Vacarme 54 / Cahier

écritures de la musique / 6

Répétition générale

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L’esprit du texte est dans le titre : ce qui suit met à l’essai une idée sans être tout à fait certain de parvenir à la conduire à son terme, ni de la faire aboutir. Mais il y a une intuition, voire une conviction. On aurait tout à gagner à penser l’art des sons depuis ce qu’il a de plus concret : l’expérience du jeu musical. Autrement dit, ce qui fait la musique, c’est le moment où on (la) répète. Parti pris.

Elle s’appelle Solenn. Tout juste âgée de 15 ans, elle apprend le violon depuis de longues années au Conservatoire. On la dit plutôt « bonne musicienne ». Chaque semaine, elle va à son cours. Régulièrement, elle « joue » en public — devant sa famille, d’autres parents — à des auditions. Elle participe aussi à des sessions d’orchestre. Puis il y a également les examens devant un jury pour lesquels elle prend soin de préparer un programme spécifique. Plus que tout, néanmoins, plusieurs fois par semaine, elle travaille son instrument. Jamais cependant, il ne lui est venu à l’idée d’inviter, ne serait-ce qu’une fois, Clément, son petit copain, à partager ce moment. De son côté, lui « fait » de la guitare dans un groupe avec ses amis : il se forme tout seul, cherchant à incorporer obstinément les gestes. Mais le groupe se réunit de manière hebdomadaire dans la cave de la maison d’un des membres. Parfois, Solenn est présente aux séances. Il y a peu, cela a même constitué pour Solenn un argument pour partir — en bande — un weekend dans une maison de campagne. Plusieurs raisons se conjuguent pour comprendre cette distorsion ; deux au moins paraissent évidentes.

Tout d’abord, il semble aujourd’hui plus aisé d’assumer publiquement pour un adolescent de « faire du rock » car « c’est cool ! » quand « jouer du violon, c’est naze ! ». Cela correspond sans doute au déplacement qui s’est opéré à gros traits ces vingt dernières années : le rock a acquis une légitimité culturelle et une respectabilité qui contribuent à la valorisation sociale (et économique) de sa connaissance — dictionnaires, travaux universitaires, revues se sont multipliés — et en retour de sa pratique. Il est loin le temps où les rockeurs étaient des enfants d’ouvriers en colère et Philippe Manœuvre passait pour un rebelle. Songeons à ces adolescents de bonne famille qui auscultent avec science les discothèques de leurs parents (sans compter les vertus d’Internet) et développent un savoir approfondi d’un proche passé musical. L’art de l’exégèse qui constitue parfois les discussions consacrées au rock n’a plus rien à envier aux échanges entre experts de jazz : il suffit de lire quelques lignes du Dictionnaire du rock publié sous la direction de Michka Assayas pour en prendre toute la mesure.

Le vocabulaire utilisé révèle aussi la valeur attachée à chacune des deux activités : « faire du rock » évoque l’univers de la fabrication et par association celle de la création et donc de l’art ; « jouer du violon » fait basculer cette occupation du côté de la pratique et de l’artisanat. C’est à ce compte-là que l’enseignement académique des instruments s’est constitué au cours du XIXe siècle ; pensé comme une discipline appelant devoirs et évaluations, l’apprentissage d’un instrument s’est élaboré (et s’élabore encore souvent) à l’unisson des mécanismes les plus rigides de l’école et à distance d’une conception moderne de l’art qui promeut le don et le charisme comme critères de reconnaissance artistique.

Le tableau est probablement trop binaire car il existe de multiples formes de « contaminations » des deux ­univers — il suffit d’observer le tarif de plus en plus prohitif des concerts de rock. Et ne forçons pas trop le renversement de valeurs : si la musique « rock » paraît dominante, l’expérience et la compréhension des codes de la musique « classique » restent le privilège d’une certaine élite soucieuse de distinction, malgré le développement en quelques dizaines d’années de conservatoires ou d’écoles de musique. Il n’en reste pas moins, et c’est là l’essentiel, que l’on ne peut pas faire comme si Solenn et Clément avaient des expériences musicales strictement équivalentes. Ne serait-ce que pour cela, il convient de s’efforcer de comprendre ce que peut nous dire, au-delà des effets d’âge et d’époque, la légère distorsion qui sert de point d’ouverture et d’étalon à notre réflexion.

On peut proposer une deuxième explication donc, et ce n’est pas la moindre, à ce décalage : d’une part, dans le premier cas, la répétition est individuelle et tendue vers le concert ou une forme approchée ; d’autre part, dans le second cas, elle est immédiatement collective. Dans cette dernière configuration, l’horizon, sans exclure le spectacle, est défait des procédures validant le sérieux d’une scolarité. De ce point de vue, c’est probablement la compétition sportive qui se rapproche le plus (sans se confondre avec) de la pratique d’un instrument « classique » : on jouerait presque du violoncelle comme on ferait de l’athlétisme. Il y a le temps de l’entraînement solitaire excluant toute présence extérieure et le temps de l’épreuve publique. Au cours de cette dernière, il s’agit de faire oublier tous les efforts qui ont précédé, de donner l’illusion de la facilité : c’est tout le ressort de l’admiration que suscite la virtuosité. À rebours, un interprète laborieux, au sens strict, est immédiatement discrédité, déchu.

