Socrate ou l’esclave fugitif

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Complexe de Criton : se définit par le désir moderne d’utiliser toutes les ressources possibles de la fiction (le travestissement, la fuite, la traîtrise, le décentrement, le contresens, la lecture par les marges…) afin d’éprouver un réel injuste et criminel auquel on ne souhaite pas se soumettre.

De : XXX@yahoo.fr
Objet : Merci d’avance et réponds moi vite_ Date : 27 novembre 2010 16:18:12 HNEC
A : YYY@hotmail.fr
J’espère que tu recevras ce message à temps afin de m’apporter le soutien que j’attends de toi. En effet je suis venu rapidement et discrètement en Côte d’Ivoire pour la conclusion d’une affaire d’heritage abandonne avec des Ivoiriens (un directeur de banque et un avocat Ivoirien) avec qui j’etais clandestinement en contact email depuis quelques semaines.
À mon grand desarroi ces personnes étaient en réalité des escrocs et par megarde je me retrouve en garde à vue dans un poste de police pour un délit d’associations de malfaiteurs, tandis que les vrais escrocs sont en fuite.
 Apres mon audition, j’ai pu negocier une entente avec l’officier en charge du dossier pour payer le montant de 2.500.000 FCA soit 3820 euros, d’où je te supplie de me faire parvenir un complément de 1250 euros soit 820.000 FCA pour solder la totalite du montant exige pour ma libération.

Longtemps, Socrate attend l’exécution de sa sentence. Tous les jours, ses amis le rejoignent en prison. Assis sur sa couche, les jambes pendantes, il philosophe en leur compagnie. Le hasard permet que sa condamnation intervienne exactement le lendemain du couronnement de la poupe d’un vaisseau sacré qui faisait route chaque année vers l’île de Délos. « C’est, au dire des Athéniens, le vaisseau sur lequel Thésée partit autrefois, emmenant en Crète les sept garçons et les sept jeunes filles qu’il sauva en se sauvant lui-même », raconte Phédon aux amis de Socrate. Chaque année, une députation d’Athéniens partait en pèlerinage à Délos pour remercier Apollon. Une loi athénienne voulait que la ville reste pure pendant ce voyage et que le bourreau n’exécute personne avant son retour. Si Socrate ne meurt pas tout de suite, il le doit à la lutte victorieuse de Thésée contre le Minotaure, à sa fuite du Labyrinthe au moyen du fil d’Ariane, deux exploits annuellement commémorés par la Cité qui l’a condamné. Thésée — le rite et le mythe qui s’attachent à sa personne — suspendent l’action du tribunal. La fiction du mythe fondateur tient contre l’injustice : provisoirement.

Sa force n’est pas nulle. En elle s’origine le dialogue avec Criton. Neuf pages (en livre de poche) suspendues avant le retour du fameux vaisseau (prévu le lendemain au soir, prévient Criton qui rend visite tôt à Socrate le matin de son avant-dernier jour). Dans ces pages, Socrate explique à cet ami très cher qu’il ne s’enfuira pas, c’est-à-dire qu’il ne tournera pas en contrebande ce temps laissé par les Dieux avant sa mort. Socrate refuse l’errance des exilés, des apatrides, des étrangers. Ces esclaves, ces poètes, dit presque Socrate (mais il ne le dit pas). Les lois de la Cité bourdonnent dans l’oreille de Socrate qu’on ne fictionne pas sa vie pour sauver sa peau : « … peut-être aura-t-on plaisir de t’entendre, Socrate, raconter de quelle façon grotesque tu t’es évadé de ta prison, affublé de je ne sais quel costume, d’une casaque de peau ou de tel autre accoutrement coutumier aux esclaves fugitifs, et tout métamorphosé extérieurement… » Socrate ne lisait pas Judith Butler. Ou finalement si, qui sait... Le travestissement ne contrefait pas. Il fait. Socrate déguisé en esclave fugitif. Et pourquoi pas en femme ? Quelle horreur. (Sur sa femme, Socrate : « Criton, qu’on l’emmène à la maison. ») Criton est très vite gagné par le discours des Lois, par le refus de Socrate. Le travestissement. La vieillesse. Le banditisme nocturne. Et même, peut-être, ce vulgaire Thésée, fils perdu d’une courtisane qui fut seulement aimée sur une plage en passant… (Thésée : un aventurier ? un usurpateur ?), Thésée qui avait pris l’habitude de combattre les bandits au moyen de leurs propres armes. Quelle horreur, pense Criton.

