Vacarme 53 / Lignes

« Sans l’ombre d’une hésitation » rencontre avec Jovan Divjak

Le 3 octobre, les citoyens de Bosnie-Herzégovine sont convoqués aux urnes pour des élections générales. La mainmise des nationalistes brouille la scène politique même si des voix dissidentes parviennent à se faire entendre. Face aux 3,1 millions d’électeurs, inscrits sur les listes électorales, plus de 8 000 candidats issus de 47 partis politiques se présentent. De quoi sera fait le visage politique de demain ? Si Jovan Divjak est profondément nostalgique du Sarajevo d’avant la guerre, il soutient un pari fort avec son association L’éducation construit la Bosnie-Herzégovine : celui de déjouer, en leur garantissant l’accès à l’éducation, le piège des haines véhiculées par ces discours nationalistes qui cherche à se refermer sur les nouvelles générations. Rencontre en deux temps, à Sarajevo, puis à Paris.

Né à Belgrade en 1937 d’un père serbe de Serbie et d’une mère serbe de Bosnie, Jovan Divjak a vécu son enfance entre la Serbie, la Roumanie, et la Bosnie selon les lieux où enseignait son père instituteur, avant de partir au moment de la séparation de ses parents en Voïvodine avec sa mère et sa sœur. De son père, qui a résisté aux Allemands pendant la guerre, et sa mère, ouvrière et communiste, Jovan Divjak a pris le goût de l’engagement politique et de la parole vive. À 18 ans, il prend sa carte au Parti puis rejoint l’École des cadets, seule façon de faire des études gratuites. Officier de la garde de Tito, il parle aujourd’hui encore de ce dernier comme d’un « socialiste sincère », un « artisan de la paix », et peine à revenir sur d’autres aspects sinistres de l’histoire. Il reste attaché à la constitution de 1974 « qui poursuivait la décentralisation en donnant plus de pouvoir aux républiques et instituait un système de rotation de la présidence qui était collective ». Le jeune officier est d’abord nommé à Sarajevo en 1966 plutôt qu’à Belgrade, mais dès son arrivée la ville l’enchante et il ne la quittera plus. « C’est là où j’ai choisi de vivre depuis quarante-quatre ans. Sarajevo m’a fait ouvrir les yeux en grand ; j’étais étonné de voir une ville recelant de si grandes qualités humaines, comme la tolérance et la générosité. J’étais complètement sous le charme. » C’est à Sarajevo donc que nous l’avons rencontré en novembre 2009, avant de le retrouver quelques mois plus tard à Paris. Là-bas, nous l’avions d’abord croisé au vernissage de la première exposition publique des photos de la guerre organisée par le Centre André Malraux. Un peu plus tard, dans une salle de réunion où il prononçait un discours pour l’ouverture d’une journée rassemblant les responsables d’une myriade de petites associations. Puis, dans la maison où est installée l’association L’éducation construit la Bosnie-Herzégovine. Et enfin dans les rues, au marché, dans tous les espaces publics, où les hommes, les femmes, les enfants de la ville viennent à sa rencontre, traversent pour le saluer, lui serrer la main, lui sourire, lui parler. Car, si Jovan Divjak est considéré comme un traître en République serbe de Bosnie, il est devenu un héros du côté de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine.

Pour les Sarajeviens, c’est le général serbe qui a dit non, celui qui est resté pour défendre la ville pendant les mille deux cent soixante jours de siège. « Le système de défense de la Yougoslavie comprenait alors deux structures, rappelle-t-il : l’armée nationale populaire yougoslave — la JNA — , et une « défense territoriale » — TO — attachée à chaque république, à la fois indépendante de la JNA et constituant une réserve en temps de guerre. Parmi elles, la Bosnie-Herzégovine avait la TO la plus nombreuse et la mieux équipée. Au moment de l’agression de la Bosnie-Herzégovine, j’étais commandant de la défense territoriale de la région de Sarajevo ; j’ai alors décidé de rester avec les citoyens, aux côtés des soldats qui défendaient la ville de Sarajevo et la Bosnie et Herzégovine. » Le 8 avril 1992, après les grandes manifestations pour la paix des 5 et 6 avril au cours desquelles deux personnes sont tuées par les snipers sur le pont qui porte aujourd’hui leurs noms, Jovan Divjak, en réponse à l’appel du colonel Siber, intègre le nouvel État-major et prend le poste de commandant adjoint aux côtés d’un musulman et d’un Croate pour diriger une armée qui défend la démocratie. C’est ce même jour que la JNA, alliée aux extrémistes serbes, encercle la ville dont il a assuré la protection tout au long du siège. Sarajevo est « son amour », comme le dit le titre du livre d’entretiens avec Florence La Bruyère paru en 2004 [1]. « Cette ville était un petit miracle, un carrefour entre l’Est et l’Ouest, la rencontre de trois nations, de religions et de cultures qui vivaient en harmonie… Dans le quartier où j’habite se trouvent une vieille église orthodoxe, une mosquée du xvie siècle et, au bout de la rue, le séminaire catholique de Bosnie et une synagogue. Les familles célébraient leurs fêtes religieuses en s’invitant mutuellement ; c’était une sorte de paradis. Le travail ne manquait pas, il y avait beaucoup de mariages entre des personnes de nationalités différentes, il n’y avait pas de conflits entre les familles catholiques, orthodoxes, musulmanes, tous les enfants allaient à la même école. Nous étions fiers de cette différence qui nous unissait. » C’est ce qui l’a fait choisir, dès le début du conflit de « rester du côté des agressés, faiblement armés, dont les vies étaient menacées d’heure en heure ». Et ce socle reste celui sur lequel il a fondé le 28 juillet 1994, alors que la ville était totalement bloquée par l’armée des Serbes de Bosnie depuis plus de 800 jours, l’association L’éducation construit la Bosnie-Herzégovine (OGBH) [2] avec une cinquantaine de citoyens de Sarajevo — professeurs, fonctionnaires, ouvriers, artistes, retraités, avocats, directeurs d’entreprises. « Nous avions déjà pris la mesure, pendant la Seconde Guerre mondiale, des souffrances qu’endurent les enfants en temps de guerre : avec l’arrêt de leur scolarité, de leurs études, alors que l’éducation est le fondement de toute société, et de chaque État en transition. Nous avons alors défini notre mission — nous occuper des orphelins de guerre — et notre souci constant est devenu, dans la folie même du siège, d’aider les familles qui avaient perdu un ou deux parents. »

