Les projets formes socio-politiques de l’action

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Au XVIIe siècle, le faiseur de projet est un « faiseur ». Il utilise la forme projet et son aura de bien public pour obtenir des gains privés. Il rassemble des fonds, mais réalisera-t-il vraiment le projet annoncé ? Du faiseur à l’escroc, il n’y a qu’un pas. Dans l’inflation des projets qui habitent notre temps, comment distinguer ceux qui visent un bien à venir et ceux qui ne sont que des leurres ?

Le terme projet est apparu à l’époque moderne. Son usage s’est développé avec la valorisation croissante de l’innovation comme source de profit et avec celle du futur comme lieu de réalisation d’un monde nouveau, que l’on souhaite meilleur. La multiplication spectaculaire des projets dans les dernières décennies du XXe siècle, leur expansion dans tous les domaines d’activité, jusqu’au plus intime de l’existence humaine, semble consacrer un impératif d’innovation et un certain optimisme social et politique, caractéristique de la modernité. Mettre en regard les projets d’hier et d’aujourd’hui — certains projets, car l’apparente simplicité du mot cache une grande diversité d’objets — permet d’interroger l’évidence contemporaine des projets dans laquelle nous vivons et de dégager quelques tendances de notre évolution récente vers le tout projet.

Projet, project, Projekt. L’usage de ce terme se développe dans la plupart des langues européennes aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec le sens d’intention d’agir. Le projet est associé à une mise par écrit, à la production d’un document, qu’on appelle lui aussi projet, et qui sert généralement à communiquer avec d’autres acteurs dans un but de réflexion et de décision. Même si le terme était utilisé en un sens très large, comme synonyme de dessein, il en est venu plus particulièrement à désigner un certain type d’entreprise commerciale et/ou administrative, où quelqu’un propose une idée présentée comme novatrice et détaille les moyens qui lui semblent adaptés pour la réaliser, afin de convaincre une autorité que cette entreprise doit être autorisée, ou des investisseurs potentiels qu’elle est réaliste et profitable [1].

On peut ici contraster deux figures : le faiseur de projet et le projet régulier. Le faiseur de projet est une figure classique des XVIIe et XVIIIe siècles, qu’on retrouve dans toute l’Europe. Au croisement de l’entrepreneur, de l’inventeur et du spéculateur, le faiseur de projet promeut une entreprise dont il prétend qu’elle sera financièrement intéressante, et pour laquelle il cherche à séduire des investisseurs. C’est une des figures les plus ambiguës de l’époque moderne : combinant une quête de profit privé avec un souci affiché du bien public, le faiseur de projet est toujours plus ou moins suspecté d’être un escroc. Toute une série de grandes affaires, où les faiseurs de projet sont partis avec la caisse ou ont mangé le capital, ont contribué à rendre cette figure suspecte. Daniel Defoe, lui-même victime de telles escroqueries, adopte dans son Essay Upon Projects (probablement un des premiers textes sur le phénomène, en 1697) un ton très ironique sur les faiseurs de projet, mais pour mieux promouvoir des projets qui sont eux intègres et utiles :

Un simple faiseur de projet est donc un être méprisable, poussé par sa situation désespérée jusqu’à une telle extrémité, qu’il ne peut plus qu’espérer un miracle ou mourir de faim ; et quand il s’est torturé le cerveau en vain à la recherche d’un tel miracle, il ne trouve pas d’autre remède que de peinturlurer un hochet ou quelque autre chose, comme les acteurs font avec les marionnettes, pour lui donner une allure étrange ; alors il la présente haut et fort comme une nouvelle invention : il obtient un brevet, qu’il découpe en actions, lesquelles doivent être vendues. Les moyens ne manquent pas pour donner à cette nouvelle fantaisie des proportions immenses : des milliers et des centaines de milliers sont le moins qu’il puisse annoncer, et parfois des millions, jusqu’à ce que quelque honnête imbécile soit embobiné pour y laisser son argent, et alors (nascitur ridiculus mus) l’exécution du projet est laissée à cet aventurier et le faiseur de projet se rit de lui. […]

Mais le faiseur de projet honnête est celui qui, ayant porté une entreprise à un niveau de perfection approprié, par l’application de principes justes et clairs, le bon sens, l’honnêteté et l’ingéniosité, fait ce qu’il prétend faire, ne vole personne, met son projet à exécution, et se contente, pour tout bénéfice, de ce que son invention a créé.  [2]

Il va sans dire que, pour Defoe, les escrocs sont infiniment plus nombreux que les faiseurs de projet honnêtes et qu’il est urgent de séparer le bon grain de l’ivraie, pour encourager les projets utiles — les banques, les routes, les assurances — et faire que ceux-ci soient organisés de manière à garantir l’intégrité et le revenu.