« … Allons, réfléchis, Socrate, ou plutôt ce n’est plus le moment de réfléchir, tu dois avoir réfléchi, et tu n’as qu’un parti à choisir, car il faut que tout soit exécuté la nuit prochaine », avait pourtant supplié Criton au commencement. Thésée trompe la confiance de son hôte en acceptant l’aide d’Ariane et puis il la trompe, elle aussi. Socrate, trompe ton gardien. Trompe la Cité. Sois traître. Tu l’as dit toi même publiquement pendant ton Allocution : … dans ces conditions (très faible majorité de voix pour sa condamnation), je crois pouvoir dire que j’ai échappé à Mélètos (à l’origine de la plainte)…

Socrate ne fuit pas. Que fait-il ? Il rimaille. Eh oui. Sur le seuil de la mort, Socrate fait le poète. Il compose de la musique ordinaire. Des fictions et non des discours, explique-t-il. Il fictionne en rimaillant un texte qui ne lui est pas même propre (les fables d’Ésope) et aussi en l’honneur du Dieu Apollon dont la course du vaisseau, auquel il doit de vivre encore, célèbre la fête. Socrate a refusé de jouer la comédie du pathétique pendant son procès (de gémir, d’apitoyer les juges avec ses enfants en bas âge). Il a aussi refusé de parler autrement que dans son dialecte de philosophe, sans art, car il est vraiment étranger à ce qui se passe ici. Socrate refuse de fuir mais il passe le temps en faisant des vers. Il se met même, brièvement, à la place d’Ésope. Et de décrire la fable qu’Ésope aurait écrite, si Ésope avait été Socrate et si Socrate avait été Ésope. Plus loin, Socrate se réjouit aussi de faire société dans la mort avec Orphée, Musée, Hésiode et Homère. Je consens à mourir plusieurs fois, si ces récits sont vrais. Socrate se réjouit de mourir et de causer avec les héros des anciens temps qui sont morts comme lui, victimes d’un jugement injuste.

Socrate est l’esclave fugitif qu’il ne veut pas contrefaire. Il est le bandit qu’il ne veut pas paraître. Il ne va pas fuir de sa prison parce qu’il s’échappe déjà au moyen de la fiction. Il s’échappe aussi en s’approchant de la mort — le mal court plus vite que la mort, dit Socrate. La fiction n’est plus la marge. Elle est le centre. Elle est digérée habilement au moyen de la croyance. Elle sert avec toute-puissance la philosophie et la justice. Ce que Platon, finalement, raconte, c’est comment Socrate a tranquillement fini par fictionner la fiction avec puissance, de façon à s’échapper sans s’échapper, à être condamné comme un vulgaire esclave fugitif en se rêvant néanmoins un compagnonnage de demi-dieux, à faire de la poésie sans être poète, et à mourir sans cesser de vivre.

Nous, qui lisons et écrivons, nous nous réjouissons peu à l’idée de discuter avec Homère une fois conclue notre existence. On fictionne de moins en moins jusque-là. Moins d’audace socratique. Mais la vie après la mort ou l’immortalité de l’âme ne sont pas seulement en jeu dans cette frilosité. De même qu’on se demande à qui et à quelles fins ces fictions étranges qui circulent incessamment sur le net sont destinées — car exista-t-il un jour, un instant, un destinataire qui crut assez au drame vécu par cet anonyme, victime de vrais escrocs en fuite, pour lui envoyer 3820 euros ? —, on reste interloqué devant la profession de Socrate qui adhère au mythe au point de songer à s’y inclure une fois franchi l’Achéron.

Je consens à mourir, si ces récits sont vrais.

Si les fictions comptent à ce point que vous soyez prêts à risquer votre dignité de citoyen et votre vie sur elles en vous travestissant et en les incorporant à votre existence (s’enfuir comme un esclave), pourquoi ne pas vous en remettre entièrement à elles, penser radicalement votre inclusion dans leur monde et vous fonder alors sur l’essentialisation du travestissement (rester en prison) ? La puissance de la fiction : compter 1250 euros, et connaître, euro après euro, que tous les mythes, tous les récits, toutes les légendes, … sont vrais.

Socrate paye son tribut à la fiction plus que nous ne le ferons jamais, nous, les lecteurs modernes, qui revendiquons haut et fort notre complexe de Criton. Le complexe de Criton défend la fiction sans l’essence, le travestissement sans la sublimation, le jeu sur les codes, la boite à outils, etc., Criton favorise le calcul de la liberté supérieure à la prescription de la norme (même celle de la fable). Tu n’es pas dans le vrai, mon ami, si tu crois qu’un homme qui a tant soit peu de valeur doit calculer les chances qu’il a de vivre ou de mourir. Plutôt payer, dit Socrate, que calculer comme Criton. Plutôt vivre et mourir libre dans le temps imposé par le mythe — le voyage du vaisseau à Délos et son retour — que survivre asservi à un réel criminel et calculateur et de s’en faire l’image au moyen de la fiction. Le travestissement n’est pas le même.

La fiction selon Socrate ne suppose pas le calcul, la distance, la vraisemblance pragmatique prescrits naturellement par Criton et son programme de fuite. Les escrocs qui nous écrivent leurs mails, délirants, le savent bien, eux qui sont à l’affût de cette prise de risque étrange, singulière, aporétique, choisie par Socrate et dont chacun sait dans son for intérieur qu’elle peut s’enclencher à tout instant, chez les plus avertis et les avisés d’entre nous : plutôt consentir à la fiction que manquer au vrai, plutôt perdre 1250 euros que risquer l’injustice, plutôt Socrate que Criton.

Post-scriptum

Dominique Dupart enseigne la littérature à l’université de Lille 3. Elle travaille notamment sur l’éloquence politique au XIXe siècle.