Vacarme 53 / Lignes

Occuper le terrain

par

En août dernier, une circulaire du ministère de l’intérieur conduit à expulser brutalement de nombreux Roms du territoire français. Le 11 septembre 2010, une journée de mobilisation « Les Roms et qui d’autre ? » rassemble à Montreuil, à la Maison de l’Arbre (Parole errante), de nombreuses personnalités à l’initiative de Cécile Canut, Cécile Kovacshazy et Thomas Lacoste. Il s’agit d’éclairer et de répondre à ce nouvel intolérable. Nous publions ici l’intervention de Tiphaine Samoyault. D’autres contributions sont disponibles sur le site Médiapart [1].

Que peut la parole dans une situation d’urgence extrême, contre une politique qui appelle des formes de résistances effectives sinon efficaces ? Dans quelle mesure peut-elle, sans prendre la place de l’action concrète, occuper le terrain ? La lettre de Flaubert à Sand du 12 juin 1867, qui a beaucoup circulé ces derniers temps, donne une indication. Face à un campement de « Bohémiens », écrit-il, « je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols ». Occuper le terrain, ici, c’est donner un sol. La langue est à la fois le lieu et le déplacement hors du lieu. Des menues pièces de monnaie au territoire que l’on donne ou à la terre d’accueil, il n’y a que le passage du pluriel à un singulier. Avoir besoin de quelques sous, c’est dire aussi l’absence de sol.

Flaubert poursuit en essayant de comprendre la nature de la haine qui s’exerce contre les êtres sans terre. « Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton. [2] » Le bohémien, le bédouin, l’hérétique, le philosophe, le solitaire, le poète : la liste ne fait pas entendre aujourd’hui la même évidence de l’équivalence entre les catégories qu’en 1867. Surtout, elle ne relie pas aussi nettement la Bohême à la fois fantastique et originaire (également objet de rêverie pour la destinataire de la lettre dans Consuelo) et la bohême artistique et littéraire. Le poète, l’écrivain, l’intellectuel, dont l’appartenance au spectacle est consommée sinon assumée, s’ils restent parfois des êtres du déclassement [3], ne font plus figure de bannis. Mais deux impératifs de l’engagement sont mis en évidence par Flaubert dans ce texte : le parti pris de la minorité et la faculté d’indignation. Ces deux impératifs, même s’ils sont parfois moqués ou mis en cause comme étant de vaines postures, restent à la base de la morale pratique de l’engagement.

Un troisième impératif, implicite, consiste à se tenir au lieu le plus exact possible de la langue. Occuper le terrain en donnant un sol du sel de la langue. La critique des discours de pouvoir se fait ainsi plus aiguë et l’exclusion apparaît plus violente encore. Le terme d’indésirable par exemple, mérite d’être déconstruit pour laisser entendre sa puissance de négation. L’adjectif, comme le nom qui en est issu (et qui n’apparaît qu’au xxe siècle) fait état d’une double privation. Dans désirer, en effet, le préfixe de- signale l’absence. Désirer, c’est, étymologiquement, cesser de contempler l’étoile. Constater l’absence de quelque chose ou de quelqu’un. Est désirable ce dont on peut constater l’absence. L’indésirable, qui ajoute le deuxième préfixe de la privation (in-) au premier, est donc celui dont on ne peut ou dont on ne veut constater l’absence. La récusation n’est donc pas de la présence, mais de l’absence. Voilà ce que la formation du mot nous dit : on ne refuse pas la présence de l’indésirable, on refuse son absence. L’indésirable doit atteindre ce point radical d’absence où le manque n’est plus, ne se fait plus sentir. L’indésirable est celui dont on veut qu’il ne nous manque jamais, qu’il ne soit pas notre regret ou notre hantise. Il devient dès lors la figure absolue du déni, ce pari sur l’absence qui ne touche pas seulement l’ordre extérieur mais la sphère la plus intérieure, là où l’intime rejoint évidemment le politique. La haine qu’on voue à l’ennemi, le bannissement dont fait l’objet le bouc-émissaire maintiennent l’ennemi et le bouc-émissaire dans le tout politique, les inscrivent dans l’espace de la cité, même si cette inscription prend la forme de la guerre, de l’exil ou de rejet. L’exclusion implique que l’inclusion a été, ou a été possible. Le déni qui frappe l’indésirable, en fermant la porte à la possibilité et jusqu’au souvenir de l’inclusion, renvoie l’être au néant. N’ayant plus aucune place, il n’a plus de nom.

