ai parlé car je connaissais mieux la situation que lui. Le juge m’a donné raison, mais mon propriétaire ne fait rien. Et mon avocat ne m’aide pas. Au tribunal, on m’a dit de m’adresser à une association. Mais j’ai gagné, pourquoi je n’ai pas ce qui m’est dû ? Il faut que la justice s’occupe aussi des petites gens.


Bastia, été 2010 Jusqu’il n’y a pas si longtemps, le Cap Corse était resté à l’écart de la frénésie immobilière du Sud de l’île. Depuis quelques années toutefois, on construit toujours plus. Au nord de Bastia, les maisons à flanc de montagne se multiplient sur des terrains longtemps considérés comme inconstructibles. C’est normal dans un sens : il faut bien se loger. Je ne vais pas me plaindre non plus que les routes soient élargies, rendues plus sûres aussi. En revanche, ce que je ne m’explique pas, c’est pourquoi on n’interdit pas de bâtir là où l’on sait d’ores et déjà qu’il sera compliqué de se protéger du feu, des éboulements. Qu’y acheminer l’eau aura un coût démesuré. Que la transformation des sols provoquera immanquablement des affaissements. Je me retiens de penser que les mauvaises manières de l’économie du bâtiment y trouvent un espace de prédilection. Le court terme en la matière est vraiment désespérant.


Saint-Denis, septembre 2010 Je suis employé municipal à Saint-Denis. Ce n’est pas facile, mais j’aime quand même, c’est là que j’ai grandi. Ça a beaucoup changé. Je n’ai rien contre les Roms, mais ce n’est pas facile non plus, ça crée de la tension. Ils sont très pauvres, ils se débrouillent, ils ont leurs propres combines, leurs habitudes, leur bizness à eux. Le matin ils fouillent les poubelles, mais ils mettent tout par terre. Ça fait mal de voir ces mômes qui fouillent avec leurs parents, mais après la rue est en chantier. Les communaux, ils ramassent, mais ils sont de moins en moins d’accord. Dans ma famille on n’a jamais été contre les étrangers, ce n’est pas ma culture, on a toujours pensé qu’on ne devait pas opposer les travailleurs entre eux, mes parents étaient au Parti communiste. Mais ce n’est pas facile. Eux, ils ne sont pas très solidaires. Mais ils sont aussi rejetés, ça n’aide pas non plus. Il faut quand même qu’on fasse quelque chose. Je ne suis pas pour les expulsions, quand tu vois ces gosses, tu ne peux pas être pour. Mais j’entends à la ville qu’on manque d’argent et j’ai peur que ça finisse en bagarre à cause des poubelles. Il ne faut pas expulser, mais il faut faire quelque chose !


Créteil, septembre 2010 À chaque fois le même accablement, la même impasse : pourquoi faudrait-il que des élèves soient forcés de choisir — une option plutôt qu’une autre, une filière contre une autre — quand ils ne le veulent pas ? Ou de continuer au lycée — leur scolarité, une matière — quand ils ne le désirent pas ? Parce qu’un adolescent a, sans aucun doute, besoin de règles et de contraintes — oubliant combien les adultes aussi. Parce que la loi de l’offre et de la demande empêche que tout soit possible à l’identique partout pour chaque même élève. Mais encore faudrait-il que cela soit un peu plus juste. N’est-elle pas dès lors étrange l’injonction à l’orientation ? Ne pas savoir ou trop bien savoir et alors les soucis commencent. On pense pouvoir décider de soi alors que d’autres s’en chargent. Et si l’on imaginait que le futur à 12, 16 ou 20 ans n’était pas le même ? Autrement dit, faire en sorte que parti, sorti, du système scolaire on puisse y revenir. Ne pas savoir, hésiter, se chercher, ne devrait pas donner moins de droits.


Villeurbanne, août 2010 La jeunesse a des excuses. Écoutons-la quand elle dit que derrière les multiples combats de la génération précédente, il y avait encore une « lumière » et la promesse d’un nouvel horizon. Qu’elle, avant même l’espoir de gravir de nouveaux sommets, doit se battre au quotidien pour ce qui semblait durablement acquis, je veux parler des droits aussi primaires que manger, se loger et travailler. Que répondre à sa demande de voir rétablies l’égalité des chances, la noblesse du politique et l’honnêteté intellectuelle ? Comment la convaincre de résister à une information désabusée et en boucle tentant de lui prouver que c’est encore pire ailleurs ? Qu’il n’y a donc surtout pas à se plaindre et que le mieux est de courber l’échine. Oui, le monde est dur pour cette jeunesse-là. Le no future  punk pouvait être pour certains en résonance avec son époque ; il n’a jamais offert la moindre solution. Où sont les nouveaux élans ?


