Vacarme 53 / Lignes

Changer sa vie entretien avec Marc-Henry Soulet

Marc-Henry Soulet est titulaire de la chaire de sociologie, politiques sociales et travail social à l’Université de Fribourg en Suisse. Ses travaux croisent régulièrement la question des drogues. Ils portent la marque d’une politique des toxicodépendances qui a su contenir en Suisse, depuis vingt ans, la dimension répressive. Si son propos enchaîne, pour le lecteur français, des renversements de perspective parfois saisissants, c’est sur le fond d’un parti pris résolu de pragmatisme.

Vous proposez une approche rénovée des « sorties de la toxicodépendance » : en regard du modèle de l’abstinence radicale, souvent conquise au prix d’une rupture avec son mode de vie antérieur, vous mettez en lumière d’autres processus de changement, plus discrets.

Beaucoup de choses ont changé en matière de toxicodépendance au cours des trois dernières décennies, mais une a particulièrement changé je crois, c’est la façon dont on cesse d’être dépendant. Il me semble qu’on peut dire à ce propos deux choses. La première c’est qu’on ne sort plus de la toxicodépendance par inculcation, ou conformation à la norme sociale : on en sort par subjectivation. Auparavant ce n’était pas l’individu qui changeait, mais l’institution qui le convertissait. Cesser d’être toxicodépendant était le résultat d’une inculcation institutionnelle qui forçait alius (celui qui est aliéné par le produit) à devenir alter (celui qui devient autre). Changer de vie, en ce sens, c’est-à-dire cesser d’être toxicodépendant en abandonnant toute consommation, était une véritable conversion identitaire : je dois devenir autre pour devenir moi-même. Cette resocialisation, proche d’une nouvelle socialisation primaire, supposait le démantèlement de la réalité subjective antérieure. Aujourd’hui, la sortie se fait par subjectivation. On ne change pas de vie, on change sa vie pour mettre en cohérence ce qu’on fait, ce qu’on éprouve et ce qu’on pense. On ne change pas les faits historiques qui ont jusque là scandé son existence, on compose au contraire avec. On change simplement la façon dont l’histoire est agissante en soi.

La seconde c’est que l’alternative entre perte inéluctable de soi dans la consommation et abstinence radicale n’est plus si implacable : on peut sortir de la toxicodépendance sans sortir de la consommation. Certaines personnes ont eu des conduites addictives fortes et déclarent un jour ne plus avoir de consommations « problématiques », même si elles continuent de prendre des produits. En cela elles s’en sont véritablement « sorties » ; leur situation a été transformée de façon radicale. Il y a donc plusieurs manières de cesser d’être dépendant. L’une est l’abstinence, mais d’autres sont des manières de continuer à consommer, bien qu’elles présupposent de passer des arrangements, avec l’environnement familial, amical, professionnel, social, voire avec soi-même, et de gérer des adaptations partielles ou des transformations qui feront que, si rien n’est vraiment différent, rien n’est plus pareil. Un peu comme quand quelqu’un décide ou est contraint de se séparer de son conjoint et doit, non pas devenir un autre, mais assurer une continuité dans son existence et néanmoins assumer une différence : là où l’idée consistait à dire, j’arrête tout, je change de vie et c’est le prix pour pouvoir m’éloigner du produit, l’oublier en quelque sorte, on est amené à dire, je dois trouver un compromis avec mon entourage et moi-même, dont le prix est un arrangement légitimable aux yeux des autres et à mes propres yeux. Autrement dit, je dois expliquer que je continue à consommer tout en n’étant plus dépendant et je dois le rendre recevable — et aussi effectif, car il ne s’agit pas de dire je ne suis plus dépendant et d’être défoncé à longueur de temps.

Mais si on ne sort pas du produit, de quoi sort-on ?

D’une consommation jugée socialement problématique, voire individuellement problématique. C’est là qu’est l’enjeu social, ce n’est pas le type qui s’envoie un shoot de temps en temps, pas plus que celui qui boit un verre de vin de temps à autre. La consommation pose question quand elle est un problème de santé publique, ou un problème de sécurité publique. Dès lors qu’elle est encadrée par des produits de substitution par exemple, qui contrairement à leur appellation s’y substituent rarement mais la régulent et empêchent qu’elle soit débridée, le problème disparaît, au moins en tant que problème public.