On perçoit tout ce qu’il y a de sacralisé dans cette conception où la musique ne saurait exister qu’épurée et comme débarrassée de toute contingence. Les époques changent, mais rien ne bouge : de l’Antiquité à aujourd’hui en passant par le Moyen Âge, la musique reste assimilée à une théologie. La performance musicale doit suspendre la perception du temps et tout ce qui interférerait dans la contemplation béate du spectateur est déconsidéré. C’est ici qu’il y a point de jonction entre ce qui sous-tend les expériences musicales de Solenn et Clément : être musicien aujourd’hui, c’est être d’une manière ou d’une autre — le temps du concert ou parce qu’on a du talent – reconnu comme un élu. Les nombreux moments où Clément travaille dans sa chambre sa guitare rejoignent ici la pratique de Solenn : ils travaillent à leur élection. Cette puissance d’exclusion a des effets sociaux puissants : on en veut pour preuve la crainte voire le refus de ceux qui ne se sentent pas autorisés à parler de musique, à essayer d’en faire, leur hésitation à formuler en tout contexte leurs goûts ou plus pratiquement par exemple à aller à l’opéra. A contrario, la contemplation bouche-bée, le silence, la communion des spectateurs dans leurs applaudissements coordonnés révèlent la persistance d’une dimension religieuse — de la musique classique comme de la musique rock — et ce ne sont pas les fanatiques du téléchargement, de la haute-fidélité, de la discophilie qui contrediront ce constat. Mais de nouveau, on ne peut pas se résoudre à identifier totalement Solenn et Clément dans leurs rapports à la musique. L’hypothèse est la suivante : tenir compte de ce qui peut se passer autour d’une répétition permettrait de préserver leur altérité fondamentale et par là-même de revisiter à nouveaux frais l’une des distinctions qui traversent la réflexion sur musique et politique.

La publicité possible du travail de répétition vient incarner l’opposition structurante de nos imaginaires sociaux entre musique savante et musique populaire. On ne compte plus les études sur ce couple infernal. Elles ont pris pour l’essentiel deux directions. Soit on a cherché à montrer que la musique populaire pouvait être savante, que l’une se dissolvait dans l’autre et que leur opposition n’était donc qu’une construction théorique. Soit, à l’inverse, prenant en considération tous les paramètres qui font la musique — depuis la création jusqu’à la réception en passant par ses médiations —, on est parvenu à catégoriser les spécificités de chacune. Au-delà du fait que la première démarche peut avoir pour effet, sans doute non-intentionnel de digérer la culture dominée du peuple dans la culture dominante, on reste toujours un peu insatisfait du diagnostic — si juste soit-il — « d’invention de la tradition ». Les représentations, si elles doivent être discutées, restent des réalités perçues, des fictions éprouvées : on ne peut pas les congédier d’un revers de main en les disqualifiant sous prétexte qu’elles sont imaginées. Ou alors on considère que pleurer à la fin d’un film est une erreur. Ce qui revient à se couper de la réalité ! Mais dans le même temps, on trouvera toujours des contre-exemples, des dissonances à opposer aux éléments d’analyse qui distinguent savant et populaire. L’étude des influences en est l’expression : les recherches de Béla Bartók sur les musiques traditionnelles de Roumanie, l’utilisation par Émilie Simon des logiciels mis au point par l’IRCAM, une certaine pop britannique des années 1960 qui utilise massivement le clavecin (les Kinks en particulier) au moment où l’on redécouvre le répertoire baroque, sont autant d’exemples à inscrire dans l’articulation de ce couple. Ainsi peut-être les techniques de composition et d’écriture, de diffusion du son et de médiation, l’histoire et encore moins la sociologie du public ne permettent-ils pas de statuer sur cette distinction.

On veut défendre l’idée qu’il y a beaucoup à gagner à penser la musique depuis la répétition musicale. Autrement dit, il s’agirait de prendre au pied de la lettre Gilles Deleuze, lorsqu’il écrit, dans Différence et répétition, « peut-être est-ce l’objet le plus haut de l’art, de faire jouer simultanément toutes ces répétitions, avec leur différence de nature et de rythme, leur déplacement et leur déguisement respectifs, leur divergence et leur décentrement, de les emboîter les unes dans les autres, et, de l’une à l’autre, de les envelopper dans des illusions dont « l’effet » varie dans chaque cas. » Il ne parlait certes pas de « notre » répétition et pensait à l’usage du leitmotiv notamment (il évoque d’ailleurs explicitement Wozzeck d’Alban Berg). Il nous signale toutefois combien il y a là un concept précieux. Prendre au sérieux ce moment est ce qui nous permet de saisir au plus près ce qui fait la musique. Sa politique en somme.