Lyon, septembre 2010 Quand ils ont décidé de détruire l’immeuble où j’habitais, je n’étais pas contre. Ils voulaient aérer le quartier, faire une rue au milieu des immeubles. On m’a dit que je serai relogée dans le quartier après la rénovation. J’ai dit oui et nous avons été parmi les premiers à quitter l’immeuble et à être relogés dans une ville à côté en attendant la démolition et la reconstruction du quartier. Mais faire déménager les vingt-cinq familles de l’immeuble ça a mis trois ans, j’ai donc attendu. Puis on nous a invités à voir la démolition de l’immeuble, il y avait même un ministre, celui qui s’occupe de cela au gouvernement. Puis, ils ont reconstruit des immeubles et refait le quartier. C’est devenu mieux. Mais en tout, il s’est passé cinq ans, mes enfants sont partis faire leur vie, et on m’a dit qu’avec mon mari on n’était plus prioritaire car mon mari a un travail et nous n’avons plus d’enfants à la maison. Et donc je dois rester là où je suis. Je n’ai pas profité de la rénovation alors qu’au départ j’ai joué le jeu. La rénovation des immeubles, ça bouleverse la vie des gens, mais ils sont d’accord, ils jouent le jeu, et après il n’en profitent pas. Je voudrais au moins retrouver mes voisins d’avant.


Argenteuil, août 2010 Liberté, Égalité, Fraternité, quel leurre sur le fronton des mairies françaises ! La maxime n’a jamais été aussi trompeuse. D’ailleurs comment pourrait-il en être autrement dans une société pour une part « ghettoïsée » ou en voie de l’être totalement. Qui eut ainsi un jour imaginé l’inique des toutes récentes décisions prises par un gouvernement français aux abois, soucieux de sa seule réélection ? Non, Vichy n’est pas loin ! Une population grandissante nourrie aux amphétamines des jeux à gratter ou des émissions people de TF1 et de M6, gavée des poncifs les plus éculés, que l’on incite à consommer toujours plus pour faire tourner un système qui ne profite qu’aux actionnaires (songez que leur part est passée de 3 % à 8 % entre 1973 et aujourd’hui). C’est bien beau de rêver devant un buffet vide, mais tout le monde n’est pas Charlot dans La Ruée vers l’or. Le cinéma avait au moins l’avantage de n’être qu’une fiction. La faim et le manque de tout sont aujourd’hui bien réels pour certains. Les centres d’aide à la personne ne seraient pas aussi nombreux en France et les Restos du cœur de Coluche n’auraient pas autant de succès si les profits étaient mieux partagés. Comment construire quand les droits les plus élémentaires — droits au travail, à l’éducation, à la santé, à la simple dignité — ne sont plus assurés ?


Bagneux, juin 2010 Quand j’étais petit, nous n’étions pas riches, et pour aller passer les vacances chez ma grand-mère, nous prenions le train. Il n’y avait pas de crise écologique, ou nous ne la connaissions pas, mais nous prenions le train, parce que la voiture, c’était trop cher. J’étais content, en train, j’étais moins malade qu’en voiture. Aujourd’hui, il y a une crise écologique, il faut diminuer notre bilan carbone, nous en avons conscience, mais quand nous partons chez la grand-mère de mes enfants, nous prenons la voiture. Parce que le train est devenu trop cher. Sauf quand on peut réserver neuf mois à l’avance. Sur un grand axe TGV. Faire Paris-Marseille en train, puis Marseille-Menton à pied. Et pour un week-end, partir le samedi à 17h et rentrer le dimanche matin à 6h. Sauf encore à consulter toutes les heures les tarifs qui varient sans cesse. La liberté de circulation est devenue la liberté de boursicoter en continu sur sncf.com. Alors il reste la voiture et la honte écologique. Mais l’État a vendu les autoroutes, et bientôt il n’y aura plus que le car, et le droit de vomir entre pauvres sur la planète dévastée.


La Courneuve, septembre 2010 Les missions générales d’insertion voient arriver ceux qui n’ont pas de diplômes. Ceux qui ont décroché. Et qui veulent raccrocher. Les décrocheurs « à temps plein », il est déjà trop tard. Mais que peuvent-elles réellement ? Il est si éprouvant d’accompagner ces adolescents, d’écouter la parole de ces jeunes adultes dont la vie a été cassée parce que leur famille s’est brisée, parce que rien n’est simple, parce que chaque jour est une négociation pour savoir de quoi demain sera fait, parce que la vie donne le sentiment que, décidément, le mauvais sort s’acharne toujours sur les mêmes. Pourquoi faut-il que manquent cruellement les structures d’accueil, d’éducation de rue, de sécurité, de soutien, d’hospitalité pour ceux qui ont si souvent à choisir entre abandon et enfermement d’un côté, violence et affrontement de l’autre ?


