Vacarme 53 / Lignes

Nous sommes la bourse

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Et si, plutôt que de considérer l’emprise des marchés financiers comme une fatalité ou imaginer pouvoir s’y dérober, on les investissait pour en infléchir les diktats ? Une politique de gauche consisterait alors à fédérer et à représenter les aspirations de tous ceux que l’activité d’une entreprise affecte — salariés, consommateurs, contribuables — pour peser sur le processus de valorisation de ses titres en majorant les risques financiers de l’irresponsabilité sociale et environnementale. À ceux qui ne verraient dans une telle proposition qu’une capitulation naïve face à la fiction néolibérale d’un capitalisme éthique, on peut rappeler comment, par le passé, les luttes sociales ont su investir les fictions du capitalisme industriel pour en modifier les termes.

En manifestant leur défiance à la Grèce, les marchés financiers ont sifflé la fin de la récréation keynésienne. Plus question, depuis le printemps dernier, de donner la priorité à la moralisation du capitalisme, au retour de l’emploi ou à l’invention d’une croissance verte. En 2008, déjà, il avait fallu surseoir à la relance d’une économie réelle dévastée par les banquiers parce que le renflouement des banques en était l’incontournable préalable. Aujourd’hui, c’est la nécessité de préserver les États européens de la spéculation qu’invoquent leurs dirigeants pour se justifier de substituer au changement de cap promis, des mesures de rigueur peu propices à une reprise mais conformes aux conditions d’emprunt fixées par les spéculateurs.

Que les pourvoyeurs de crédit se mobilisent contre des réglementations et une réallocation des ressources défavorables à leurs activités n’est pas surprenant : pourquoi s’en accommoderaient-ils alors que les gouvernements qui menacent de leur compliquer l’existence sont largement tributaires des prêts qu’ils leur consentent ? Reste à s’interroger sur les mesures qui permettraient de soustraire les pouvoirs publics à l’étreinte de leurs créanciers.

Or, sur ce point, la gauche est partagée. Du côté de la social-démocratie moderne, on estime qu’il faut bien consentir aux coupes budgétaires requises pour « rassurer » les investisseurs mais non sans exiger un effort compensatoire — tel que la suppression de certaines niches fiscales en France — de la part des détenteurs de capitaux. Ceux-ci savent pourtant que des gouvernements tributaires des crédits qu’ils leur allouent n’ont guère les moyens de se montrer trop pressants. Du côté de la gauche authentique, en revanche, il s’agit bien de secouer le joug du capital financier en le taxant et en sévissant contre les pratiques qui détournent l’argent des investissements productifs. Une pareille option se heurte toutefois à un écueil de taille. Depuis un quart de siècle, en effet, c’est davantage aux liquidités produites par l’ingénierie du crédit qu’aux profits dégagés par leur activité industrielle que les économies développées doivent la persistance de leur prospérité. Plus radicalement, on peut affirmer que les marchés financiers n’ont cessé de subventionner la désindustrialisation de la plupart des pays du nord.

Parce qu’il favorise les revenus du capital, au détriment des recettes publiques et de la rémunération du travail, ce mode d’entretien de la richesse s’avère sans doute particulièrement inégalitaire. Toutefois, l’accessibilité de l’emprunt, qui est son principal ressort, a permis aux dépenses des États et à la consommation des ménages de demeurer juste assez élevées pour ne susciter ni trop d’espoir, ni trop de contestation : à la différence des émeutes que suscite la faim et de l’enhardissement revendicatif qu’autorise la sécurité de l’emploi, l’angoisse et les dépressions causées par l’éreintante précarité qui sévit dans les sociétés les plus riches ne font qu’accuser le climat de résignation qui y règne. En ce sens, jusqu’à la crise de 2008, le néolibéralisme a bien été une forme cynique mais efficace de compromis social. Or, même si celui-ci risque d’être entamé par la rigueur qui s’annonce, on peut penser qu’il le serait tout autant par des mesures fiscales et coercitives capables de desserrer l’emprise du capital financier : car dans la mesure où les grandes entreprises retirent souvent plus de bénéfices de leurs opérations financières que de leur activité commerciale, aligner leur valeur boursière sur leur valeur comptable exposerait les comptes macroéconomiques des sociétés du nord à un brutal ajustement.

Est-ce à dire que l’horizon politique se résume à un choix entre une austérité inique et une purge qui, à court terme au moins, s’avèrerait plus violente encore ? Pour échapper à cette alternative, il importe de se souvenir que le crédit qui se façonne sur les marchés financiers n’est que l’expression de la confiance des investisseurs dans le proche avenir. Aussi, plutôt que de se demander s’il faut se dérober ou se plier aux exigences qu’il exprime, peut-être devrait-on chercher à en modifier le contenu. Ni dictature à abattre, ni contrainte à intégrer, les marchés financiers seraient alors envisagés comme un champ de bataille à investir.