De l’examen lexicologique découle logiquement le constat historique. Le substantif « indésirable » apparaît ainsi au XXe siècle. L’expression « étrangers indésirables » se répand en 1937, probablement avec les réfugiés espagnols qu’on enferme dans les camps du Sud-Ouest : le livre d’Anne Grynberg sur les camps français [4] est important à cet égard car il implique de faire retour sur cette histoire, ce qui semble être le fondement intellectuel de tout engagement aujourd’hui. La première partie du livre évoque la genèse des lieux d’internement (notamment Rieucros, premier camp de concentration français) et montre comment les choses obéissent à une logique lente mais imparable. Il faut mettre en rapport ce qui se passe en ce moment avec l’ampleur du racisme banalisé dans les années 1930, dont on n’a pas toujours idée, racisme constatable notamment chez les écrivains, par exemple chez Giraudoux, mais il n’est pas le seul (sur ce sujet, je renvoie à l’article de Pierre Vidal-Naquet au début de ses Réflexions sur le génocide). Cela implique aussi, par-delà les critiques dont il a fait l’objet, de revenir à la réalité historique de l’antifascisme. On peut critiquer à juste titre sa fonction légitimatrice et les formes d’oppositions un peu attendues qu’il induit [5] sans pour autant le ramener à un mythe. Après avoir fourni son lot de légendes, de films populaires, de récits héroïque, la résistance s’est comme trouvée symboliquement dévaluée, notamment dans ses formes armées. On parle davantage de résistance passive, on reconnaît que le repli sur la vie privée voire l’accommodement sont des comportements adaptés aux années sombres, au tumulte qui vient, quand on n’érige pas le bourreau en double de soi, la compréhension de son humanité malgré tout se présentant comme le comble de l’attitude morale.

Alors face à la dérive politique actuelle, quel engagement ? L’autorité donnée à la xénophobie par le discours d’État (ce qui n’est pas à proprement parler un racisme d’État mais, et ce n’est pas rien, une base de légitimation du racisme), la propagande, le développement des centres ou des camps de rétention quadrillent le territoire en dégradant le pacte civil, ce qui semble mettre la résistance dans une impasse [6]. On ne peut se contenter d’opposer à cela un contre-discours qui utiliserait les mêmes canaux médiatiques, qui reposerait aussi sur des symboles usés ou des souverainetés défaillantes. Les stratégies de renversement de cette impasse pour déjouer le réflexe de rejet de l’autre mis en branle par la politique actuelle doivent permettre de décliner plusieurs formes de la présence, à entendre comme engagement contre l’absence impliqué par le discours explicitement négationniste visant l’étranger indésirable et le refus du sol. Outre l’indignation, le parti pris de la minorité, les impératifs de l’engagement, pour ceux et celles qui travaillent non seulement avec la langue mais en elle, impliquent de rester dans un état de veille active. La démocratie a besoin de veilleurs, d’êtres qui passent du temps à arpenter la nuit, qui chassent les monstres enfantés par le sommeil de la raison et qui ont appris à connaître qu’en elle, tous les chats ne sont pas gris. Il faut traquer les évidences mauvaises conduisant aux racismes, montrer précisément comment s’exercent les manipulations sur le langage. Une des dérives les plus dangereuses de la démocratie, dans les formes qu’elle prend en Occident depuis près d’un demi-siècle, c’est le relativisme, l’idée que tous les discours ont droit de cité au nom de la liberté d’expression, voire qu’ils se valent. Or l’expression sans raison n’est pas libre. Et c’est au contraire « au nom des principes de la démocratie, écrit Maurice Olender, [qu’]on est en droit, dans les domaines politiques, culturels ou autre, de ne pas dire oui à tout dialogue, à toute rencontre, car il faut éviter que la confrontation ne laisse croire à une équivalence entre des choix dont certains détruisent l’idéal démocratique. [7] » On reste sinon dans le prétendu équilibre instauré par les médias contemporains qui fait justement dire à Jean-Luc Godard que « l’objectivité à la télévision, c’est cinq minutes pour les Juifs et cinq minutes pour Hitler. » Les fausses assurances, les harmonies douteuses, sont les signes d’une société faible ; or le racisme se loge précisément dans les fragilités d’une société, qui ne reconnaît plus son identité politique, sociale, religieuse ou économique et qui prend souvent la forme d’une réflexion ou d’une enquête sur l’origine, reconnue comme mythe par tous les savoirs sérieusement mis à l’épreuve. Par exemple, en dépit de l’utilisation parfois désastreuse, et à des fins ouvertement racistes, qui a été faite de la pensée dumézilienne de l’Indo-européen, on sait que Dumézil préfère les variantes, les différences au primordial ou à l’unique. Non seulement, comme il le précise dans un entretien publié dans le Nouvel Observateur en 1983, il récuse toute superposition de la langue sur la « race » et même sur une civilisation uniforme, mais en tout il choisit le multiple, ce qui est infléchi par l’histoire. En se débarrassant de cette question, historiquement sans intérêt et politiquement dangereuse, de l’origine, et de celles, afférentes, de la source de la culture et du paradis perdu, on fait un grand pas dans la perception de soi et de l’autre comme singularités dans la différence plutôt que comme intégrités à protéger. Surtout, on peut avoir pour conviction profonde que la langue, la pensée de la langue et des langues sont les lieux où se joue la compréhension que les hommes ont d’eux-mêmes et de leurs semblables, conviction particulièrement forte au tournant d’un siècle où la langue a été le paradigme philosophique majeur quand celui qui commence aura la traduction pour enjeu politique.

