Le capitalisme comme vol du temps

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Comment avoir encore envie de se projeter dans l’avenir quand le projet est devenu la technique managériale dominante pour gouverner travailleurs et penseurs ? Grâce aux projets, le capitalisme légalise aujourd’hui le vol des temps de l’émancipation avec la même logique qu’il pénalisait hier les vols de bois. Jusqu’à réduire nos rêves à ceux doux-amers du héros de La Jetée, passant avec cette inconnue du passé quelques heures de bonheur « sans souvenirs et sans projets ». Sauf que les savants totalitaires de Chris Marker, manipulant tous les temps, sont plutôt ici des managers encravatés.

Le capitalisme, ce système d’accumulation et de production sans précédent de nouvelles richesses qui caractérise nos économies contemporaines, a toujours été politiquement biface. D’un côté, c’est une formidable machine d’émancipation qui dissout les anciennes structures féodales, paysannes, religieuses, nationales, révolutionne les places et les statuts, libère des appartenances figées, ouvre à d’inédits destins individuels (ascension sociale fulgurante) et collectifs (démocraties modernes). D’un autre côté, c’est une tout aussi formidable machine d’oppressions inédites, reproduisant de nouvelles structures de classe, s’emparant de tous les projets d’émancipation individuelle et collective pour les retourner contre eux-mêmes, libérant les individus et les peuples des anciennes communautés closes pour les réduire au rang de marchandises exploitables à merci ou de consommateurs sans autre horizon que de consommer toujours plus.

Par contrecoup, ces dits projets d’émancipation apparaissent tout aussi ambigus et peut-être tissés de la même ambiguïté car se nourrissant du même rapport biface à l’émancipation. Lénine le notait déjà avec une froide lucidité cynique dans une lettre à Myasnikov d’août 1921 : « Regardons de plus près la liberté de la presse. Pour quoi faire ? Pour quelle classe ? » Et de poursuivre : « partout où il y a des capitalistes, la liberté de la presse signifie la liberté d’acheter des journaux, d’acheter des écrivains, de corrompre, d’acheter et de fausser l’“opinion publique” au profit de la bourgeoisie. » Ce n’est pas faux, mais c’est là ouvrir la porte à de nouvelles oppressions en perdant le sens inaliénable de la liberté. Car on peut généraliser ce renversement à la totalité des libertés publiques : partout où il y a des capitalistes, la liberté d’entreprendre, c’est la liberté d’exploiter son prochain ; la liberté de circuler, c’est la liberté de trahir sa communauté et de se vendre au plus offrant ; la liberté de culte, c’est la liberté de préserver les vieilles chaînes religieuses au cœur du capitalisme ; la liberté de la femme, c’est la liberté de la prostitution. On a trop vu d’apôtres de l’émancipation condamner ceux qu’ils prétendaient émanciper au nom de leur mauvais vouloir à les suivre — Kant en constituant sans doute la figure la plus exemplaire. Celui-ci définit en effet les Lumières comme « la sortie de l’homme de son état de minorité », à entendre comme l’émancipation de toutes les tutelles qui prétendent penser à sa place. Mais pour ajouter dans le même mouvement : « état dont il est lui-même responsable par sa paresse et sa lâcheté ». Affirmer d’un même geste le désir d’émancipation et le mépris que l’on porte aux non-émancipés, il faut quand même le faire. C’est le fondement même de tout discours patronal en régime capitaliste : on ne pense qu’à eux, on leur donne du travail et les conditions de s’élever socialement, et ils ne veulent pas.

Il est donc triplement absurde d’opposer frontalement tenants du capitalisme et tenants de l’émancipation humaine. D’abord, parce qu’historiquement Kant n’est pas une figure unique : la quasi-totalité des premiers penseurs de l’émancipation sont les premiers penseurs du capitalisme. En termes marxistes, le concept d’émancipation est encore un concept bourgeois.