Le faiseur de projet porte donc un parfum d’escroquerie, d’échec programmé [3]. Cependant, un autre genre de projet émerge en parallèle et en bonne partie contre ceux des faiseurs de projet. Nommons-les projets réguliers  [4].Ces projets sont des dispositifs nouveaux qui émergent surtout dans des contextes administratifs, en particulier dans les corps techniques qui apparaissent au cours des XVIIe et XVIIIe siècles : les ingénieurs d’État. Ces projets réguliers partagent un certain nombre de caractéristiques avec les précédents : il s’agit toujours d’une mise par écrit d’un ouvrage futur, dans un but de discussion et de décision, tant sur l’objet lui-même que sur les moyens envisagés pour le réaliser ; on prétend anticiper d’éventuelles difficultés, pour mieux montrer qu’on maîtrise l’action à venir ; enfin, ces projets distinguent une phase de conception, où l’on délibère de ce qui doit être fait et où l’on réunit les financements, d’une phase généralement qualifiée d’exécution, où l’ouvrage est réalisé — l’ensemble de ce processus de conception/exécution étant bien souvent qualifié lui aussi de projet, ce qui confère à ce terme une certaine polysémie.

Ce qui distingue les projets réguliers, c’est d’abord l’insistance sur les questions de contrôle. Ce sont avant tout des outils de gestion, pour éviter la fraude et la gabegie, des outils de contrôle et de coordination des différents intervenants. Un des tout premiers dans ce genre est certainement le devis, qui permet de s’assurer que les entrepreneurs qui exécutent des ouvrages ne profitent pas indûment des fonds publics [5]. Le projet apparaît ici comme une activité collective et non plus comme une entreprise centrée sur la figure individuelle du faiseur de projet. Ce qui est au cœur de ces projets réguliers, c’est l’articulation entre les différents intervenants, qui tous veulent avoir une part de l’action collective, c’est-à-dire défendent ce qu’ils estiment être leur rôle dans cette action, leur prérogative. La question centrale du projet devient ici sociale et politique : qui décide, dans quelle mesure et dans quel cadre de ce qui doit être construit et comment ? Dans le projet régulier, les civilités, les documents, les procédures deviennent beaucoup plus standardisés, plus institutionnalisés : ils règlent les participations à l’action, la confiance et le contrôle, les relations souvent asymétriques entre pouvoir politique, ingénieurs d’État, entrepreneurs, populations, dans la définition et la construction du futur [6].

Les projets sont devenus des formes incontournables de notre temps ; plus rien ni personne ne semble pouvoir y échapper. Bien que cette multiplication de l’emploi du terme projet, dans tous les domaines d’activité, recouvre une grande diversité de situations et de pratiques, on peut cependant relever une tendance générale à privilégier certains aspects du projet et à en minimiser, voire effacer, d’autres dimensions.

L’omniprésence des projets reflète l’essor dans l’ensemble du monde social de certains outils importés du discours managérial, associés à des valeurs comme la polyvalence des personnes, leur flexibilité, leur capacité à créer des connexions [7]. Les projets contemporains apparaissent comme des instruments modèles d’un art de gouverner néolibéral, qui entend induire chez les individus des comportements et des logiques d’entreprises : au niveau le plus individuel, le projet est un appel à l’autogouvernement, il fait de l’individu une petite entreprise qui doit apprendre à se gérer de manière autonome et rationalisée, à optimiser son « employabilité » dans un monde concurrentiel, et dont les échecs doivent renvoyer l’individu à sa responsabilité, à des déficiences qu’il devra corriger pour être à nouveau en mesure de participer à cette concurrence des individus. Une telle conception du projet efface les relations de dépendances et s’efforce de rendre invisible les conditions qui seules permettent à un individu de s’impliquer dans de tels projets [8]. Ces projets contemporains ont cette caractéristiques qu’ils insistent sur le niveau individuel ou se focalisent sur la figure du porteur de projet ou chef de projet. Or les projets ne sont jamais individuels, ils reposent sur de nombreuses délégations, participations, tant dans la conception que dans la mise en œuvre, et dépendent de manière cruciale des conditions politiques, sociales et matérielles dans lesquels opèrent les participants.

Les projets contemporains sont également porteurs d’un certain idéal de désinstitutionnalisation. Ils se présentent souvent comme une manière d’avancer et de créer en s’affranchissant des structures institutionnelles, des lourdeurs bureaucratiques, qui n’autoriseraient qu’une reproduction du même. On touche ici à une grande tension classique présente dans toutes les formes projets, entre nouveauté et contrôle. La réalisation d’un projet sous-entend la production d’un nouvel objet ; elle est un pas vers l’avenir, qui comporte une part d’inconnu, mais contient les garanties de son succès : ce projet est la bonne chose à faire, l’espoir ne sera pas déçu. L’extrême valorisation de l’innovation semble avoir engendré une tendance à limiter le contrôle, conçu comme un frein, ou plutôt à redéfinir les formes du contrôle pour les éloigner des logiques institutionnelles classiques, en recourrant à des systèmes d’évaluation qui se veulent « objectifs », « indépendants » des participants [9]. Conçu ainsi les projets sont les formes d’organisation idéales d’un monde plat, sans relations hiérarchiques, sans frontières de cultures et de savoirs professionnels, sans réglementations, s’appuyant sur la seule capacité des individus à mobiliser de nouvelles ressources. On insiste alors sur la dimension singulière de ces entreprises, qui semblent réaliser à chaque fois un agencement social et technique unique, à travers un processus peu déterminé.