Se tenir au lieu de la langue implique aussi de traduire. Le vecteur de sortie du territoire contenu dans la définition même du territoire c’est, pour la langue, la traduction. Parce que le pluriel qui est au cœur du traduire, que tout le monde peut relever (pluriel de langues, des textes, des mémoires, des transmissions), n’est pas seulement cet apport bienfaisant d’un pluralisme extatique qui verrait dans l’acte de traduire l’exercice d’une multiplicité honorée, libre, libre-échangiste et respectée. Le pluriel qui est au cœur du traduire indique que les choses n’ont jamais une seule forme, que l’un peut disparaître, que l’original peut ne plus l’être, que l’universel n’existe pas et au bout du compte que l’irréductible ne l’est pas. Mais ce pluriel est aussi inquiétant : il rappelle que le traduire, dans sa proximité avec le « ne pas traduire », implique la frontière et tout ce qui va avec : les murs, la violence, la colonisation, l’appropriation, la déformation, la négation de l’autre, la prise d’autorité. Le traduire existe dans cette tension entre un plus et un moins qui est aussi une force parce qu’il en appelle là encore à une vigilance constante, pas à une croyance mais à un travail.

Mais la façon la plus profonde, la plus immédiate aussi peut-être, de déjouer l’absence par la présence, reste de témoigner. Au cœur du témoignage, il y a cette aporie de la distance entre un vécu ou un vu et un dit et dont Primo Levi (et à sa suite Giorgio Agamben) ont bien mis au jour la radicalité qu’elle avait prise à propos des camps d’extermination. Mais il y a un caractère productif de la confrontation de la parole à son défaut ou à son impossibilité. En s’avançant vers le sans-langue [8] ou le défaut de langue, on rappelle ou on impose le fait qu’il y a toujours un reste dans l’absence, une hantise dans la négation. Et que l’indésirable, celui dont on veut supprimer jusqu’à l’absence, sera toujours, malgré eux, le sujet d’un désir.

Post-scriptum

Tiphaine Samoyault est écrivaine et professeure d’université.

Notes

[2Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 12 juin 1867 in Correspondance, Gallimard, « Pléiade », tome 5, pp. 653-654.

[3Rolant Barthes écrit : « C’est parce que l’écrivain est un Déclassé qu’il pose, avec énergie, parfois avec hystérie, le problème de l’Engagement : « le monde m’a « sorti », je veux à tout prix y rentrer » = c’est l’engagement. », La Préparation du roman, Seuil/Imec, 2003, p. 365.

[4Anne Grynberg, Les Camps de la honte. Les internés juifs des camps français (1939-1944), La Découverte, 1991. Elle montre comment, en 1940, la France était une véritable terre de camps. La zone sud ne comptait pas moins de quatre-vingt treize lieux d’internement où furent détenus dans des conditions effroyables des dizaines de milliers d’étrangers, juifs pour la plupart.

[5Voir l’historien de l’Allemagne Jürgen Danyel qui dit qu’on a à juste titre critiqué la ritualisation de l’antifascisme, les clichés de l’ennemi qui y étaient associés et les tendances de refoulement, « sa conception sélective de l’histoire ainsi que la paralysie d’une opposition intellectuelle qu’il a induit ». Die geteilte Vergangenheit. Zum Umgang mit Nationalsozialismus und Widerstand in beiden deutschen Staaten, Berlin, Akademie Verlag, 1995, p. 12. Voir aussi le dossier l’Antifascisme revisité de la revue du Centre d’études et de documentation pour la mémoire d’Auschwitz, Kimé, n° 104, juillet-septembre 2009.

[6Sur ce sujet, voir l’article de Pierre Cornu, « Le discours de Grenoble, point de non-retour du sarkozysme », Médiapart, 25 août 2010.

[7Maurice Olender, La Chasse aux évidences. Sur quelques formes de racisme entre mythe et histoire, Galaade Éditions, 2008, p. 202.

[8« La langue du témoignage est une langue qui ne signifie plus, mais qui, par son non-signifier, s’avance dans le sans-langue jusqu’à recueillir une autre insignifiance, celle du témoin intégral, de celui qui, par définition, ne peut témoigner. » Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages, 1999.