Ensuite, parce que projets industriels ou financiers et projets d’émancipation connaissent les mêmes sortilèges tant ceux-ci semblent voués à se retourner un jour ou l’autre en crispations réactionnaires avec la même constance que le capitalisme reproduit la misère sur ses marges ou en son propre sein. Ce qui tient sans doute à l’ambiguïté de la racine commune du capitalisme et de l’idée d’émancipation, à savoir la notion de projet. Car d’un côté, parvenir à élaborer des projets c’est le propre de notre humanité : vivre en être humain, c’est se projeter sans cesse, s’ouvrir au temps de l’agir, du faire, ou de l’accueil du nouveau en lui donnant un horizon de sens. Nul ne songerait à l’idée même de liberté si n’était inscrite dans notre nature la possibilité de se projeter dans l’avenir. Mais de l’autre, c’est aussi bien le propre de notre inhumanité, tout projet étant appelé à perdre progressivement son sens dans le temps indéfini de sa réalisation et à tout tourner en misère, finissant par réduire tout élan en contrainte, tout rêve en rengaine, tout possible oxygénant en nécessité affreuse.

Enfin, il est probable que capitalisme et émancipation collective comme individuelle soient dans des rapports de présupposition réciproque, condamnés à avancer main dans la main jusqu’à la ruine ou à la transformation radicale de nos sociétés : pas de capitalisme sans une certaine émancipation préalable, notamment l’émancipation du travail spécifiquement humain, c’est-à-dire du travail en tant que projet (ce qui distingue, pour reprendre les mots de Marx, le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte) ; et pas de projet d’émancipation crédible sans la puissance préalable du capitalisme de bouleverser les anciennes hiérarchies féodales. Il va en effet de soi que le capitalisme a besoin d’un certain degré d’émancipation pour se développer : pas de capitalisme sans un certain nombre d’individus actifs, autonomes, doués d’initiative, capables de s’arracher à toutes les tutelles traditionnelles pour inventer du nouveau. Comme il va de soi qu’aucun projet d’émancipation sérieux ne peut être tout à fait clair avec « le » capitalisme, la liberté d’entreprendre en constituant sans doute à jamais le cœur concret mais éternellement ambivalent.

En revanche, quand on tient encore aux projets d’émancipation, il est peut-être davantage intéressant de s’interroger plus finement sur la manière dont le capitalisme parvient à les détruire de l’intérieur, si l’on peut dire, c’est-à-dire à les dépouiller de leur substance tout en prétendant les réaliser.

À cet égard, risquons une hypothèse et une analogie. L’hypothèse serait que si le capitalisme naît en partie de l’émergence des projets d’émancipation des Lumières dans leur triple dimension religieuse (émancipation des autorités théologiques), technique (émancipation de la nature) et juridique (émancipation du travailleur du servage et des corporations), il les dépouille dans le même temps de la temporalité feuilletée et complexe qui leur est constitutive. Car vouloir s’émanciper exige toujours de se projeter dans plusieurs temps distincts : le temps de la libération rêvée (l’utopie), le temps de la libération effective (la réalisation institutionnelle du projet), mais aussi le temps de la libération immédiate (une émancipation qui ne commence pas à se réaliser d’emblée n’est qu’un salut de plus). Or le capitalisme semble désarticuler et appauvrir considérablement ces temporalités fragiles. Il opérerait un vol dévastateur des temps lentement articulés de l’émancipation.

À cet égard, on pourrait proposer ce que les logiciens appellent une « analogie inverse », c’est-à-dire une analogie (a/b=c/d) dont les termes c et d sont inversés : les formes récentes de « management par projet » qui, nées dans l’entreprise, ont colonisé peu à peu les secteurs de la fonction publique, de l’éducation et de la recherche, seraient analogues mutatis mutandis à la loi relative aux vols de bois que Marx avait naguère vertement critiquée.