Pour la gauche, s’engager dans cette voie implique de se redéfinir. Depuis le xixe siècle, ses ailes réformistes et révolutionnaires puisent en effet leur identité commune dans la triple conviction que la société est divisée entre détenteurs de capitaux et travailleurs, que le conflit qui oppose ces deux classes se noue sur le marché de l’emploi, et enfin que leurs luttes ont pour double enjeu l’appropriation des moyens et la répartition des revenus de la production. Or, dans l’univers fiduciaire où il leur faut prendre pied, ces distinctions héritées du capitalisme industriel — entre patrons et ouvriers, secteur privé et secteur public — ne sont pas les plus pertinentes.

Sur le marché des capitaux, qu’il s’agit à présent de transformer en zone conflictuelle privilégiée, la ligne de partage déterminante passe plutôt entre les détenteurs de parts (shareholders) et les parties prenantes (stakeholders) d’une entreprise. Tandis que les premiers, c’est-à-dire les actionnaires, mais aussi les cadres détenteurs de stock options et les gestionnaires de portefeuilles, sont les bénéficiaires de sa rentabilité financière, les secondes regroupent l’ensemble des acteurs que son activité affecte : les salariés qu’elle emploie, les consommateurs de ses produits, les fournisseurs de ses input, les contribuables des collectivités dont elle utilise les infrastructures, les populations dont elle modifie l’environnement. Quant à l’enjeu de la lutte à mener, il ne réside principalement ni dans la propriété du capital, ni dans le partage de ses revenus mais plutôt dans l’établissement de sa valeur.

Condensées dans ce qu’on appelle la « responsabilité sociale des entreprises », les revendications des parties prenantes entrent, concurremment avec les spéculations sur son appréciation, dans le processus de valorisation d’un titre. Sans doute leur incidence sur la confiance des investisseurs demeure-t-elle généralement marginale. En dehors des cas de désastres ou de scandales suffisamment médiatisés pour rendre plausible la perspective d’une réglementation plus stricte, l’empreinte écologique et sociale d’une entreprise ne compte pas pour beaucoup dans l’évolution de sa valeur boursière. Mais c’est précisément en misant sur la sous-évaluation des responsabilités dont les entreprises entendent s’acquitter à moindre coût, et à seule fin de soigner leur image, que la gauche peut réussir son entrée en bourse. Lutter efficacement contre le néolibéralisme revient donc pour elle à s’imposer comme la représentante des parties prenantes, soit à fédérer leurs aspirations en sorte de leur conférer une consistance politique mais aussi une influence décisive dans les anticipations des marchés financiers.

Pour peser sur les estimations des parieurs, militer en faveur de leur encadrement est évidemment nécessaire mais largement insuffisant. La libre circulation des capitaux tend en effet à minorer l’impact des réglementations nationales, tandis que, pour s’épargner la peine d’amorcer leur globalisation, les États ont toujours beau jeu d’arguer qu’en agissant avant les autres ils risquent de priver leur économie des investissements dont elle a besoin. Eu égard à la violence de la crise boursière de 2008, les timides réformes de Wall Street consignées dans le plan Volcker et les faibles contraintes imposées aux banques par le Comité de Bâle suggèrent même que la réglementation des marchés financiers n’est pas tant le moyen d’agir sur les mouvements de capitaux que la résultante du rapport de force entre détenteurs de parts et parties prenantes. Prendre le parti des secondes implique par conséquent moins de les protéger des premières que de les armer pour aborder le terrain de la valeur actionnariale.

À cette fin, il importe d’abord d’œuvrer à l’affermissement de la conscience de classe des « détenteurs d’enjeux » — puisque tel est bien le sens du mot stakeholders. En théorie, une pareille tâche se heurte sans doute à de considérables difficultés : les ressources allouables n’étant pas infinies, les entreprises peuvent être amenées à arbitrer entre les revendications sociales de leurs salariés et les préoccupations environnementales de leur voisinage, tandis que les ménages doivent faire la part entre leurs souhaits d’acquéreurs de marchandises et leurs exigences d’usagers des services publics. Reste qu’en axant la gouvernance entrepreneuriale sur l’élévation permanente de la valeur actionnariale — au détriment des conditions de travail, de la préservation de l’environnement, de la qualité des produits, du traitement réservé aux fournisseurs et des ressources disponibles pour les collectivités locales ou nationales — le néolibéralisme est parvenu à nuire aux intérêts de l’ensemble des parties prenantes et, ce faisant, à réduire considérablement l’importance relative de leurs conflits intestins. L’attention exclusive portée aux conditions financières de la confiance des investisseurs apparaît donc comme un puissant facteur de solidarité potentielle entre les syndicats, les militants écologistes, les associations de consommateurs, les promoteurs du commerce équitable et les défenseurs de l’accès universel aux biens communs.

Si la croissance des externalités négatives qu’occasionne une gestion des entreprises vouée à l’entretien de leur attractivité boursière contribue grandement à rapprocher les points de vue des diverses parties prenantes, celles-ci doivent encore convertir les attentes et griefs constitutifs de leur identité de classe en une force capable de s’exercer sur les marchés financiers. Or, une telle conversion interdit de demeurer en marge du monde des paris boursiers. Pour la réussir, il est au contraire nécessaire de s’y introduire, tant du côté des arbitres que de celui des joueurs.

