Vacarme 54 / Vacarme 54

Il y a des images dont nous sommes autoritairement dessaisis et des paroles provocantes qui nous figent dans le silence. Certaines images, interdites brutalement aux moins de 18 ans, sont ainsi assignées à être amputées ; certains mots, proférés par les figures du pouvoir, vitrifient notre espace de parole et nous rendent muets. Les unes et les autres sont les signes d’un ordre qui affirme sa puissance en déniant à chacun la possibilité de construire son regard, sa place et sa conduite dans le monde ou d’énoncer sa propre parole dans l’espace public.

Dans un climat où la censure d’œuvres ou d’expositions paraît à nouveau légitime, la Ville de Paris, en interdisant aux moins de 18 ans l’exposition de Larry Clark, s’est enferrée dans des contradictions, dont la saveur mérite une énumération : contradiction entre l’âge légal de la majorité sexuelle et l’âge de l’interdiction ; contradiction entre la réitération incessante de la responsabilité des parents dans la surveillance de leur progéniture et la décision d’interdire à leur place ; contradiction entre l’accès payant à des œuvres dans une institution publique et l’accès immédiat et gratuit à ces mêmes œuvres sur internet ; contradiction entre le chiffre ridicule (et déploré) de la fréquentation des musées par les adolescents et l’interdiction qui leur est faite de se frotter à une œuvre qui les met en scène…

Mais dans cette interdiction se glisse le jeu ambigu d’une société qui enracine sa coercition dans sa propre peur des images. D’un côté, elle agite cette frayeur au bénéfice du maintien de l’ordre en faisant perdurer la croyance que la représentation de la sexualité, adolescente ou non, ébranle forcément les hiérarchies et les quotidiens endormis. D’un autre, sous couvert de défendre les libertés, de montrer pour l’auteur et de regarder pour les spectateurs adultes, elle érige un regard autoritaire, en charge de démêler, au nom de tous, le pouvoir de contamination des images. Dans un cas comme dans l’autre, cela suppose que l’image n’est pas ce qu’elle présente, mais ce qu’on en attend ; qu’elle ne tient son évidence que des lectures qui la précèdent et sa force perturbante d’un savoir préconçu. La censure construit ainsi son territoire à partir d’un excès de foi dans le pouvoir des images, c’est-à-dire dans l’aveuglement. Elle raconte aussi qu’entre la perception d’une image et ce qu’elle est supposée provoquer, il n’y a aucune fêlure, que le regard anticipe toujours l’effet d’une image. Ou encore que le regardeur n’élabore aucune narration face à une œuvre, mais s’inscrit, qu’il le veuille ou non, dans une situation qui devance son regard. En interdisant, le censeur contracte l’image sur un présupposé qu’il donne comme univoque et agissant. Superposant à la temporalité de l’image, celle du regard porté sur elle et celle supposée d’un passage à l’acte, et imposant aux autres son incapacité à mesurer les distances, il empêche quiconque de construire sa place devant l’image. Il prive de regard.

À ce gel des images, fait écho une parole qui, s’épanchant déjà trop souvent, et avec bruit, dans la sphère privée, fait irruption dans l’espace public. En traitant, comme s’il lançait un bon mot, les journalistes d’« amis pédophiles », le président de la République poursuit le tissage verbal, vulgaire et rance, auquel il nous a habitués. S’il crée un brouillard polluant pour noyer le mensonge et l’absence de réponses aux questions qu’on lui adresse, il délégitime surtout la parole publique en mettant au défi ses interlocuteurs de lui répondre avec le même niveau de langage. Derrière ces mots, qui contaminent d’autant plus le quotidien qu’ils font exemplarité, se glisse un effet inversé, mais contribuant aux mêmes fins, que celui de la censure : la transgression, parée d’un clin d’œil et d’une franchise de langage que nous sommes invités à saluer, joue sur le registre de l’abjection, en faisant comme s’il s’agissait d’une demande de proximité de notre part. Ce tour de passe-passe, qui banalise l’excès de sens de telles apostrophes, dépossède de toute parole singulière, sauf à communier avec le pouvoir dans le nauséabond. Il nous interdit. D’où une sidération effrayante.

Le silence inouï qui entoure le fait que la parole publique sur l’immigration puisse être portée par un ministre condamné pour racisme n’en est-il pas une des manifestations assourdissantes ? La censure trouve ici son horizon inversé : en mettant en œuvre une politique de l’oxymore, qu’il banalise pour son seul profit, le pouvoir prive de parole.