Trouble trois pistes sur les drôles de rapports entre fiction et documents

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Où commence, où s’arrête la fiction ? Qu’advient-il d’elle quand, dans son souci de s’approcher au plus juste du réel, elle compose avec le document ? Faut-il supposer qu’elle s’y abolit, considérer qu’elle le contamine ? Peut-être s’affirme-t-elle dans le rapport, chaque fois singulier, qu’elle propose d’entretenir avec les documents qu’elle produit — dans le trouble dont elle les affecte. Enquête sur trois livres de Jean-Jacques Schul, Olivier Cadiot et Nicholson Baker.

pensée, morne plaine

« J’aimerais un jour parvenir à la morne platitude distante des catalogues de la Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Étienne, du comptoir commercial d’outillage, du Manuel de synthèse ostéologique de MM. Müller, Allgöwer, Willeneger, ou des vitrines du magasin de pompes funèbres Borniol (ces beaux poncifs) ».

« La morne platitude » de Jean-Jacques Schuhl, qu’il énonce en un manifeste culte au début de Rose Poussière (Gallimard, 1972), m’a toujours poursuivie — ou devancée plutôt. Comment un écrivain peut-il avoir comme ambition, dans un livre de littérature, d’atteindre « la morne platitude » ? Car la « morne platitude » c’est un peu comme le réel je crois, qui n’offre aucune prise et que le regard ne peut saisir tant que personne — auteur, peintre — ne l’a ordonné. C’est pourtant vers ce point de neutralisation de la littérature par le réel que tend Jean-Jacques Schuhl dans ce livre, c’est le « regard attentif porté sur les choses sans distinction » qui est infiniment désiré. Presque rien donc.

Pourtant, Rose Poussière n’est pas presque rien. C’est même un grand livre de littérature. Sa redécouverte en 2000 témoigne de sa pérennité : même fascination, même emballement des lecteurs. De documents, le livre est rempli, il est une sorte de cut-up, un monde mis à plat par les textes. Mais jamais ce livre n’aura « la morne platitude » du réel car ces documents sont montés (comme souvent), commentés (pas si fréquent), mais surtout chéris. Ce livre est un livre de goût et les documents y sont des fétiches adorés. Ici commence la fiction. Car si les documents ont une vérité référentielle indéniable, cette vérité est dépassée par une orchestration qui lui est supérieure. Appelons cette orchestration auteur ou bien fiction, pour commencer.

Lorsqu’on lit le catalogue de Manufrance, un extrait de France-soir, ou des paroles de chansons anglaises dans Rose Poussière, l’auteur s’éclipse — et c’est fréquent dans ces années-là, les années 1970. Les documents ont en leur pouvoir de faire disparaître l’auteur, certes, mais dans ce livre, cette disparition est incandescente, et laisse une trace : l’auteur est sous les titres de chapitres inventés comme « le faux cil (et le marteau) » ou « les deux foulards, Roman » ; il est dans la présentation en colonnes, dans les passages avec ou sans guillemets qu’il a copiés, les majuscules, les points de suspension.

La fiction serait donc liée à la présence de l’auteur ? Oui, fingere c’est modeler, sculpter — et ça n’existe que par l’action du sculpteur, le fictores. De quelle nature est cet objet livre ? Rien d’indiqué sur la couverture, c’est un « objet spécifique » ainsi que Donald Judd appelle les œuvres qui ne sont ni peintures ni sculptures. Paru dans la collection « Le Chemin », c’est un « texte » comme on disait dans ces années-là, mais ce texte tend vers la fiction. Alors, j’avance une première supposition : la fiction, c’est l’auteur, et le document c’est ce qui peut faire disparaître l’auteur dans un trou de réel – premier scénario : une chute.

pensée composée

Assez proche de Jean-Jacques Schuhl, et de l’usage sentimental qu’il fait des documents, il y aurait Olivier Cadiot, et son dernier livre, Un Mage en été (P.O.L., 2010). Tout autre mise en page : au commencement, c’est le narrateur qui parle, c’est un pavé de texte assez compact qui s’organise en chapitres quand on avance dans le livre. Puis, progressivement le texte s’aère, et devient de plus en plus aéré, les phrases s’arrêtent au milieu de la ligne, comme des vers, ou comme des répliques de théâtre (sauf qu’il ne s’agit ni de théâtre ni de poésie) et quand arrive la page 28, on tombe sur un document, le premier : c’est un petit croquis, qui représente une décharge de bonheur envoyée par les endomorphines. Une sorte de spirale dans un triangle.Et ça continue ainsi, par l’insertion d’images dans le texte, irrégulière certes, mais persistante, des croquis, des petites photographies, de tailles variées et de qualité incertaine. Cela fait penser à Sebald bien sûr, mais ce n’est pas la même chose : on sent (et on sait) la volonté de l’auteur d’écrire une continuité faite de texte et d’images. Et ce qui est beau dans le livre, c’est cet espace indifféremment occupé par les mots ou par le document : on sent que le récit se charge de la même densité de savoir que le document, et que le document a soudain le même pouvoir de fiction que le texte (tout objet plongé dans le champ de la fiction se fictionnalise à son tour — je tente le néologisme). Contamination. La page devient une sorte de pensée composée : on lit le texte de gauche à droite, on est dans la fiction horizontale et on tombe verticalement sur un document, référentiel. J’utilise là les catégories du philosophe John Searle (horizontalité de la fiction, et verticalité de la référence) car elles décrivent aussi une gestuelle de lecture. Une chorégraphie pour un lecteur d’un nouveau genre qui assemble fiction et document, en un seul geste.On lit, on regarde, les images et le texte se recouvrent progressivement d’un mince glacis et à la page 143, par exemple, on entre dans ce paysage de sous-bois, comme dans une fiction accueillante. On devient personnage, on continue de lire, on marche dans le décor. Deuxième scénario : on est un lecteur de fiction et de documents, on est un lecteur d’un troisième genre.