D’une part, il faut qu’en se coalisant, les parties prenantes parviennent à forcer la porte des instances habilitées à évaluer les performances. Autrement dit, davantage qu’une nationalisation ou une régionalisation des agences de notation, il s’agirait d’obtenir une modification de leur statut qui, tenant compte des dimensions actionnariale et partenariale des entités qu’elles ont pour mission de noter, leur imposerait une représentation paritaire de détenteurs de parts et de détenteurs d’enjeux au sein de leurs conseils d’administration. Une fois infiltrées de la sorte, on peut gager que les critères d’attribution du célèbre « triple A » ne seraient plus les mêmes qu’aujourd’hui.

D’autre part, il appartient également aux partis des parties prenantes de se donner les moyens d’agir sur les humeurs des investisseurs. (Ceux-ci, affirmait déjà Keynes, ne s’occupent guère du sort que le long terme réserve aux titres qu’ils négocient : la valeur qu’ils leur attribuent procède bien moins d’une recherche sur leur potentiel économique que d’une estimation de leur crédit dans l’opinion — ou mieux encore, dans « ce que l’opinion moyenne croit être l’opinion moyenne ».) Or, dans la mesure où les marchés se déterminent mimétiquement en fonction de rumeurs relatives au futur immédiat, deux manières d’orienter leurs appréhensions et leurs engouements peuvent aussitôt être envisagées. Destinée à majorer les risques financiers de l’irresponsabilité sociale ou environnementale, la première consisterait à influer sur la nervosité des actionnaires en renforçant l’accès à l’information et le pouvoir de communication des « lanceurs d’alerte ». À l’inverse, la seconde viserait plutôt à jouer sur les motifs de l’« exubérance » des marchés en favorisant la constitution de fonds abondés par les cotisations des parties prenantes — pouvoirs publics, syndicats, associations de consommateurs — et dont l’allocation serait dévolue à l’accréditation des projets conformes à leurs aspirations.

Dira-t-on qu’en s’appuyant sur la notion pour le moins suspecte de responsabilité sociale des entreprises, c’est-à-dire sur leur aptitude supposée à assumer de leur propre chef les fonctions jadis exercées par l’État-providence, l’habilitation politique des parties prenantes relève d’une reddition à la fiction proprement néolibérale d’un capitalisme éthique ? Il faut sans doute admettre qu’a priori, l’entrisme dans les agences de notation et l’investissement militant dans des fonds de placement spéculatifs apparaissent au mieux comme des moyens improbables de réduire l’emprise du capital financier. Cependant, un bref retour sur le passé des luttes sociales autorise à avancer que l’appropriation des termes de l’adversaire n’est pas forcément la marque d’une honteuse compromission.

Le capitalisme industriel, expliquait Marx, s’est lui aussi construit sur une fiction ; en l’occurrence, celle d’un « travailleur libre », propriétaire d’une marchandise appelée force de travail. Selon l’auteur du Capital, en effet, l’assimilation de l’employeur et du salarié à deux négociants autonomes et désireux de vendre ce qu’ils possèdent au meilleur prix est bien ce qui permet aux libéraux de faire passer pour un échange équitable l’extorsion par le premier de la plus-value créée par le labeur du second.

Or, tout en y repérant la condition formelle de l’exploitation capitaliste, le mouvement ouvrier ne s’est pas contenté de dénoncer ce dispositif — encore moins de réclamer la restauration de l’artisanat et du compagnonnage. Au contraire, les syndicats se sont constitués en mouvements de travailleurs libres et, à ce titre, ont investi le marché de la force de travail pour soutenir son prix et modifier ses conditions de vente. Après plus d’un siècle de luttes, c’est largement en raison du succès de cette stratégie que, confrontés à l’érosion de leurs profits d’exploitation, les détenteurs de capitaux ont gagé le maintien de leur hégémonie sur l’essor des marchés financiers. Pour contester leur empire, il n’est donc pas absurde d’appeler à les suivre sur leur nouveau terrain d’élection.

Tout en dénonçant la manière dont le marché de l’emploi estimait le travail, le mouvement ouvrier n’a cessé de se mobilier pour majorer sa valeur d’échange. De même, si un mouvement des parties prenantes voit le jour, il n’aura nullement besoin d’admettre que les marchés financiers évaluent correctement le capital pour s’efforcer d’infléchir les conditions d’établissement de la valeur actionnariale. Là où le mouvement ouvrier est jadis parvenu à obtenir une rémunération moins inéquitable des facteurs de production des marchandises — au point de persuader ses adversaires d’externaliser leur activité industrielle pour faire de la spéculation le cœur de leur métier — il lui reviendra d’imposer un rééquilibrage des facteurs d’accréditation des actifs financiers. Pour spéculer sur un avenir meilleur, les places boursières deviendront alors un terrain fertile.

Post-scriptum

Michel Feher est philosophe. Il prépare actuellement un essai S’apprécier. Pourquoi et comment épouser la condition néolibérale, à paraître aux Éditions La Découverte.