La question peut en effet rester privée. Vous avez aussi travaillé sur les modes de « gestion » de la consommation de drogues dures.

Ce phénomène, sans doute largement partagé, demeure grandement caché. Mais dépasser cette hypocrisie, ou ce point aveugle, présupposerait de considérer la consommation continue non problématique comme un phénomène ordinaire, attitude qui peut toujours passer pour apologie ou caution de l’usage de drogues. Dans une recherche que nous avons menée en 2002 [1] nous avons en effet expressément recherché — par le biais des médias, pour éviter toute interférence institutionnelle — des personnes qui estimaient elles-mêmes gérer leur consommation. Il s’agissait de comprendre comment elles réussissaient à organiser une existence, non pas autour, mais avec des produits. Qu’est-ce que « gérer » sa consommation ? L’étude montrait, à grands traits, que c’est tout à la fois se fixer et respecter des règles préalables (liées aux conditions, contextes, conséquences de la consommation) ; fixer un cadre qui lui donne une raison d’être et en limite d’autant la possibilité quand il est absent ; et produire un sens à son maintien dans l’existence ordinaire. Mais une telle exigence repose aussi sur la prise en compte renouvelée, permanente, du danger potentiel, social, sanitaire, légal, que la consommation fait encourir. Pour exister, cette gestion suppose un monitoring constant, un travail sur soi et une conscience continuels de ce que l’on fait : se regarder consommer, c’est aussi mettre au centre de la consommation un double registre de fragilité et de réflexivité. D’où la question posée au travail social : quel soutien à la gestion de la consommation pourrait proposer l’offre institutionnelle de lutte contre la toxicodépendance ? Le même type de problème se pose avec la sortie des conduites addictives : changer sa vie suppose des capacités de symbolisation, des ressources et des structures au renforcement desquelles les dispositifs institutionnels devraient contribuer de façon centrale — et devraient s’entendre davantage comme ressources à saisir que comme institutions à subir. Nous faisions tout à l’heure le parallèle avec une personne qui divorcerait. Qu’a de particulier, en regard de cette personne, un consommateur de drogues placé en situation de réarranger son existence avec le même environnement, avec éventuellement le même produit, et avec un soi pensé non comme autre mais comme une continuité en transformation ? Une plus grande vulnérabilité probablement. Car il ne sait plus le plus souvent agir. Le jeu est ouvert et il ne sait pas très bien quoi en faire : « Je ne veux plus être dans un rapport où je m’absous dans le produit, mais cela ne veut pas dire que je ne continue pas ». Que faire de cette situation ? Comment s’inscrire dans des rapports sociaux ordinaires ? La vulnérabilité que j’évoque, je tiens à le préciser, n’est pas neurobiologique. On a coutume d’invoquer une altération des capacités rationnelles ou stratégiques dans le rapport addictif aux produits. Mais quand bien même il y aurait altération neurologique — je ne peux pas en juger, je n’en ai pas la compétence —, elle ne pourrait être totalement explicative : j’ai toujours trouvé absurde qu’on spécule sur l’irrationalité des consommateurs de drogues, quand on sait quelles compétences considérables ils développent en tant que négociants, acheteurs, goûteurs, esthètes, experts du jeu avec les autorités. C’est la situation qui est affaiblissante dans la capacité à agir. C’est l’incertitude, la non-finalisation qui laissent sans ressource, ou du moins sans ressource adéquate. On est ici dans des changements biographiques forts, dont la caractéristique est de placer momentanément les personnes dans des espaces ouverts et incertains. C’est au contexte dès lors, plus qu’au produit, qu’il faut s’intéresser. L’enjeu devient de comprendre quelles sont les capacités à agir. Ce que c’est que changer sa vie.

On constate aujourd’hui une plus grande fluidité du rapport à eux-mêmes des individus et des possibilités de changement ou « révision biographique » accrues. Ce contexte joue-t-il ?

