Tours et détours du Chat avant-propos

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Lorsque, dans Le Maître chat ou le Chat botté de Charles Perrault, le troisième fils du meunier reçoit pour tout héritage un chat, il ne sait qu’en faire, sinon le manger et confectionner un manchon de sa peau. Mais l’animal n’est pas d’accord : pour peu qu’on lui fournisse des bottes et un sac, il montrera qu’il n’est pas une mauvaise affaire. Le conte, qu’a merveilleusement commenté Louis Marin, propose donc un pacte initial, qui consiste à détourner les enchaînements prévisibles de la satisfaction immédiate, animale (chat = manger) pour lui préférer la médiation d’une satisfaction plus lointaine (au futur) afin, en définitive, de circonvenir le droit d’aînesse : alors que ce benêt de fils croit qu’il est contraint de se soumettre à ce qui serait le poids présent du réel, le Chat traite le déséquilibre du partage initial, non comme une nécessité, mais comme une fiction – celle qui permet d’ordonner la répartition des richesses dans la société d’Ancien Régime –, à laquelle il va s’agir d’opposer une autre fiction. Face à l’injonction There Is No Alternative que la victime du rapport de forces reprend pourtant à son compte, le Chat va rendre possible un autre monde : un monde dans lequel un fils de meunier peut devenir le gendre du roi. D’un même mouvement, il donne à voir la fondation imaginaire de l’ordre du monde donné pour réel, et l’altère pour faire advenir, en son sein, un monde possible. Pour ce faire, le Chat réorganise les signes : lapins et perdrix deviennent des présents pour le souverain. Et il crée du réel par le pouvoir de la nomination, il habite le monde en le nommant : l’animal rebaptise ainsi son maître (qui n’a d’ailleurs pas d’autre nom dans le conte) en lui conférant un titre, c’est désormais le marquis de Carabas.

Récuser les enchaînements prédictibles des faits, redistribuer les ordres et les signes, nommer ce qui n’a pas de nom, ces opérations constituent l’espace même de la fiction. Or s’il paraît difficile de faire du Chat un modèle d’affranchissement collectif, on peut au moins s’inspirer de sa méthode. Pour qui tient à une politique d’émancipation, la production de fictions (littéraires, cinématographiques, artistiques, juridiques, et dans tous les autres domaines où il y a des chats bottés) permet d’abord de démystifier les fictions dominantes : celles que les conservatismes s’obstinent à nommer « réalisme ». Fictionner, c’est vendre la mèche. Et c’est, du même coup, produire de nouveaux partages, rendre pensables, en entreprenant de les montrer ou de les raconter, de nouvelles configurations du monde et d’autres façons de l’habiter qui puissent augurer des possibilités de transformation. Au « c’est comme ça » du conservatisme et au « agis comme si » de la loi morale, on peut donc commencer par opposer de multiples « c’est comme si » constituants. Là résident la responsabilité des fictions, la nécessité qu’il y a de les prendre au sérieux, mais aussi de penser à cette aune leurs valeurs respectives. C’est l’un des objets du chantier qui suit.

un art de la ruse

Comme le dit l’une des moralités du conte de Perrault, « L’industrie et le savoir-faire / Valent mieux que des biens acquis » : la fabrication de la fiction (bourgeoise) par le Chat permet de faire son chemin dans un monde régi par les valeurs aristocratiques. Mais la réussite passe par la ruse, seule tactique possible contre le pouvoir, explique Louis Marin : le Chat prend le roi au piège de ses propres valeurs (un nom fait un homme, un jeune homme bien fait est un homme de bonne famille), et il détourne le pouvoir à son profit : pour contraindre des paysans à affirmer que leurs terres, qui appartiennent à un ogre, sont au marquis de Carabas, il menace de les transformer en chair à pâté, il parle donc comme un ogre lui-même, ou comme s’il s’exprimait au nom de l’ogre. C’est une chance et une grande source de joie pour ses lecteurs, dans les contes de Perrault les rois et seigneurs ne sont souvent ni très malins, ni très machiavéliens. Car ils croient à la transparence, à la stabilité des identités. Ainsi le Chat va venir à bout de l’ogre en lui demandant de prouver ce que l’on dit de lui, qu’il peut se transformer en toutes sortes d’animaux. L’ogre s’exécute, finit par se changer en souris que le Chat (qui est un chat après tout) dévore. L’ogre est pris au mot car il ne fait pas la différence entre lui-même et lui-même, il répond à l’injonction « sois ce que tu es », comme le chantent les Staple Singers, alors que le Chat est le maître du travestissement : ne commence-t-il pas sa carrière en s’affublant de bottes ? L’une de ses ruses consistera à dénuder son maître pour le faire habiller par le roi de vêtements conformes à sa prétendue qualité de marquis.

