Critique du progrès

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Il n’y a pas de progrès moral, ni de progrès politique. L’homme est un animal perfectible et l’humanité ne progresse pas. Refuser cette contradiction, c’est refuser d’ouvrir les yeux. Mais comment faire de la critique du progrès autre chose qu’un argument réactionnaire ? En suivant ici Edgar Quinet et Walter Benjamin pour prôner à leur suite un pessimisme actif autrement libérateur que l’optimisme progressiste béat qui ne fait que nous rendre sans voix face à la misère du présent. Car ce pessimisme-là suppose un autre rapport à l’histoire, rompant avec la nostalgie ou l’indifférence, pour y découvrir un réservoir de questions critiques ouvrant de nouvelles brèches vers l’avenir.

1. Le progrès, les lendemains qui chantent, les enfants qu’on réveille la nuit pour voir l’homme marcher sur la lune…

Le progrès ? L’ivresse d’un tout autre qui naîtrait avec la Révolution française. Celle-ci aurait été « pour le monde un phénomène qui semble tourner en dérision toute la sagesse historique », déclarait Woltmann en 1799 : « Jour après jour, de nouveaux phénomènes se sont développés à propos desquels on savait de moins en moins interroger l’histoire. » Kant était passé par là avec son affirmation qu’un futur ,qui n’aurait rien à voir avec le présent ou le passé, était à envisager et à attendre — faisant le pari que « de nouvelles expériences, analogues à celle de la Révolution française, s’accumuleraient à l’avenir et permettraient d’apprendre et d’assurer une progression continue vers le meilleur ». Avec Kant, l’avenir est porteur de progrès. L’espérance déborde l’expérience.

Le progrès ? L’ivresse de l’accélération qui naît avec la Révolution industrielle. Ludwig Büchner, naturaliste et frère de Georg, l’auteur de La mort de Danton, s’enthousiasmait en 1884 : « De nos jours le progrès d’un siècle équivaut à celui de millénaires dans les siècles précédents, (…) chaque jour ou presque apporte quelque chose de neuf. »

Le progrès ? Une nouvelle conviction. Les avancées techniques seront partagées et produiront aussi des avancées morales et politiques.

2. Une histoire qui toujours avance, des retours en arrière locaux et passagers, la marche en avant constante et générale…

On aurait pu croire que la disjonction des expériences et des attentes allait casser la ligne du temps. Mais non. Elle se remit très vite de ses émotions révolutionnaires et se contenta de réajuster sa ligne de mire : l’horizon terrestre, celui qui ne cessait de se déplacer et, comme un mirage bienfaisant, maintenait l’espérance en haleine.

Cet imaginaire d’une ligne du temps orientée vers le futur, quoiqu’il advienne, produit un optimisme réconfortant. Inutile d’évaluer les situations, le progrès s’occupe de vous. Les savants sauront bien trouver comment puiser dans le soleil l’énergie de l’après-pétrole. Inutile de s’alarmer trop vite. Inutile de trop s’agiter, car l’histoire se fait à notre insu et, quoiqu’on fasse, elle progresse vers le meilleur. Inutile d’interroger les résistances au progrès, elles ont cédé et elles cèderont. Évidemment, il faut alors accepter quelques forclusions, celles des échecs, des bifurcations intempestives, des régressions et même finalement des révolutions qui viennent sans crier gare déranger cette si belle flèche du désir d’un monde meilleur. L’histoire s’enchaîne de causes à effets, chaque événement annonce le suivant, et s’il faut y perdre et le présent de l’histoire et l’expérience passée pour vivre le meilleur, y aura t-il encore des courageux pour parler du pire ?