Paris, IXe, 20 septembre 2010 Moins de 18 ans : ne plus rien voir, ne plus rien lire, ne plus savoir. L’exposition de Larry Clark au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris est interdite au moins de 18 ans. Cette interdiction est une première dans un musée français, mais elle vient confirmer une lame de fond liberticide, qui croît depuis plusieurs années : livres sous cellophane avec avertissement, interdiction de films au moins de 18 ans, plaintes contre des expositions. Le prétexte évoqué est le plus souvent construit sur une double hypocrisie et une confusion. L’hypocrisie première est de faire ressurgir et d’agiter la soi-disant « innocence » des adolescents : leur interdire l’accès à une exposition, c’est sauvegarder leur « regard » de toutes les violences — et les plaisirs — qu’ils seraient bien en peine d’« inventer » sans ces expositions. La deuxième est de préserver « l’intégrité » de l’œuvre et la liberté de création : c’est-à-dire de pouvoir la présenter exhaustivement, mais aux seuls regards d’adultes qui sont déjà tellement imprégnés de violence et pervertis qu’il n’y a plus de salut à attendre pour eux. C’est aussi faire croire que l’intégrité de l’œuvre appartient à l’œuvre elle-même et non pas aux regards qui la construisent. La confusion enfin est de ne pas distinguer une exposition, un livre, un film, c’est-à-dire le choix, rarement gratuit en temps, en effort et en argent, de voir ou de lire, de tous les supports qui s’imposent à nous (télévision, publicité, etc.). Tous ces prétextes implosent quand ce qui est présenté bardé d’interdictions est accessible dès le premier clic sur internet (il suffit de taper « Larry Clark, photos » sur Google images pour voir les photographies présentées dans l’exposition). En fait, ces laborieuses justifications ne masquent que des renoncements politiques. L’interdiction au moins de 18 ans de l’exposition de Larry Clark a l’avantage d’énoncer clairement par la voix de Christophe Girard, adjoint à la culture de la Ville de Paris, l’un de ces renoncements : l’exposition présente « un risque avéré » de provoquer le dépôt d’une plainte par des associations de catholiques intégristes, comme celle, toujours en cours, à propos de l’exposition Présumés innocents (2000, CAPC, Bordeaux). Abandonner le champ de bataille avant même l’affrontement est sans doute la meilleure leçon politique à donner au moins de 18 ans. Mais ne plus rien voir, ne plus rien lire, ne plus savoir n’est-il pas aussi la meilleure manière de déchaîner la violence. 


Paris, XXe , septembre 2010 Je voudrais que les voix automatiques se taisent. Tous ces bruits qui saturent l’espace public, et en particulier les transports en commun : la sonnerie du bus qui ouvre ses portes, l’annonce de la prochaine station de métro, dite d’un ton si irréel que le nom en devient méconnaissable, les messages en gare, composés de phrases qui n’ont plus aucun rythme parce qu’elles sont faites de mots préenregistrés collés les uns aux autres. Jour après jour, c’est la même voix synthétique qui, de sa diction heurtée, m’intime de ne pas fumer, de m’éloigner du quai, d’être attentif ensemble. Et qu’on ne me fasse pas croire que ces voix sont utiles aux aveugles. De toute façon elles ne nous disent jamais ce qu’on voudrait savoir. Ce qu’elles nous ordonnent en revanche, c’est d’être continûment vigilants et performants, de ne surtout pas nous abandonner à la rêverie du voyageur.


Colombes, juin 2010 Au cœur de la ville, ils ont tué les cafés. Quelques cafés immigrés résistent encore, mais c’est bientôt fini. Et puis même eux ne sont plus gais comme avant. Pour résister à TF1, ils ont dû mettre TF1 dans leurs cafés, et c’est l’une des choses les plus tristes du monde. J’ai des amis parisiens qui croient encore aller au café, alors qu’eux aussi n’ont plus que des lounges branchés où il faut demander à sa banque un crédit à la consommation pour se payer deux bières d’affilée. Mais à Colombes, on n’a même pas ça. Et une ville sans cafés, ce n’est plus une ville, ça n’a plus de sens et plus de vie. On y boit seul, on y fume seul, on y parle tout seul devant sa télé. C’est triste Colombes. Mais Colombes, c’est la France.


Saint-Denis, septembre 2010 Mon grand-oncle a 86 ans et est malade depuis longtemps. La semaine dernière, son état de santé s’est dégradé et les médecins ont annoncé que la fin était proche. En six jours, il est passé par trois cliniques et deux services d’urgence d’hôpitaux publics. Chaque établissement refuse de l’hospitaliser faute de lits disponibles. Sa prise en charge en service de soins palliatifs serait trop coûteuse. Invariablement, il est ramené chez lui et retombe dans un état d’inconscience au bout de quelques heures, ma grand-tante ne peut plus alors s’occuper de lui et est contrainte d’appeler les secours. Le scandale n’est pas sa mort prochaine mais les conditions de son agonie.