Fiction critique entretien avec Marc Escola

Professeur de littérature à l’université Paris 8, Marc Escola est l’un des animateurs du site Fabula, qui joue un rôle fondamental dans le renouvellement des études littéraires en France. Il pratique et théorise le recours à la fiction comme moyen de revitaliser la critique, tout en en défendant l’intérêt scientifique. Autrement dit il opère une double bascule : alors que la fiction est le plus souvent conçue comme une modalité du faux propre aux narrations, il en fait un usage pour le commentaire, et soutient qu’elle est un bon instrument dans la recherche de la vérité.

Vos travaux témoignent d’un constant souci de pédagogie, de transmission de textes qui entretiennent un rapport très distancié à la fiction : Perrault, La Fontaine ou La Bruyère recourent à la fiction comme une évidente modalité du faux, et il importe que le lecteur ne s’y trompe pas. Que voulez-vous transmettre en éditant ou commentant ces textes, quelle « pédagogie de la fiction » opérez-vous ?

Je partage certains choix de méthode avec d’autres chercheurs, comme Pierre Bayard  [1], qui est l’un de mes proches collègues à l’université de Saint-Denis : nous donnons tous deux priorité aux textes possibles sur les textes réels. Je cherche, notamment avec Sophie Rabau qui est régulièrement ma complice  [2], à suggérer de nouvelles façons de pratiquer l’analyse et le commentaire des grands textes du passé. Les trois auteurs que vous mentionnez, et qui m’ont en effet beaucoup occupé, ne pratiquent pas la fiction, comme peuvent le faire les romanciers de la période, et encore moins au sens où nous l’entendons aujourd’hui : ils s’inscrivent dans une tradition où la fabula est forgée au bénéfice d’une leçon, à laquelle le récit est subordonné, où donc le détail narratif ne jouit théoriquement d’aucune autonomie ; La Fontaine, La Bruyère ou Perrault produisent ainsi des « figures » morales livrées à l’interprétation du lecteur, selon un protocole de lecture allégorique pour partie déjà obsolète, comme on le voit bien avec les « moralités » sur lesquelles Perrault referme chacun de ses Contes en prose, à l’exemple de La Fontaine en ses Fables : si chez le fabuliste, on peut encore croire au sérieux du déchiffrement moral de l’anecdote animalière (même si la plupart des « moralités » s’énoncent en trompe-l’œil et que le lecteur est tacitement invité à produire une autre interprétation), le conteur nous donne des « moralités » ouvertement ironiques, et la plupart du temps doubles ou dédoublées — on est curieusement appelé à jouer le jeu de l’allégorie, à feindre de pratiquer une lecture qui n’est plus vraiment adéquate : qui donc peut accepter de croire que La Barbe bleue enseigne tout uniment aux femmes les dangers de la curiosité ? Si l’on prend l’intervalle qui sépare Les Caractères (1688) des Lettres persanes de Montesquieu (1721), en passant par les Amusements de Dufresny (1699) ou les périodiques de Marivaux, tels Le Spectateur français ou L’Indigent philosophe qui ont été l’atelier de ses deux grands romans (Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne), on observe une émancipation progressive de ces figures en authentiques personnages de fiction, au profit d’un pacte nouveau entre le roman et la morale, entre la fiction et la pensée. On peut ainsi vérifier historiquement, au tournant des xviie et xviiie siècles, la thèse toute théorique d’une « gradualité » de la figure à la fiction, défendue notamment par Gérard Genette dans Fiction et diction(1991) à la suite de longs débats avec Nelson Goodman. Sur un plan plus pédagogique, qui m’importe beaucoup, comme vous l’avez noté, ce jeu de la plupart de nos « moralistes » classiques avec les figures et leur « traduction » en maximes ou principes moraux est assez manifeste pour enseigner aux lecteurs et étudiants d’aujourd’hui qu’un texte peut toujours en cacher un autre, ou qu’un même récit est susceptible d’exemplifier plusieurs maximes à la fois.

Vous utilisez la fiction comme un outil critique, par exemple lorsque vous suggérez de réécrire Horace en fonction de ce que Corneille a pu indiquer dans ses écrits théoriques ultérieurs, ou lorsque vous proposez de considérer le texte achevé comme une variante parmi d’autres textes possibles. Vous préparez un livre sur « critique et création » : pourriez-vous en expliciter les hypothèses ?