Explicitons. En octobre et novembre 1842, donc dans sa période pré-marxiste si l’on peut dire, celui-ci fait paraître dans la Rheinische Zeitung, journal libéral radical, une série d’articles dénonçant les débats de la sixième Diète rhénane sur la loi relative aux vols de bois. Il s’insurge en particulier contre la confusion nouvelle qu’introduit cette loi entre ramassage de bois mort et vol effectif de bois (enlèvement de bois coupé et abattage de bois vert). C’est une régression par rapport au code pénal rhénan du xvie siècle qui laissait l’usufruit du bois mort aux pauvres (droit coutumier de glanage) ; de la même manière, le management par projet peut être vu comme une parfaite régression par rapport à la conquête du salaire horaire, visant à réintroduire le salaire à la pièce — le temps du projet débordant sans cesse à l’intérieur (les temps de pause et de ce qu’on pourrait appeler le droit de glandage) et à l’extérieur des durées légales de travail (loisir comme temps de l’émancipation en propre). Mais surtout c’est une véritable mystification. Marx remarque en effet ceci : à l’aune de cette nouvelle loi, « le bois possède cette propriété étrange : à peine volé, il procure à son propriétaire des qualités publiques qu’il ne possédait pas antérieurement. » Autrement dit, le bois mort qui ne lui servait jusque-là à rien peut, dès que volé, devenir pour son propriétaire source de profits publics (dommages versés par le voleur). Or, c’est là le cœur de notre analogie inverse. Car les temps propres du travailleur (ceux du rêve, de la créativité privée, des projets personnels ou collectifs) qui jusque-là ne servaient à rien à son employeur deviennent, à peine le projet formulé, une partie de son bien propre dont il est en droit d’exiger bénéfices. Autrement dit, comme du glaneur de bois mort la loi sur les vols de bois faisait un voleur soumis à rétribution, les formes actuelles de management par projet font des managers de fieffés voleurs de temps, source de nouveaux profits. Mais cette fois sous forme légale. Il y a bien inversion, les voleurs ne sont plus les mêmes. Mais ce sont toujours les mêmes qui paient.

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Essayons alors de décrire plus précisément ces différents vols de temps opérés par les multiples règlements et législations d’inspiration capitaliste imposant à chacun de travailler par projet. Il ne s’agit pas nécessairement d’une « invention » inédite, la culture du projet nous semblant réaliser les racines mêmes du capitalisme, celles-là mêmes que Marx voyait dans l’homme comme animal travailleur, car travailler c’est se projeter. Il ne s’agit pas non plus d’une opposition entre projet individuel et projet collectif, puisque le capitalisme vole en un sens les deux : plus de projet collectif général et illimité, mais plus de projet véritablement personnel non plus. Il s’agit plutôt de comprendre le vol brutal et désarticulant de ces trois temporalités que nous venons d’esquisser : l’utopie (ou plus exactement ici l’uchronie), l’immédiat et le temps long de l’histoire.

1. Utopie. On ne peut pas s’émanciper sans utopie. Car l’aliénation suppose l’impuissance à rationaliser complètement les conditions de sa libération. Il faut du rêve, il faut l’attente arrêtée d’un autre état, il faut le refus de toute médiation pour trouver les forces d’avancer dans un réel qui nous les retire : « tout, tout de suite » comme on disait en Mai 68 pour justement aller un pas plus loin. Les grandes utopies émancipatrices (celles du jeune Marx, de Fourier, des ouvriers écrivains qu’a magnifiquement rappelés Rancière) ont l’uchronie du rêve : elles fantasment des sociétés dépourvues de temps où l’éveil des sens et de l’esprit se nourrit de la tristesse et de la bêtise du présent. Projections pures qui, entre cette joie éternelle et cette tristesse actuelle, laissent un peu de place à l’action et à la vie. Le problème du capitalisme n’est pas qu’il tue l’utopie au nom du réalisme, il en produit bien plutôt à foison (utopies sans nombre d’entreprises et de sociétés réconciliées avec elles-mêmes sans violence et sans lutte de classe) ; mais qu’il délie joie et tristesse. L’utopie émancipatrice a la tristesse des joies qui ne sont que rêvées : c’est un rêve de bonheur à venir contre son malheur présent. Les utopies capitalistes dénient au contraire toute tristesse dans la joie, lui ôtent son côté âpre, conquérant, rudement conquis. En elles (entreprise heureuse, vacances, club med, consommation perpétuelle), la joie n’est plus une puissance d’arrachement mais de déni : plus question d’être aliéné, impuissant, faible, on est soumis à la joie du groupe au travail comme au repos. En elles, nos rêves d’éternité ne sont plus des élans mais des narcotiques. Et la raison en est simple : le capitalisme réalise les utopies, il les fait exister dans le temps (entreprises modèles, villages de vacances modèles) alors que ce qui est si beau dans les utopies émancipatrices est qu’elles ne peuvent pas exister et ne cherchent surtout pas à exister. Elles disent une aspiration non une jouissance.