On assiste en effet depuis vingt ans à l’émergence d’un arrière-fond socioculturel de valorisation des changements de vie. Du magazine féminin montrant telle cadre supérieure lâchant tout pour tenir un gîte rural à la campagne aux politiques éducatives et sociales enjoignant à la production de son propre projet biographique ou à l’apprentissage tout au long de la vie, l’émergence de la question de la gestion identitaire (« soyez le propre acteur de votre transformation ») me semble être l’environnement symbolique et politique dans lequel s’inscrit cette question. Mais changer sa vie reste une entreprise complexe. Dans le cas qui nous occupe, il me semble que quatre types de mécanismes viennent charpenter ces réorientations. Changer sa vie, c’est d’abord un processus normatif : un travail réflexif et explicatif du sujet, tenu, comme je le disais, de légitimer par la parole la modification de son rapport à soi, aux autres, aux institutions tout en s’assurant et assurant les autres de la permanence de soi. C’est opérer aussi un changement de regard sur sa vie, au travers d’un double travail de reconnaissance de sa trajectoire antérieure (sa carrière toxicomaniaque) et de son appartenance au monde commun (dans le respect des règles de conventionnalité). Le travail de mise en lien de ces deux expériences biographiques se construisant pendant la période compulsive, la stagnation est une condition de la mise en mouvement de soi. Changer sa vie doit ainsi être entendu comme un travail plutôt que comme une héroïcisation ou une affaire de décision rationnelle entre deux modes de vie. Enfin ce travail est fortement permis, soutenu, produit socialement : on ne change pas sa vie tout seul car, tout simplement, on ne change pas de vie comme ça. Les sociologues ont toujours rappelé, qui la force des déterminismes sociaux (la socialisation primaire, l’habitus…), qui les coûts de la mobilité sociale (la névrose de classe, le poids du statut de transfuge…), qui la pesanteur des actions passées (les choix antérieurs contraignant à poursuivre malgré soi la voie engagée). Ces quasi-irréversibilités obligent. Elles inclinent la pente de l’action en créant des possibilités, ou des impossibilités, qui lient continuité et changement. Les changements identitaires sont d’abord des changements de statut ; ils suivent aussi des chemins socialement organisés. Mais un passé de toxicodépendance pèse lourd.

Mais si la façon de s’émanciper des drogues a changé, n’est-ce pas avant tout parce que les représentations des drogues changent ?

Les représentations ont profondément évolué en effet. Selon moi, deux raisons principales ont permis que se diversifient les modes de sorties de la dépendance. D’une part, la consommation de drogues n’est plus massivement considérée comme une aliénation. Le produit n’est plus vu comme principe de la destruction individuelle, c’est plutôt le rapport particulier qui lie consommateur, produit et environnement qui est incriminé. D’autre part, la réduction des risques s’étant imposée comme un des éléments centraux des politiques de lutte contre la toxicodépendance, avec la prescription notamment de traitements de substitution voire d’héroïne elle-même, l’abstinence ne peut plus être pensée comme la seule forme de sortie. D’autres voies sont devenues légitimes, ou du moins recevables.

Ces changements ont bien entendu une histoire. En Suisse, le basculement s’est opéré dès la fin des années 1980, avec la mise en place d’une politique originale des drogues, dites des « quatre piliers », qui visait notamment à lutter contre une manifestation publique de la consommation de plus en plus envahissante : sur le Platzspitz à Zürich, mais également dans d’autres grandes villes, s’étaient développées des scènes ouvertes de consommation qui troublaient la bienséance et l’ordre public. L’idée s’était imposée dès lors dans le débat qu’on ne pouvait tout miser sur la répression, et qu’une politique des drogues devait s’équilibrer sur différents appuis ou « piliers » et articuler les quatre dimensions de la « prévention », la « thérapie », la « répression et la régulation du marché » et de la mise en place de programmes de « réduction des risques » susceptibles de réduire les nuisances, au titre desquels notamment la prescription de produits de substitution (méthadone ou héroïne). Mais par là s’introduisait aussi — je le dis après-coup, l’objectivation n’en avait sans doute pas été si nette alors — l’idée selon laquelle l’une des sorties de la toxicodépendance pouvait être de continuer à consommer.

