Sens fiction

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Si l’agrafe de la fiction chute, les paroles gèlent, le sujet est en exil. Dès l’enfance, le lien vivant à la langue mis au jour par la psychanalyse, passe par la circulation entre sens et hors-sens…

Dans Le chant des pistes, Bruce Chatwin explique la façon dont les Songline des aborigènes d’Australie mêlent la description d’un récit mythique – la création d’une part du monde dans tous ses détails physiques (par quel Ancêtre telle colline fut-elle créée) –, au tracé d’un chemin pour le voyage à pied. Le déroulement du récit joint aux éléments du paysage – le caillou, le grand arbre, la rivière – sert de guide à celui qui avance sans autres repères dans une région inconnue. Le chant se noue donc aux pas de ce marcheur-là, et le chemin qu’il trace – entre le caillou, le grand arbre, la rivière –, agrafe les temps disjoints de l’histoire contée et de la réalité. Inscrit le corps dans la fiction ?

Pour quelle piste de chant, quel tracé qui le fait s’avancer dans des régions inconnues, l’enfant à qui l’on raconte des histoires est-il tout ouïe ? Et en quoi cela lie profondément fiction et langage ? Depuis sa venue au monde, il écoute bruire autour de lui le ruban continu des phrases qui racontent et distribuent l’ordre d’avant le sens. Phrases revêtues des premiers atours de la fiction : il leur prête ce qu’il ne possède pas, ne connaît pas, ne comprend pas. Y glisse l’exubérante jouissance du vivant qui le déborde et les chante (à la Cité des sciences à Paris se trouve une exposition permanente dédiée au son, dans laquelle on peut entendre des babils d’enfant de plusieurs pays : le chant de chaque langue y résonne, mais tout aussi bien, en y prêtant l’oreille c’est l’enveloppe vivante d’un récit inconnu qu’on entend). L’ordre d’avant le sens conjugue au plaisir ou au déplaisir (des sens) qu’il éprouve, les sons, les lumières, les lieux, les rythmes. Quelle amplitude ! Mais il fait autre chose encore, il lui fait apercevoir le sens qui lui échappe et anime ceux qui l’entourent, le sens qui va l’obliger à chercher sa formule pour s’en saisir. Entrer dans le langage, consentir au sens commun, est un choix forcé qui exige une cession de jouissance – de joui-sens – dit Lacan. Mais ce choix du sens et de l’adresse à l’autre, ne se fait pas sans y agrafer des morceaux de hors sens dans lesquels le vivant reste pris – multitude de petites huîtres serrées dans leurs nasses. Pour que le langage vive, et que le sujet y fasse résonner les songline qui porteront ses pas, pas moyen de délier l’un de l’autre. L’excès de sens écrase et paralyse. L’excès de jouissance isole et détruit. « Ici, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou », dit Balzac. Ici, je serai. L’histoire d’un sujet peut s’écrire. Toujours entre. Pas sans l’agrafe de la fiction.

Mais il arrive que l’agrafe tombe ; que la langue soit expurgée de la fiction, que le sujet parlant se trouve isolé (parfois dès l’école) ; piégé entre les murs des langues de bois, des discours qui assignent, où les signifiants sont choisis pour couper court aux effets de significations, où les évaluations, questionnaires, cases à cocher barrent l’invention. Alors c’est l’exil de la parole, l’échouage aux confins de la mer de glace, dont parle Rabelais, là où les paroles gèlent. Faire sourde oreille aux fictions qui dérangent, c’est toucher aux épaisseurs et aux ombres du langage, c’est toucher au point même de l’articulation de la vie : empêcher que chacun invente le chant de son parcours et que le monde se trouve ainsi créé à nouveau.

N’est-ce pas pour que ces paroles « fondent et qu’on les entendent » que Freud a inventé la psychanalyse ? Ouvrant un lieu inédit où accueillir avec la plus grande attention les récits de ses patients, les fictions du petit Hans et ses girafes chiffonnées, où tendre l’oreille aux jeux de langue du sujet jusqu’au point de rebroussement où les éclairages se retournent et les habits de l’empereur tombent. Arpentant avec eux sens et hors-sens sans jamais les opposer, en ménageant des passerelles pour que la langue intime de chacun circule dans sa littérature et que peu à peu les paroles prises dans le gel du symptôme s’en trouvent revivifiées, éclatent et sonnent comme le raconte Rabelais : « Alors, il nous jeta sur le tillac de pleines poignées de paroles gelées, et elles ressemblaient à des dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. Après avoir été échauffés entre nos mains, ils fon­daient comme neige, et nous les entendions réellement, mais nous ne les comprenions pas car c’était un langage barbare. Un seul fit exception, assez gros, qui, Frère Jean l’ayant échauffé entre ses mains, produisit un son semblable à celui que font les châtaignes jetées dans la braise sans être enta­mées, lorsqu’elles éclatent, et nous fit tous tressaillir de peur. C’était, dit Frère Jean, un coup de fauconneau, en son temps. Panurge demanda à Pantagruel de lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner sa parole était acte d’amoureux. »