3. Pour en finir avec ce progrès, Quinet.

La critique du progrès n’est pas d’abord celle de la technique et des leurres qu’elle pourrait produire, mais celle de cette conception de l’histoire que l’on dit « téléologique ». Edgar Quinet ne supporte plus, en 1857, la floraison d’histoires de France qui se ressemblent toutes pour n’avoir pour visée que de présenter la ligne germinative du système parlementaire. « Les historiens, convaincus que le régime de l’omnipotence parlementaire était la consommation de l’histoire de France, ils ont expliqué les ères antérieures comme une préparation de cette ère nouvelle. Tout dans le passé leur a semblé graviter vers ce présent qu’ils jugeaient indéfectible. C’était le fil avec lequel ils traversaient le moyen âge et les temps modernes (…) Comme ils tenaient dans leurs mains le dénouement du drame, ils en expliquaient aisément le début et les péripéties. (…) [C]e qui a précédé est cause de ce qui a suivi, donc en France , c’est le pouvoir absolu qui engendre la liberté ! » (Philosophie de l’histoire de France). Edgar Quinet ironise sur ce pseudo régime parlementaire du temps de l’Empire qui fabrique, non pas des républicains sur le modèle des révolutionnaires français, mais des hommes modérés qui peuvent s’accommoder de n’importe quelle situation historique tant ils sont convaincus que le meilleur est déjà là. Après tant de guerres, d’affrontements, « chacun fit le dénombrement de ses conquêtes tant morales que politiques, et les vainqueurs et les vaincus vantèrent également leur butin. On jugea du régime parlementaire de ce qu’il avait coûté et l’on conclut que ces biens ne pouvaient êtres ôtés qu’on avait payés si cher. » L’histoire de France devient désormais celle d’une réhabilitation généralisée de tout ce qui vient avant et après la Révolution française, puisque le progrès a mené les hommes de France là où ils sont. Pour Quinet, ce qui s’efface du même coup, c’est l’ensemble des efforts accomplis pour faire advenir la liberté. L’événement révolutionnaire lui-même pourrait devenir une sorte de péripétie, ses échecs comme ses réussites nivelés. Les pans de l’histoire les plus contraires à la liberté pourraient être réhabilités.

Un paradoxe est là ; le progrès permet de légitimer l’existant, du présent comme du passé, et même de considérer que ce présent constitue une fin en soi, une sorte de « fin de l’histoire ». C’est bien ce qui exaspère Edgar Quinet.

Cette manière de considérer certaines institutions comme le conseil d’État, ou le conseil constitutionnel, comme points d’aboutissement inégalés et inégalables de l’idéal démocratique habitait il y a peu les démonstrations de Marcel Gauchet dans La Révolution des pouvoirs — la souveraineté, le peuple et la représentation — 1789-1799 (Gallimard, 1995). La fin de l’histoire comme nécessité du progrès même a été au cœur de la litanie des années 1990. La dépréciation de la rupture révolutionnaire s’est constituée au même moment. L’événement héroïque était devenu une espèce de « dérapage » dans le lent mouvement du progrès qui serait advenu avec ou sans cette terrible Révolution française. En sommes-nous vraiment sortis ?

4. Pour en finir avec ce progrès, le pessimisme actif, Walter Benjamin.

Lorsque Walter Benjamin s’insurge à son tour véhémentement contre une histoire qui adhère à cette notion de « progrès indéfectible », il bataille avec les communistes allemands et leur conception du matérialisme historique. Il bataille avec l’optimisme de ses interlocuteurs à un moment où le pire est en train de se réaliser sous leurs yeux, mais où ils persistent à croire que les progrès techniques, y compris soviétiques, vont conduire à l’émancipation. Il bataille avec ceux qui continuent à s’accrocher à cette flèche du futur et refusent de comprendre que la seule issue est alors d’interrompre le temps. « Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire le frein d’urgence. » Il s’agit alors de restituer une histoire faite de lacis complexes, de détours, de régressions, de bifurcations et d’avancées, contre l’imaginaire d’un ruban qui se déroule sans heurt. La violence révolutionnaire est la violence de l’entrave produite par la résistance à l’évidence partagée. Tel est le frein d’urgence, un frein d’action certes, mais surtout « un souvenir qui vous sauve », un rapport à l’histoire qui s’entrouvre dans le battement du présent désespéré. En effet, « si seul le présent est le temps du politique, tout événement du passé peut y acquérir ou y retrouver un plus haut degré d’actualité que celui qu’il avait au moment où il a eu lieu ». Ce rapport au présent ne fige aucun savoir, car même le passé décrit s’expose dans l’incertitude, l’inquiétude, le pari risqué comme le présent qu’il éclaire pour tenter d’éviter la défaite.

S’il s’agit alors de reprendre l’histoire à bras le corps, et en particulier celle des vaincus, c’est bien pour « organiser ce pessimisme », pour faire face au « mauvais poème de printemps de la social-démocratie » et aux illusions communistes.

