L’Exofictif

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Il faut parfois s’aventurer jusqu’au pôle Nord pour, dans un même mouvement, retrouver les traces de Fantômas et rendre compte du réel dans toute sa puissance d’exagération. Sur la banquise qui fond, formation d’un genre littéraire.

On était romancier, on se retrouve « expert ». Que les livres que l’on publie soient des romans semble avoir de moins en mois d’importance : seuls comptent les sujets abordés et le degré d’information qu’ils contiennent. On est le premier surpris, on ne s’attendait pas trop à ça. On essaie de comprendre ce qui s’est passé.

Tout commence par les feuilletons. Pendant des années, on n’a lu que cela : Fantômas, Arsène Lupin, Carambole, etc. On aimait cette littérature parce que, sous ses aspects fantastiques et délirants, elle parlait du réel : chaque intrigue avait son lot de scandales boursiers, d’affaires de prévarication et d’innovation technologique, et Paris, immuable toile de fond du genre, y était toujours très précisément décrit, y compris dans ses aspect les moins connus (banlieues lointaines, sites industriels).

Cette combinaison de réel et de fiction, on l’a retrouvée par la suite chez toute une série d’auteurs, de J.-G. Ballard à Patrick Manchette en passant par François Bon. Mais au début des années 1990, les livres qui nous plaisaient se sont brusquement faits rares : les écritures du moi ont graduellement envahi les rayonnages.

Alors on s’est plongé dans le documentaire. On a dévoré des manuels sur les matières premières et des enquêtes sur la pollution, on s’est intéressé au secteur du bois et de la pêche, et aux centrales d’achat des supermarchés. On découvrait des mondes obscurs, étranges et tout aussi fascinants que ceux décrits dans les feuilletons. Le désir de mystère et d’inconnu qui nous avaient jeté dans les bras de Fantômas nous emmenait désormais chez les pirates somaliens et les négociants en terres rares.

Pourquoi ne pas publier des enquêtes sur ces niches de l’économie mondialisée ? Parce que leurs aspects les plus intrigants échappent au travail documentaire : si l’on prend l’escroquerie perpétrée pendant près de vingt ans par le financier Bernard Madoff, la principale inconnue de cette affaire n’est pas la manière dont il a procédé, mais comment il a pu incarner au quotidien un mensonge de cette amplitude sans jamais s’en ouvrir à quiconque. Seule la fiction peut essayer d’appréhender de telles trajectoires.

En outre, les personnages de l’économie mondialisée sont eux-mêmes tissés de fiction : les traders s’inventent des personnages inspirés des best-sellers financiers des années 1980 et les PDG se rêvent en conquérants. Cette part fantasmée de l’espace économique reste hors de portée du travail documentaire.

Pour aller regarder le réel dans les coins, on s’est lancé dans une série de livres où tout est véridique, sauf le narrateur (un tel dispositif nous semblait a priori plus ouvert que le vieux roman à clefs où les noms d’emprunts cachent des personnages réels). La série a déjà eu deux épisodes : un premier en 2009 sur l’industrie de l’armement et un second, Journal intime d’une prédatrice, sorti à l’automne 2010 et consacré aux financiers qui cherchent à capitaliser sur la fonte de l’Arctique.

La sortie du deuxième livre a été l’occasion d’un renversement de perspective inattendu : on s’est trouvé indifféremment sollicité comme romancier et comme spécialiste de l’exploitation des pôles. L’aspect fictif du texte pouvait alors être totalement passé sous silence : seul le sujet importait. L’actualité facilitait ce glissement : les bouleversements décrits dans le livre faisaient, au même moment, leur apparition dans les médias. La compagnie pétrolière Cairn Energy effectuait, début septembre, un premier forage au nord du cercle arctique et affrontait les hors-bord de Greenpeace, tandis que la Russie expédiait le tanker Baltica à travers le passage du Nord-Est jusqu’à Ningbo, en Chine (ledit cargo était immatriculé au Liberia, détail qui, s’il avait figuré dans notre livre, aurait paru exagéré ; comme le dit Jean Echenoz : « le réel en fait parfois trop »).

À l’inverse, les amateurs de littérature nous reprochaient notre fétichisme puéril du vrai : quelle importance, nous demandaient-ils, que les événements rapportés dans vos livres soient vrais ? Et que l’on puisse en vérifier l’exactitude en quelques clics sur Google ? Un bon sujet ne fait pas un bon livre : vous feriez mieux de travailler l’écriture.

À ces critiques, on opposait souvent les arguments des écrivains de l’intime : non, le sujet n’est pas indifférent et, oui, le fait qu’il soit vrai change la perspective du texte, y introduisant un élément de risque. Poussant la comparaison, on va parfois jusqu’à dire qu’on fait de l’exofiction : une littérature qui mêle au récit du réel tel qu’il est celui des fantasmes de ceux qui le font.

Post-scriptum

Philippe Vasset est romancier. Il a notamment publié Un livre blanc (2007) et Journal intime d’une prédatrice (2010) aux éditions Fayard.