Il y a sans doute un intérêt, ici encore, à se mettre à l’école du Chat. Car si, bien plus que son jeune maître, il va au-devant du monde et des autres, tissant des liens, multipliant les allers et venues, se confrontant aux puissants, c’est toujours en se divisant, en jouant de son identité, en préservant un écart entre lui et lui-même. Fiction, là aussi, et nouveau détour : l’identité est un jeu de construction, pas une définition. On peut y croire sans y croire, pour le plaisir, pour les branchements qu’elle permet d’opérer avec d’autres, tout en ménageant une distance à soi-même qui permet de déjouer les impératifs très actuels de la transparence. Il se pourrait bien que le savoir-fictionner du Chat soit un vade-mecum indispensable à quiconque, aujourd’hui, se réjouit de la façon dont le net rend possible une démocratisation de l’expression et une démultiplication des liens sociaux, tout en s’inquiétant des possibilités qu’il offre en matière de contrôle et de surveillance. Quand nos amis de Facebook ne sont pas nécessairement nos amis, ou qu’ils le sont sans que ce que nous y postons leur soit précisément adressé, autant s’exercer aux jeux du masque et à l’écriture indirecte. Sans doute est-il urgent, à ce titre, d’encourager et de développer un art de la fiction : celui qui permet, justement, d’aller sans aller, de partager en retrait, d’envoyer dans le monde des avatars de soi et d’en jouer pour donner de la voix.

des fictions en puissance

Le Chat triomphe en prenant l’ogre au mot, et Marc Escola, que l’on retrouvera plus loin dans ces pages, propose d’infliger le même traitement au texte. Dans le livre qu’il a consacré aux Contes de Perrault, il revient ainsi sur la fin de Maître Chat, qui se conclut comme il se doit sur un repas réunissant le roi, sa fille et le marquis de Carabas. Or ce banquet est opportunément trouvé tout prêt par le Chat dans le château de l’ogre. On peut du coup s’interroger sur la nature des mets offerts, et ce d’autant plus que, souligne Marc Escola, on voit dans Le Petit Poucet un autre ogre saliver à la perspective d’offrir comme collation à ses amis quelques petits enfants. Là où l’auteur a arrêté la prolifération des possibles du récit, le commentateur les rouvre, refuse de se soumettre à l’autorité (passée) pour faire surgir des possibles (futurs), présents dans le texte initial sans être exploités. On peut s’inquiéter de ce que le conte prétend ainsi nous faire ingurgiter, et ce d’autant plus que Perrault dans sa préface propose aux Pères et Mères de raconter des contes à leurs enfants pour leur « faire avaler [des vérités] en les enveloppant de récits agréables ». Il ne s’agit pas de refuser de manger, mais de savoir ce qu’on nous fourre dans le bec.

En proposant de fictionner les fictions, l’écriture contrefactuelle apparaît à la fois comme un outil d’élucidation et de réappropriation des textes. Or si elle se pratique aujourd’hui, notamment, dans le champ des études littéraires (qu’on songe au dernier livre de Pierre Bayard, qui propose de lire Autant en emporte le vent de Léon Tolstoï), elle effectue ce dont font l’expérience, au moins intui­tivement, tous les lecteurs et tous les spectateurs du monde : la force contagieuse des fictions. Peut-être y a-t-il là l’un des critères d’évaluation, à la fois qualitative et politique, les plus féconds des œuvres de fiction : leur puissance – et la dynamique émancipatrice dont elles sont virtuellement porteuses – se mesure à la façon dont elles procurent le plaisir de se laisser raconter une histoire sans s’en laisser conter. Une fiction qui compte permet de reprendre la main, en ouvrant la possibilité de raconter et de (s’)inventer, dans son propre contexte, à partir d’elle. Il serait une fois…