5. Pour en finir avec le progrès, la jungle de l’autrefois révolutionnaire

Le passé, loin d’être ordonné par le présent redevient « une jungle » où il faut frayer un chemin à la pensée et au pari de sauvetage. La Révolution française fait alors partie de cette jungle de l’autrefois des années 1930 et se retrouve d’une manière à la fois centrale et fugace dans cette remise en question du progrès. Contre la conception marxiste d’une Révolution française figure de l’illusion pour avoir été faite en habits de Romains, Benjamin valorise chez les Révolutionnaires français une capacité à réagencer le temps en vue de l’émancipation.

La thèse XIV des Thèses sur le concept d’histoire est celle où il troque cette supposée illusion pour un flair de l’actuel. « L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais qui forme celui plein de temps actuels. Ainsi pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé de temps actuel surgi du continu de l’histoire. La Révolution française s’entendait comme une Rome recommencée. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. C’est en parcourant la jungle de l’autrefois que la mode a flairé l’actuel. Elle est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s’effectuer que dans l’arène où commande la classe dirigeante. Effectué en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution telle que l’a conçue Marx. » Les historiens travaillent dans l’arène, mais l’histoire révolutionnaire effective n’est autre que ce saut dialectique. C’est pourquoi la Révolution n’est ni continuum du temps, ni table rase, mais bien réagencement des temps. Le travail de l’historien de la Révolution française doit alors saisir comment il s’effectue. À ce titre, Walter Benjamin se fait historien de la Révolution française en montrant que le calendrier révolutionnaire n’est pas une nouvelle institution du pouvoir, mais signe de cette capacité de réagencement. Thèse XV : « La conscience de faire éclater le continu de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires au moment de leur action. La grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. Les calendriers ne comptent pas le temps comme des horloges. (…) Les jours de fêtes sont des jours de remémoration. Les calendriers sont les monuments d’une conscience de l’histoire. »

6. La critique du « no future »

Avec Quinet, sortir de la téléologie suppose à la fois de réinvestir un rapport critique à l’histoire et un rapport critique et politique au futur. Le parlementarisme n’étant pas la République, il faut en faire la critique pour faire advenir la République, se donner, en conséquence, des lumières nouvelles. Avec Walter Benjamin et son pessimisme actif, il y a lieu certes de revisiter l’histoire comme on peut revisiter une Révolution française environnée de dangers, effectuée par des acteurs inquiets, voire mélancoliques, conscients du danger de la contre-révolution qui rôde. Mais c’est bien pour ouvrir d’autres possibles pour un futur qui n’est pas écrit d’avance. Alors la puissance des événements pourra à nouveau être celle d’interruptions successives qui font non pas « déraper », mais bifurquer la Révolution en interrompant la contre-révolution : le 14 juillet 1789 interrompt l’entreprise de répression armée du mouvement révolutionnaire ; les 5 et 6 octobre interrompent l’entreprise de trahison par non-ratification des décrets d’août ; le 10 août 1792 interrompt la trahison de l’exécutif et l’iniquité d’une constitution censitaire… Il n’y a plus de fin de l’histoire mais des séquences historiques qui s’ouvrent et se referment et où ce qu’on nomme événement crée une véritable rupture avec la séquence précédente et relance les dés sans certitude. Ainsi se crée pour chaque acteur le sentiment du saut du tigre et du contretemps. C’est cette sensation qui permet à la fois de critiquer le progrès sans pour autant affirmer « no future ». Vouloir tirer la sonnette d’alarme, vouloir freiner la catastrophe, c’est bien investir le futur, et rien n’est plus loin du présentisme clos sur lui-même que cette entreprise de désillusion. Il n’y a là nulle résignation fataliste, ni sentiment du déclin, bien au contraire. C’est pourquoi Walter Benjamin critique en prenant appui sur Fourier une conception simpliste du travail libérateur et du productivisme. Il faut songer à l’avenir. « À l’idée corrompue du travail correspond (…) l’idée d’une nature qui est là gratis. (…) Un travail émancipateur, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître d’elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein. » Mais pour Benjamin il s’agit aussi de considérer le passé comme réservoir d’énergie vengeresse. Il rappelle que pour Karl Marx la « classe combattante est la classe opprimée (…). [D]ernière classe asservie, cette classe vengeresse, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération. » Il ajoute alors que « la haine et l’esprit de sacrifice nécessaires à cette libération se nourrissent de l’image des ancêtres asservis, non de l’idéal d’une descendance affranchie. » C’est en puisant dans le passé sans illusion qu’il est possible de faire naître l’énergie nécessaire à l’invention d’un monde tout autre, un monde émancipé mais non déterminé.