pensée troublée

Je m’étonne depuis quelque temps de la présence si fréquente de documents (écrits, photos, images, toute information en fait) dans la fiction aujourd’hui. Documents dans les romans, dans les récits, et dans la poésie. Human Smoke de l’Américain Nicholson Baker, paru chez Christian Bourgois en 2009, est un cas étrange, un peu limite. Le livre se présente en séquences juxtaposées, plus ou moins longues qui exposent des faits bruts de l’histoire. La plupart d’entre elles commencent par des noms de personnages historiques comme « Churchill » ou « Charles de Gaulle », ou encore par des dates. Au premier abord, le lecteur se dit qu’il est devant un pur « récit factuel » comme l’entend Gérard Genette, c’est-à-dire où tout est référentiel. Il a raison. Et il a tort à la fois.

À travers ces séquences, le livre raconte — mais raconte-t-il justement ? non il expose – la montée de la Seconde Guerre mondiale depuis une multiplicité d’événements et de points de vue — ceux de personnages historiques, d’écrivains, de journalistes ou de parfaits inconnus. J’imagine que pour cela Nicholson Baker a sélectionné des faits de l’Histoire écrits, piochés dans des livres, dans la presse, et dans des documents officiels (pas moins de 340 références bibliographiques à la fin du livre — livre d’un grand lecteur) et les a résumés. Ensuite, il les a sûrement organisés chronologiquement (ça commence alors que la Première Guerre n’est pas finie et finit à la fin de l’année 1941). Comme un journal, pourrait-on se dire. Mais un journal qu’aucun auteur humain n’aurait pu tenir, un journal collectif et panoptique en même temps. Étrange expérience, donc, pour le lecteur, que de parcourir une chronologie (les faits sont rapportés au présent), un pied en Allemagne et l’autre au Royaume-Uni, une partie du cerveau avec Churchill, l’autre avec The Goebbels Diaries. C’est éprouvant.Ce qui est à l’œuvre dans ce type de montage, c’est le fait que les points de vue s’affrontent, se paralysent les uns par rapport aux autres, se discréditent, éventuellement. Le montage des documents, cette « technologie intellectuelle » dont parle Franck Leibovici, est chose assez courante, en France en tout cas (prenez les auteurs de la revue Nioques de Jean-Marie Gleize ou le courant de « poésie objective »). Mais le montage est au service de la forme (la destruction des vieux genres, dont la poésie) et, au bout du compte, d’un discours idéologique (comme le dernier livre de Manuel Joseph, La tête au carré, chez P.O.L., en 2010, sur le conflit israélo-palestinien). Human Smoke, au contraire, saisit le lecteur par son indécision même, parce que l’érudition nous conduit directement aux contradictions — comment peut-il en être autrement ? l’Histoire en sort opacifiée, troublante. Et même si le livre est dédié « à Clarence Pickett et autres pacifistes américains et britanniques », la question reste entière : l’escalade de la violence était-elle inévitable ? Pas de réponse.Un livre d’historien aurait-il pu se permettre une telle indécision ? Pas sûr. Nicholson Baker est clair, « Je ne suis pas historien, dit-il, et Human Smoke n’est en rien un livre d’histoire traditionnel » et il propose un pacte de lecture hors du champ de l’Histoire. Bien que la matière première (les faits historiques) soit importante, ce qui la dépasse c’est la mise en tension opérée par la méthode du montage. Ce montage imite le temps humain, mais en exhibant ce qu’il a d’illusoire, en pointant ce qui menace notre jugement. Ce trouble, je pourrais le nommer fiction.

Mais, dernière question, pourquoi ce livre, rigoureux s’il en est, tend-il vers la fiction ? quel supplément trouve-t-il là ? Par la méthode du montage, les faits sont complexifiés et renvoyés tantôt à leur référentialité, tantôt à leur mise en doute. Ce montage est la possibilité d’un suspens du sens et conséquemment d’un suspens du jugement ; c’est la pensée en mouvement, précise et contrariée, troublée. Ce trouble c’est la fiction — c’est un troisième scénario — et c’est cela qui rend la pensée juste, non ?

Post-scriptum

Pascale Bouhénic est réalisatrice et écrivaine. Elle a notamment publié des « Vies de Boxeurs » dans Vacarme (numéros 45, 46, 48 et 49), qui paraîtront sous le titre Boxing parade, aux éditions L’Arbalète/Gallimard en février 2011.