Time is money

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L’impuissance à se projeter dans l’avenir serait la seule faute du capitalisme financier : difficile de le nier, tant ce dernier est allé loin dans le massacre de l’avenir et du passé au nom des rendements présents. Mais il est peut-être un peu court de s’en satisfaire. Car accuser les entreprises de court-termisme est bien l’ultime défense de la droite politique dès qu’elle se trouve en difficulté. Contre le populisme de l’horreur économique, il n’y a peut-être que l’économie, sérieuse et multiple, pour préserver nos temps d’émancipation.

Le temps, c’est de l’argent. Si la formule de Benjamin Franklin est souvent prise pour un mot d’ordre du capitalisme, la question de l’horizon temporel en économie est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît : la recherche d’efficience, qui implique de minimiser le temps dévolu à une activité, est certes une des conditions de la rentabilité économique mais pas la seule. L’échelle temporelle des activités économiques apparaît déjà pour l’économie politique du xixe siècle comme un enjeu : Ricardo doute de la pérennité de la croissance à long terme et Marx considère — après 1848 — que l’accumulation effrénée de capital et la course fébrile au profit ne pourront à terme que révéler les contradictions du capitalisme et produire son effondrement. L’un comme l’autre semble s’être trompés : la croissance autoentretenue depuis plus de deux siècles a fait mentir Ricardo et la frénétique accumulation de capital triompher le modèle économique capitaliste contre toutes les tentatives alternatives. Or, la crise déclenchée en 2008 a fait entendre la dénonciation d’un court-termisme dévastateur : la recherche de rentabilité exclusivement à court terme serait au cœur des dérives du capitalisme contemporain.

Enron, modèle du court-termisme

La prépondérance d’un horizon temporel court a pris de multiples formes depuis au moins une décennie. Elle est apparue d’abord dans la gouvernance des firmes : la faillite d’Enron en 2001 aux États-Unis a été l’occasion de découvrir les effets délétères d’une gestion court-termiste. Nombre d’ouvrages parus dans la foulée de cette faillite scandaleuse dénonçaient tous ou presque l’aveuglement consistant à rejeter la responsabilité de la faillite d’Enron sur ses seuls dirigeants. Loin de remettre en cause leur implication réelle (qui a conduit à leur condamnation par les tribunaux américains), il s’agissait plutôt d’interpréter ce scandale comme l’archétype des dangers d’un management fondé exclusivement sur la rentabilité de court voire de très court terme : quête à tout prix de résultats trimestriels en hausse, gestion du personnel fondée sur l’élimination de ceux qui ne parviennent pas à suivre ces directives, utilisation de sociétés ad hoc (au doux nom de « raptor ») pour délester le bilan de la firme de ses dettes et application « ingénieuse » d’une comptabilité à la valeur de marché permettant de valoriser en toute occasion les éléments de l’actif. La direction financière d’Andrew Fastow a été marquée par une inventivité phénoménale en matière de jeu avec la légalité comptable et a évidemment dépassé les bornes légales en autorisant la coupure temporaire de centrales électrique à seule fin de faire augmenter le prix et les résultats de l’entreprise ! Si le cas Enron est exceptionnel par l’étendue des malversations qui ont été commises, il n’en reste pas moins la matrice d’une gouvernance qui a ouvert la voie aux scandales de Tyco, Worldcom et autres Parmalat les années suivantes. La cause en est, de toute évidence, dans la concurrence que se livrent les grandes firmes pour attirer des investisseurs sur un marché des capitaux mondialisé : chacune est de facto en concurrence avec toutes les firmes cotées de la planète et « doit » donc servir des dividendes et offrir des perspectives de valorisation boursière plus importantes que les autres pour garder ses actionnaires. Du coup, c’est en proposant une rémunération plus rapide que les autres que le vers du court-termisme a conquis la gouvernance des firmes en l’orientant vers une rentabilité financière désormais conçue comme l’objectif premier.Le court-termisme se loge ainsi au cœur des marchés financiers : la bulle sur les valeurs technologiques de la fin des années 1990 — comme toutes les bulles qui ont suivi — en témoigne : avant même le premier dollar de bénéfice, les cours des actions de certaines sociétés avaient déjà quadruplé (et même, dans quelques cas, décuplé) tant la recherche de rentabilité à court terme était devenue le but ultime. L’éclatement de la bulle des subprimes en 2007 a mis au jour l’aveuglement des banques et des investisseurs obnubilés par la recherche d’une rentabilité élevée et rapide. Vu d’aujourd’hui, on peut penser que c’est moins l’importance des risques pris qui a conduit à l’effondrement que la conjugaison d’une masse d’investisseurs absolument ignorants des risques encourus et d’une foi incompréhensible en l’orientation nécessairement haussière du marché de l’immobilier : comment a-t-on pu croire un instant que les prix de l’immobilier allaient forcément augmenter continûment alors que les séries longues sur ce marché mettent en évidence de belles sinusoïdes ? Plus généralement, la liberté et la rapidité de circulation des capitaux depuis la globalisation financière ont produit des fluctuations de grande ampleur nourries par une recherche effervescente du moindre profit à très court terme. C’est bien ce que veulent endiguer les propositions de taxation des transactions financières.