La dominante de ces projets contemporains, c’est le succès — défini dans des termes techniques et surtout économiques. La question centrale n’est plus qui doit décider ? ni surtout quel futur construisons-nous dans quel projet  ? La question centrale, dans un monde libéral, c’est de trouver ce qui marchera : on fait du succès le principal critère d’évaluation, en invisibilisant autant que possible les questions sociales et politiques posées par le projet. Dans une certaine mesure, on rejoint ici les faiseurs de projet : ce qui fait pour Defoe le projet honnête, c’est d’abord et avant tout son succès. Un de ses premiers exemples est très révélateur à cet égard, celui du chercheur de trésor William Phips, qui dans les années 1680 réunit des fonds pour retrouver plusieurs centaines de milliers de livres d’argent qui ont sombré dans le naufrage d’un navire espagnol. Comme le remarque Defoe, les chances de réussite étaient bien maigres : s’il avait échoué, Phips et son projet n’était plus que Don Quichotte face aux moulins à vents ; mais, contre toute attente, il trouve le trésor et en verse l’essentiel à ceux qui ont financé son entreprise. C’est le succès qui fait d’une mauvaise affaire un bon projet. Poussée à l’extrême, cette logique fait du projet la forme idéale pour organiser l’action dans un monde où les questions politiques (quel monde voulons-nous ?) sont sommées de céder la place à une prétendue naturalité du marché (le monde qui advient est celui qui marche.) On peut alors voir dans la multiplication contemporaine des projets la signature inquiétante d’un monde où il est devenu difficile de se projeter dans l’avenir autrement que sous la forme de la pure opportunité saisie au vol, quand on a la chance de pouvoir la saisir.

Post-scriptum

Frédéric Graber est chercheur au CNRS en histoire des sciences, auteur de Paris a besoin d’eau : Projet, dispute et délibération technique dans la France napoléonienne, Paris, Éditions du CNRS, 2009.

Notes

[1Voir, entre autres, les articles « projet » dans le Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Coignard, 1694, p. 584, ou dans l’Encyclopédie, Neufchâtel, Faulche et Cie, 1765, Tome XIII, p. 441. Voir aussi Georg Heinrich Zincke, « Vorrede worinnen von Projecten und Projecten-Machern gehandelt wird », in Peter Krezschmer, Oeconomische Vorschläge, Halle & Leibzig, 1744, pp. 5-48.

[2Daniel Defoe, An Essay Upon Projects, 1697, chapitre ii « Of Projectors », consulté le 28 juillet 2010 sur http://ebooks.adelaide.edu.au/d/def..., traduction de l’auteur.

[3À propos de cette dimension de l’échec au cœur du projet et pour une pérennisation de la figure du faiseur de projet au-delà du XVIIIe siècle, voir Markus Krajewski (ed.), Projektemacher — Zur Produktion von Wissen in der Vorform des Scheiterns, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2004.

[4J’emprunte l’expression à une lettre du ministre des Travaux Publics (Nicolas Martin du Nord) au Garde des sceaux, le 2 décembre 1837 (Archives Nationales F14 — 8900), dans laquelle le ministre explique pourquoi un dénommé Duboys de Lavignerie ne peut prétendre avoir des droits sur un projet de chemin de fer en discussion : son « projet » n’est pas constitué dans les formes requises et ne constitue donc pas un projet ; selon le ministre, ce soi-disant projet n’est « rien ».

[5Hélène Vérin, « Un document technographique, le devis », in Techniques et cultures, 1987, n°9, pp. 141-167.

[6Pour un exemple plus détaillé, dans les ponts et chaussées au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, voir Frédéric Graber, Paris a besoin d’eau — projet, dispute et délibération technique dans la France napoléonienne, Paris, cnrs éditions, 2009.

[7Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 142.

[8Émilie Hache, « La responsabilité, une technique de gouvernementalité néolibérale ? », in Raisons Politiques, n°28, novembre 2007, pp. 49-65.

[9Comme le remarque Denis Segrestin (Les chantiers du manager, Armand Colin, 2004), le management par projet n’est qu’une nouvelle manière de gérer la tension classique entre inventer et produire. Le contrôle ne disparaît pas, il est simplement redéfini, relocalisé.