Jusqu’à présent pourtant, la répétition musicale n’a quasiment jamais été abordée en tant que telle dans les écrits sur la musique ; et il semble bien souvent que les compositeurs, les interprètes et les auditeurs respectivement extériorisent, banalisent ou ignorent tout simplement son existence. Certes, des répétitions (générales) peuvent être publiques, mais elles fonctionnent à bien des égards comme des concerts de basse intensité : ce fut là la motivation de Solenn à aller écouter Clément répéter. Si l’on survole les différentes sciences qui ont pris la musique pour sujet, on constate à quel point la répétition reste, à quelques exceptions près [1], un trou noir.

Il existe bien un modèle : la pensée sur le théâtre a accordé une large place au moment de la répétition. Georges Banu dans Les Répétitions de Stanislavski à aujourd’hui, revisite toute l’histoire du théâtre à travers les modalités de répétition de chaque metteur en scène. Ce n’est sans doute pas par hasard si c’est au théâtre qu’on a pu assister à un spectacle tout entier conçu comme la « représentation » d’une répétition musicale : Italienne avec orchestre de Jean-François Sivadier fait asseoir les spectateurs dans la fosse à la place des instrumentistes, et leur fait vivre une répétition de La Traviata toute de rapports de conflits et de séduction entre le chef d’orchestre, la diva et le metteur en scène. Mais en dernier lieu, la pièce explore surtout l’inquiétude du théâtre à devenir musique et sa réciproque.

Le cinéma et la littérature ont pu à l’occasion accorder au motif de la répétition musicale une certaine valeur. Prova d’orchestra de Fellini et La Sonate à Kreutzer de Tolstoï, pour ne citer que deux exemples très différents, organisent leur trame narrative autour de moments de répétition mais ils demeurent prétextes à des considérations plus larges sur l’autorité et l’amour. De son côté, Godard, filmant les répétitions des Rolling Stones dans One + One, cherche à dévoiler le mystère d’un moment magique, c’est-à-dire la naissance d’un album. Il rejoint ici une démarche similaire à l’analyse génétique des textes dans les études littéraires : le point de départ (et d’arrivée) reste l’œuvre. Mais il franchit une étape : par son exploration de la répétition, il met en pratique son intention de « faire politiquement des films politiques ». Il faut retenir cette leçon.

Mario Fanfani, dans son film Une Saison Sibelius, déploie pour sa part toute son intrigue depuis une scène de répétition — un orchestre répète un mouvement de la Cinquième symphonie du compositeur finlandais. Ce qui est en jeu est la confrontation entre le chef (joué par Rüdiger Vogler) et un jeune homme sorti de prison (Jérome Robart) assistant à la répétition : deux mondes socialement opposés se rencontrent et c’est la répétition musicale qui le permet. Pour cela, Fanfani la filme intégralement et prend soin de ne pas couper la reprise in extenso du même passage travaillé par l’orchestre. En cela il rassemble, comme peu l’ont fait, « en fiction » tout ce qui fait de la musique une répétition : elle est reprise — Rodolphe Burger s’est attelé à le montrer régulièrement dans ces pages —, expérience toujours unique et en perpétuel recommencement, travail d’invention nourri de stéréotypes (il y a tout à la fois un imaginaire et une routine constamment déjouée de la répétition), concordance des temps (la « première » répétition est toujours grosse d’un passé), processus socio-économique (la répétition se déroule en un lieu).

En définitive, laisser la répétition impensée, c’est se condamner à n’envisager que partiellement les liens entre musique et société et concevoir une politique de la musique aveugle et muette au monde. Démocratiser celle-ci, ce serait tenir non seulement à sa gratuité et à son égalité d’accès, mais aussi à la généralisation de la répétition comme moment principiel car elle seule garantit l’ouverture éventuelle à chacun de faire (de) la musique. En somme, Clément devrait sans doute prendre garde à ne pas faire du rock comme on joue du violon et Solenn assumer le violon. Jouer ensemble ne résoudra peut-être pas tout, mais qu’ils songent au moins à ne jamais fermer la porte de leur répétition.

Notes

[1On conseille d’un point de vue historique la lecture de Nicolas Donin, « Le travail de la répétition : deux dispositifs d’écoute et deux époques de la reproductibilité musicale, du premier au second après guerre », Circuit : musiques contemporaines, vol. 14, n° 1, 2003, p. 53-86. Mais c’est du côté de la sociologie et de l’anthropologie que les recherches sont les plus stimulantes : citons Bernard Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, 2002, La Découverte et surtout Marc Perrenoud, Les musicos : enquête sur des musiciens ordinaires, La Découverte, 2007 ainsi que Denis Laborde, « Faire la musique », Revue Appareil, n° 3, 2009, http://revues.mshparisnord.org/appa....