d’un aveugle l’autre

Doit-on alors faire porter la faute d’un tel aveuglement à la seule gestion privée et financière ? Oui, si on la voit comme la matrice de toute la pensée politique d’aujourd’hui (dévoration de l’idée de gouvernement par celle de gouvernance financière). Mais non, si on croit encore en la responsabilité politique. Car le court-termisme a entre temps déjà gagné la gestion publique et par son propre fait. Les politiques de rigueur annoncées à partir de la fin 2009 en Europe au nom de la réduction des déficits et dettes publics surprennent ainsi par le rythme qu’elles imposent : contraction des dépenses à court terme pour un retour aux normes du Pacte de stabilité en deux, trois ou quatre ans seulement.La dénonciation du court-termisme économique est-elle alors si légitime ? Après tout, le capitalisme financier contemporain est-il si original dans sa courte vue au regard de la première mondialisation financière au début du xxe siècle ou les Années folles ? Et si les Trente Glorieuses ont été marquées par une projection dans le long terme — manifestée par la construction d’États-providence, la planification à la française ou les investissements structurels dans les transports et la santé — c’est peut-être parce que la foi dans une croissance durable était bien ancrée alors que le court-termisme est aujourd’hui le propre d’une économie où les fluctuations sont redevenues omniprésentes. Plus encore, malgré les atermoiements et l’incapacité des États à s’entendre pour se donner des objectifs chiffrés et contraignants de réduction de la pollution, la prise de conscience écologique a bien eu lieu : elle réintroduit dans une économie orientée vers le lendemain un temps long qui s’impose à nouveau dans l’agenda (même si à en croire les prospectives climatologiques il n’est pas non plus très long).En bref, il n’est pas sûr que le court-termisme constitue une nouvelle idéologie qui, comme toute idéologie, s’avèrerait à la fois totalitaire et aveugle : nos aveugles ne le sont peut-être pas autant qu’on le laisse parfois entendre, ouvrant ainsi la voie au rappel nécessaire et vital des temps multiples de l’économie et de la pensée économique.