La réputation de l’ONG excède la ville, indissociable de la personne du général. Elle est l’ONG de Bosnie qui compte aujourd’hui le plus de financements d’institutions et de particuliers provenant à la fois d’organismes locaux et internationaux. Si Divjak déclare depuis la fin de la guerre ne plus vouloir faire de politique, sa disponibilité pour OGBH est totale : « Ce que je fais avec cette association, c’est la meilleure chose que j’ai faite. Si je m’engage en politique aujourd’hui, je perdrai l’association et je ne veux pas prendre ce risque. » D’où son surnom Cika-Jovo-Car, « oncle Divjak ». Homme de terrain, il ne cesse de sillonner la ville et ses environs pour aller au-devant des familles et des enfants que l’ONG accompagne sur leur chemin d’écolier ou d’étudiant, en leur attribuant des bourses, en les accueillant dans des ateliers et des groupes de paroles, en organisant des sorties, des weekend et des voyages. Il tisse des liens avec les plus petites associations du canton qui organisent quantité d’activités informelles ouvertes aux jeunes des villes et des villages environnants ; il travaille de concert avec les femmes qui se débrouillent pour avoir des salles, donner des cours de danse, de modelage, de musique, où les enfants de 3 à 25 ans parviennent, en s’y retrouvant, à se détacher du traumatisme de la guerre. C’est de cette façon qu’il va à la rencontre de ceux qui ont besoin de financement pour poursuivre leur scolarité ou leurs études : « Aujourd’hui, la majorité des jeunes d’ici n’ont pas connu leur père et ne savent même pas où il est mort : il y 15 000 disparus en Bosnie-Herzégovine. » Depuis sa création, l’association a distribué 35 000 bourses pour un montant global d’environ 1 500 000 euros, des fournitures, des vêtements, de la nourriture, et d’autres équipements éducatifs. Elle a aussi financé des voyages pour 1 700 enfants en Europe, au Canada et en Amérique du Sud. Depuis 2005-2006, elle a attribué des bourses à 335 enfants de la minorité Rom. »

Pour l’ancien général, la politique est dans une impasse aujourd’hui. Dans Sarajevo, le durcissement des nationalismes véhicule une haine féroce. Les liens entre voisins se sont brisés : « Il y a un enseignement pour chacune des trois nationalités ; quelquefois les enfants ne jouent pas dans la même cour ou n’entrent pas par la même porte. Les élections générales d’octobre ne permettront pas de renouer les liens entre les trois peuples. Chacun veut détenir le pouvoir. Au Parlement où sont représentés les Croates, les Serbes, les Bosniaques, aucune coopération n’est possible. Il y a trois systèmes de chemins de fer, trois systèmes de transmission d’électricité, et aujourd’hui encore, des trois côtés, les hommes au pouvoir sont ceux qui sont responsables de la guerre. Tout est bloqué. D’ailleurs il n’y a pas d’hymne : il y a une musique, une mélodie, mais pas de paroles ! » Dans un tel contexte, l’engagement associatif de Divjak s’enrichit d’une autre dimension : travailler au jour le jour auprès de familles de toutes nationalités, c’est œuvrer pour que se réalise le rêve d’une Bosnie réunifiée, pacifiée, débarrassée des véhémences nationalistes : « Nous soutenons les familles parce que nous savons que beaucoup de problèmes viennent de là, ici comme ailleurs. Dans les familles des trois nations, les enfants sont l’objet de pressions et ils imitent leurs parents. Si les parents sont nationalistes, les enfants le deviennent. Ils sont constamment ramenés vers l’époque de la guerre, et c’est ainsi que les haines s’attisent et se transmettent. D’où l’importance de l’éducation et la nécessité d’établir la vérité pour changer la situation. Nous organisons des ateliers pour les femmes qui ont perdu leurs maris et les enfants qui ont perdu leur père pendant la guerre. À l’est de la ville, du côté de la République serbe où vivent près de 80 000 Serbes, je connais une jeune étudiante qui étudie à la faculté d’art moderne de Sarajevo. Elle se voit sans cesse adresser des reproches par ses compatriotes : pourquoi une Serbe de Sarajevo-Est ne fait-elle pas ses études à Banja Luka ou à Belgrade ? Pourquoi veut-elle étudier à Sarajevo ? »