2. L’immédiat. Exactement de la même manière qu’il nous vole nos rêves utopiques d’éternité, reconstruits vaille que vaille sur les ruines des religions qu’il a lui-même détruites, le capitalisme nous vole notre rapport à l’immédiat. Et là encore, par profusion d’immédiatetés. Car la force émancipatrice de l’immédiat est de bouleverser d’un coup l’ordre et les hiérarchies : d’un coup devenir l’égal de tous, d’un coup ne plus avoir de comptes à rendre à quiconque, sinon à soi-même et à tous, sans médiation et sans médiateur. C’est donc un temps rare, car seulement conquis ensemble et partagé ensemble, chèrement conquis, mais irremplaçable. L’exact verso de l’utopie : on rêve d’un monde où tout est émancipé et on s’émancipe soudain au présent, sans souci de l’avenir et du temps, suivant un même processus. À l’opposé, les immédiatetés capitalistes sont des immédiatetés séparées, quotidiennes, et coupées de toute utopie : non plus leur verso, temps complémentaire d’une même émancipation, mais leur contraire. Immédiateté de la consommation, immédiateté de la production qui est directement consommation (de matières premières, de machines, de la terre tout entière), immédiateté du succès. À chaque fois, il n’y a plus de place pour le rêve et le dépassement, puisque cela arrive sans cesse : l’utopie s’est soudée sans reste à la jouissance immédiate au lieu d’ouvrir un espace de renvois et de relances.

3. L’horizon de l’histoire. Enfin, le capitalisme tue toute histoire de l’émancipation. Cela est plus connu. Il se veut post-histoire, sans passé, sans avenir, fait de mémoires courtes et de projections restreintes, pur devenir dépourvu de sens, produisant pour produire, consommant pour consommer. Mais là encore, c’est un vol, car les mémoires courtes et les projections sans horizon de sens sont d’abord le propre des vies émancipées, ou plus exactement s’émancipant, s’arrachant aussi bien aux chaînes du passé qu’au poids de l’avenir. Autrement dit, le capitalisme ne se contente pas de rejeter l’histoire, il vole dans l’histoire la plus vivante ce qui est sans cesse en lutte contre elle-même pour revenir au présent et se faire sociologie. Et là encore c’est un vol qui désarticule ce temps des temps de l’utopie et de l’immédiat. La vie sans origine et sans horizon en régime capitaliste ne peut plus se connecter à l’éternité et à l’immédiat. C’est une vie faite de petits projets, de petits succès et de petites jouissances. Sans histoire et sans arrachement historique à l’histoire. Une misère.

Comment alors s’en sortir ? Il y a toujours l’éternelle position gauchiste ou heideggérienne : « une seule solution, la révolution » ou bien « seul un Dieu peut nous sauver ». L’éternel appel à la transcendance. On lui préfèrera peut-être le constat plus lucide que le capitalisme est le cauchemar inéliminable de tous les projets d’émancipation, leur vampire et leur écueil constant. Et donc une position plus rusée qui veut que pour s’émanciper en régime capitaliste, il faut apprendre à s’émanciper de ses projets mêmes d’émancipation : rêver d’utopies dont l’échec même fasse partie du rêve, d’immédiatetés moroses qui se soutiennent moins de ce qu’elles consomment ou réussissent que de ce qu’elles refusent hic et nunc, et d’histoires circulaires qui offrent moins un nouvel horizon qu’un nouveau désir de s’enfuir dans l’utopie et dans l’immédiat.

Ce n’est sans doute pas là une féérie. Mais peut-être que toute féérie émancipatrice est vouée au capitalisme ou à sa caricature totalitaire. C’est-à-dire est vouée au mieux au capitalisme. Ce dont nul ne saurait honnêtement se satisfaire.