les temps de l’économie

En quoi la diversité des temps de l’économie serait-elle alors à rappeler ? D’une part, parce que le passé est, en économie aussi, un réservoir de résistance. Après tout, les mesures de relance engagées en 2008 pour lutter contre la crise ont été décidées au nom des leçons de l’histoire : ne pas reproduire les politiques de déflation et de protectionnisme qui ont fait de la crise de 1929 une dépression de dix ans et le lit des régimes fasciste et nazi. Du même coup, cela légitime d’avance l’idée, au nom des expériences passées, que l’on puisse s’inquiéter de la myopie actuelle : la première mondialisation s’est échouée en première guerre mondiale, la récurrence quasi-décennale des crises au xixe siècle a motivé la régulation et la hiérarchisation bancaire, même aux États-Unis, dans la première moitié du xxe siècle et la crise des années 1930 a rendu possible le cloisonnement des activités spéculatives des banques et la protection des déposants… jusqu’à ce qu’on les oublie dans les vingt dernières années du siècle. Le passé peut, de plus, être une source d’imagination : les Sublimes du xixe, ces salariés qui imposaient leurs conditions aux employeurs par la maîtrise de savoir-faire originaux, nous font rêver d’un rapport salarial tout autre que celui qui s’impose aujourd’hui ; les caisses de secours mutualistes inventées par les ouvriers de la première industrialisation inspirent les initiatives locales d’entraide et de mutualisation des risques, la pratique du Saint Lundi, absentéisme récurrent dans les usines du xixe nous inspire des désirs de paresse assumée et de ralentissement volontaire du rythme de production.D’autre part, parce que la récente crise a pu, au moins un temps, apparaître comme un événement inédit qui rouvrait les espaces du possible. Dans les semaines qui ont suivi la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, le système financier mondial a été sur le point de s’effondrer complètement : l’idée d’un risque systémique qui n’était jusque-là qu’un concept alarmiste d’économistes hétérodoxes a été légitimée, ce qui a redonné voix aux investigations sur la fragilité d’un système financier libéralisé. En outre, les vertus du marché spontané tant vantées depuis trente ans ont pris un sérieux coup avec cette crise au point que soient exhumées les analyses keynésiennes vouées jusque là au silence pour faire entendre une interprétation différente des décennies de libéralisation qui ont produit cette crise ; la fonction régulatrice de l’État a été redorée et la nécessité d’une réflexion avec recul sur les dix dernières crises à nouveau affirmée. Pour autant, cette ouverture n’a été que temporaire, on pourrait dire ironiquement qu’elle n’a été que de très court terme, puisque depuis 2010 le vent semble avoir de nouveau tourné au « business as usual ». Il reste que la brèche a existé et que pour tous ceux qui ne se satisfont pas du présent, elle n’est pas refermée.Parce qu’enfin, le temps long est celui du projet, de l’innovation et des mutations du système économique. Mais l’idée de projet est mal en point aujourd’hui économiquement, du moins à gauche (car le projet de société libérale a au contraire porté la révolution conservatrice des années 1980). Quel projet défendre dès lors que la croissance à court terme focalise toute l’attention ? Le programme économique semble aux oubliettes : la défense de la mondialisation, la prise en compte de la concurrence, la lutte contre une inflation trop forte, la réduction de la dette publique et la limitation des déficits ont tout l’air de faire consensus et se posent comme des conditions sine qua non de sérieux. En d’autres termes, les marges de manœuvre semblent si minces que l’idée même de programme économique soit se réduit à une liste de réformes sectorielles, soit paraît désuète.Pourtant, le temps long demeure celui de l’innovation : les cycles économiques de Kondratiev revisités par Schumpeter sont sans doute plus difficiles à identifier qu’avant 1945 et leur existence fait débat, mais les grappes d’innovation sur lesquelles ils reposent sont toujours le graal de la croissance tant recherchée.C’est enfin à long terme que les structures du capitalisme révèlent leur variabilité : de marchand, puis industriel et ensuite financier, de libéral à monopoliste et à nouveau libéral, le capitalisme a montré différents visages depuis 300 ans, et cette pensée nourrit de manière ambivalente les désirs d’émancipation. D’un côté, la résilience désespérante du capitalisme fait douter de la possibilité d’envisager quelque utopie que ce soit dans le domaine économique, de l’autre, elle dit quand même que les rapports économiques n’échappent pas à l’histoire et que celle-ci n’est jamais écrite d’avance.Les tenants de la décroissance font ainsi figure de doux dingues aujourd’hui mais ouvrent la voie d’une ré-utopisation investie dans le long terme. Plus généralement, l’écologie politique repose la question de la place des activités économiques et de leur coût, créant les conditions d’une réappropriation des enjeux économiques par tous.Et puis, le recul historique permet surtout de réaffirmer l’intrication entre rapports économiques et formes de société : si Marx en a retenu que l’infrastructure détermine la superstructure, on a le droit de complexifier le lien de causalité. L’interdiction des coalitions et la suppression des anciennes lois sur les pauvres ont rendu possible l’émergence d’un marché du travail au début du xixe en Grande-Bretagne, le maintien d’un pacte intergénérationnel à long terme à travers un système de retraites par répartition ou le choix d’un investissement massif dans l’enseignement créent des conditions sociales qui détermineront l’avenir du système économique qui n’est jamais complètement déterminé.Il y a peut-être déjà assez d’armes à l’intérieur même de la pensée économique résistant à l’aveuglement court-termiste pour ne pas tout mettre sur le dos d’une « horreur économique ». D’autant que la myopie, la corruption et l’absence de larges vues de certains entrepreneurs et de certains économistes d’aujourd’hui sont parfois l’ultime argument populiste de dirigeants politiques tout aussi myopes et bien plus encore cyniques. Disons alors que si le temps sera toujours de l’argent en régime capitaliste, il y aura toujours plusieurs manières et donc plusieurs temps pour le dépenser et l’investir. Et quand tous ces temps se réduisent au seul temps de l’enrichissement immédiat des plus riches, c’est peut-être moins la faute de ces derniers (temporellement s’entend : étaient-ils meilleurs avant ?) que celle des politiques qui non contents de les protéger rêvent encore de les imiter.