Se déclarer haut et fort bosnien irrite mais c’est la manière pour Divjak de refuser ce nationalisme qui défigure sa ville. Et s’il se garde d’analyses politiques publiques, il soutient les interrogations des enfants pour que la vérité puisse se construire, et il sait que cela prendra du temps. « Lorsque Radovan Karadžic a été arrêté en juillet 2008 pour comparaître devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), un journaliste est venu à l’association pour me demander ce qu’en pensaient les enfants. Je lui ai répondu qu’ils n’en pensaient rien. Mais en réalité, nous en avons beaucoup débattu. Nous avons organisé des moments de parole pour discuter de ce qu’était la justice internationale et de pourquoi certains hommes étaient reconnus criminels de guerre. Nous attendons encore l’arrestation de Ratko Mladic, qui était le commandant en chef de l’armée de la République serbe de Bosnie pendant la guerre. C’est une grande réussite que tous les responsables de la guerre comparaissent à La Haye. Il est essentiel que tout le monde sache qu’il y a eu des criminels de guerre et que les génocides soient reconnus. Car en Bosnie-Herzégovine, les politiciens se servent des familles en jouant des souvenirs de guerre, les invalides, les soldats, les anciens combattants sont instrumentalisés, les nationalistes leur promettent de l’aide en échange de leur soutien. »

Venu à Paris, pour l’exposition « Notre Histoire » à l’occasion des quinze ans du Centre Malraux [3], Jovan Divjak s’est rendu à la conférence organisée par Julie Biro du Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre solidaire (CCFD) à l’Institut d’Études politiques sur le « Désir de Bosnie de l’Union européenne » où il fut question d’une identité « bosnienne » comme alternative au nationalisme et à l’appartenance ethnique, bosniaque, serbe ou croate. Quelques semaines plus tard, cette conférence se prolongeait à Sarajevo par un forum intitulé « Construisons une société civile ensemble en Bosnie-Herzégovine ! » réunissant une centaine d’associations, à l’initiative du CCFD et du Centre Malraux. Pour cet homme qui a choisi l’engagement associatif plutôt que le nationalisme, l’épisode de la guerre n’est pourtant pas clos : « Je suis sous le coup d’un mandat d’arrêt international lancé par la Serbie pour l’affaire de la rue Dobrovoljacka qui a eu lieu le 3 mai 1992, au début de la guerre. Les Serbes m’accusent d’avoir ordonné de tirer sur des soldats de la JNA qui quittaient la ville. Des documents vidéos montrent pourtant que j’ai ordonné de ne pas tirer. De plus, le TPIY a transféré le dossier à la justice de Bosnie-Herzégovine. Il ne relève donc plus de la compétence de la justice serbe, et j’ai accepté de répondre à toutes les auditions. À cause de cette accusation, je risque la prison et je ne peux pas me déplacer librement en Europe. Je devais aller en Suède, mais j’y ai renoncé, car le pays a des accords d’extradition avec la Serbie. »

S’il craint son arrestation, Jovan Divjak a confiance dans la relève de l’association. Aujourd’hui l’OGBH compte plusieurs salariés et beaucoup de bénévoles (qu’on appelle les volontaires) ce qui est très rare en Bosnie. Les enfants d’autrefois sont devenus étudiants et donnent de leur temps ; les adultes se souviennent et nombreux sont ceux qui assurent un relais, un soutien. Un réseau invisible continue de se tisser, traversant parfois les frontières des nationalismes, façon tenace pour l’homme qui se déclare bosnien, de faire de la politique à bas bruit.

Post-scriptum

Merci à Julie Biro & Rémy Ourdan

Notes

[1Jovan Divjak « Sarajevo mon amour », Entretiens avec Florence Labruyère, Buchet-Chastel, 2004.

[2En serbe, Obrazovanje gradi BiH. Cf. www.ogbh.com.ba/fr/pocetna.html.

[3« Notre histoire », exposition à l’espace Agnès B, rue Dieu, avril 2010, présentée au centre Malraux à Sarajevo en décembre 2009.