Aujourd’hui on assiste par ailleurs à des débats que nul n’aurait pu prévoir il y a vingt ans. En juin dernier, l’Office fédéral de la santé publique mettait en discussion les bases d’une nouvelle politique de lutte contre les addictions, considérant que la politique des « quatre piliers » a atteint ses limites et que, d’une part les coûts sociétaux des addictions légales sont beaucoup plus élevés que ceux des drogues illégales, d’autre part les angles d’approche du problème doivent être rénovés. Car la question posée aujourd’hui par l’addiction est moins celle de la dépendance que celle de la consommation dont il s’agirait de définir les formes socialement légitimes, que le produit soit classé comme licite ou non, et considéré comme dangereux ou non. Les termes ainsi déplacés, l’intervention sociale doit redéfinir son objet, me semble-t-il. Et se fixer, par delà les seuls idéaux d’abstinence et de réduction des risques, des objectifs que je qualifierais de palliatifs et promotionnels : palliatifs au sens où l’on prend acte de la consommation d’une personne sans se fixer comme but de la faire changer ; promotionnels au sens où doivent être développées des logiques capacitaires, comme le dirait Amartya Sen, qui s’appuyant sur les ressources de la personne, lui permettent à partir de ses propres enfermements, errements ou habitudes sociales, de rendre moins problématique sa consommation. Une telle redéfinition des politiques est sans doute discutable. Son modèle reste médical : il n’est pas neurobiologique, certes, mais la définition de l’excès, qu’il s’agisse de jeux vidéo, de dépendance au sexe ou de drogues, est posée ici en termes médicaux et procède de préoccupations de santé publique. Mais partir des capacités de la personne et s’en servir comme leviers d’une action dont la fin n’est pas arrêtée me paraît novateur et intéressant.

Se joue en quelque sorte ici comme une seconde génération de la réduction des risques ?

Tout à fait. La réduction des risques comme simple prescription d’un produit de substitution avec un (petit) accompagnement social a dans une certaine mesure a atteint ses limites. Elle a été extraordinairement efficace : pour preuve, tous ces gens vivent. Mais il faut maintenant passer à un deuxième âge. La question n’est plus : que faire quand le pire arrive ? Elle est plutôt aujourd’hui : le pire n’étant pas arrivé, que fait-on ? Que faire pour ces consommateurs, par exemple, qui en raison de comorbidités vont vieillir plus tôt que d’autres ? L’une de nos étudiantes a soutenu une thèse consacrée à cette question [2] [3] : que se passe-t-il quand il ne se passe rien ? Quand des gens sont depuis quinze ans dans un programme, qu’ils n’ont pas arrêté de consommer, que leur situation s’est peut-être un peu altérée, mais guère plus que celle d’autres le temps passant, que faire ? Cette question préoccupe beaucoup les milieux de l’intervention. Tout cela est efficace, mais pas suffisant.

Le contexte si spécifique de la Suisse est-il une stimulation, pour qui travaille sur ces domaines de recherche ?

L’immense avantage du pragmatisme politique de la Suisse est que l’on doit arriver à une solution. Ici l’objectif de consensus prime sur l’énoncé de grands idéaux. Ce pragmatisme peut devenir une entrave, quand la recherche du compromis à tout prix étire indéfiniment les processus. Mais en cas de crise importante, comme cela a été le cas pour la toxicodépendance en 1989, avec la prise de conscience, par médias interposés, de l’abandon du parc de Platzspitz au commerce et à la consommation de drogues, il peut être très précieux. Un consensus avait été élaboré dans les années 60-70 autour d’une politique d’abstinence radicale et de répression. La crise l’ayant mis en échec, un autre compromis, plus efficace, devait être trouvé. Quand l’échec est patent, et si chacun en est solidairement responsable, d’autres solutions doivent réellement être trouvées. Cela peut paraître paradoxal mais cette culture du compromis, incarnée jusque dans le gouvernement fédéral, lui-même composé de représentants de tous les partis et soucieux de s’exprimer d’une seule voix, peut expliquer de grands basculements. C’est ce type de mécanisme qui a permis à la politique des « quatre piliers » de voir le jour. Là où dans d’autres contextes le jeu des ancrages idéologiques tendrait à dissuader de reconnaître ses torts sous peine de donner raison aux autres, la recherche d’un compromis peut susciter de vraies décisions collectives, assumées par tous. Ce système peut sembler voué à la stabilité. Il sait aussi porter des changements radicaux.

Notes

[1Marc-Henry Soulet (avec la collaboration de Maria Caiata et Kerralie Oeuvray), Gérer sa consommation. Drogues dures et enjeu de conventionnalité, Fribourg, Éditions universitaires, 2002.

[2Kerralie Oeuvray, Rester dépendant des institutions médico-sociales, Paris. Éditions l’Harmattan, 2010.

[3Kerralie Oeuvray, Rester dépendant des institutions médico-sociales, Paris. Éditions l’Harmattan, 2010.