Je ne dirais pas que je fais un usage critique ou heuristique de la fiction, il s’agit plutôt de sonder la porosité de la frontière, peut-être plus institutionnelle que vraiment théorique, qui sépare le commentaire d’un texte de sa réécriture : si l’on observe que le commentaire le plus académique procède à des « interventions » sur le texte (en spéculant par exemple sur ce que la lettre du texte ne dit pas, ou en rapprochant tel passage de tel autre, voire en en occultant tel autre), et si l’on fait valoir par ailleurs que la réécriture d’une fabula en constitue en même temps une analyse ou une interprétation (c’est une banalité que de dire que Racine « éclaire » Euripide), on doit pouvoir imaginer des formes hybrides, et peut-être même concevoir une analyse textuelle qui se confonde avec l’élaboration d’une « variante ». Que serait aujourd’hui un commentaire qui se donnerait pour ambition non pas de nommer la signification d’un texte mais d’en offrir une nouvelle élaboration, en rapportant le texte tel qu’il est à un horizon de textes possibles logiquement déduits de son agencement ? Il s’agit finalement d’essayer de promouvoir une critique authentiquement créatrice, en inaugurant de nouvelles façons d’écrire. On a pu juger irrespectueuses de telles tentatives, et par exemple la « version 1660 » d’Horace que j’ai proposée, en amendant la « duplicité d’action » dont souffrait la version originale de 1640 aux dires mêmes du dramaturge — « améliorations » forgées à partir des préceptes édictés dans les Trois Discours sur le poème dramatique du même Corneille que j’ai par ailleurs édités [3]. Il y a là une façon de pratiquer la poétique qui ne paraît irrespectueuse que parce que nous sommes dans une culture qui sacralise et le texte et l’auteur. Je crois surtout que les études littéraires sont en train de mourir de leur esprit de sérieux, et qu’il est urgent de sortir de la passivité du commentaire pour renouer avec des gestes critiques plus vivants, c’est-à-dire créatifs ; d’autres chercheurs partagent sans doute cette analyse, outre Pierre Bayard : Yves Citton par exemple, ou Jacques Dubois à sa façon, mais aussi de tout jeunes gens que fédère le site Fabula.

Faire un usage de la fiction à des fins théoriques peut être périlleux ; on peut rapidement se voir accusé de noyer la vérité historique, de ne plus faire de partage entre lecture pertinente et contresens, voire de participer à une « fictionalisation » du monde (comme lorsque Pierre Bayard propose, dans son dernier livre, de « changer les auteurs des œuvres ») ce qui pourrait revenir à confondre le réel et le virtuel, etc. Pourtant, votre pensée (ou celle de Bayard, d’ailleurs) ne manifeste aucune fascination pour une réactualisation moderne de l’obsession baroque pour le faux-semblant, l’indistinction entre le réel et l’illusion. Quels instruments auriez-vous à proposer pour se défendre contre ce type de glissement ?

C’est une objection, ou tout au moins une question, qui m’est régulièrement adressée, comme à Pierre Bayard d’ailleurs, et à laquelle je suis très sensible : il est évidemment de la plus haute importance, comme vient encore de nous le rappeler Carlo Ginzburg  [4], de réaffirmer sans cesse la différence entre vérité et fiction — et ce, même si le témoignage le plus authentique peut emprunter nombre de ses procédés narratifs à la fiction romanesque ; sur un plan théorique, il est à la fois fascinant et déroutant qu’il n’y ait pas de différence proprement narratologique entre les récits où s’énoncent des péripéties inventées et les narrations où un témoin raconte des événements réels, qui préexistent donc à leur mise en récit : l’hiatus est plus grand entre une fiction à la première personne et une fiction à la troisième personne qu’entre un roman autobiographique et un authentique témoignage ; c’est tout le jeu, aussi brillant que dérangeant, du dernier Céline dans la trilogie qui commence avec D’un Château l’autre. Pour vous répondre maintenant d’un mot sur ma propre pratique de la « fiction critique » : je n’ai pas songé une seule minute à produire des « textes possibles » ou à imaginer des variantes sur des textes référentiels ; je ne procède à des spéculations de cet ordre que sur des textes de fiction, et qui plus est relevant de genres hypertextuels, comme la fable ou la tragédie : je ne « réécris » que des textes qui sont eux-mêmes des réécritures, en proposant seulement de lire La Fontaine de l’œil dont celui-ci a su lire Ésope, pour affabuler de nouveaux apologues dans ses Fables, ou de faire subir à Corneille le sort que le dramaturge a infligé à Sophocle ! Cela me paraît tout simplement la meilleure façon de les lire, et paradoxalement la plus fidèle. Et dans la mesure où il ne s’agit plus de mettre au jour dans un texte une signification nouvelle mais de traquer en lui la trace d’un autre texte possible, la question de la « fidélité » se pose tout autrement : ce à quoi il s’agit de rester fidèle, c’est à la poétique de l’œuvre et à ses potentialités, à son futur plutôt qu’à son passé.

Vous êtes l’un des animateurs du groupe de recherche Fabula, qui a largement contribué à la diffusion au cours des dix dernières années, des théories sur la fiction. Comment expliquez-vous que la fiction soit devenue un objet si central du questionnement théorique ?

Il y a là peut-être une affaire de « génération », et il est bien trop tôt pour en faire l’histoire ! Disons que les animateurs de Fabula, qui reste un groupe très informel après dix ans d’existence, même s’il bénéficie de l’hospitalité de l’École normale supérieure, ont été formés à la lecture de la théorie littéraire des années 1970, telle que représentée notamment dans la collection « Poétique » aux éditions du Seuil, et qu’ils ont été ensuite très sensibles à l’infléchissement de cette ligne vers l’esthétique, avec les deux volumes de L’Œuvre de l’art de Gérard Genette, la philosophie analytique, avec les traductions de Nelson Goodman, les sciences cognitives, avec les travaux de Jean-Marie Schaeffer, qui a sans doute joué un rôle de passeur (Pourquoi la fiction ?, 1999). La question de la fiction, et plus largement celle du récit, de ses effets autant que de ses formes, s’est trouvée au croisement de ces nouveaux champs, auxquels la poétique s’est progressivement ouverte.

L’aventure Fabula se prolongera peut-être dans une tout autre direction : le site est particulièrement attentif depuis plusieurs années maintenant à tout ce qui se fait dans le domaine des studies anglo-saxonnes (gender studies, subaltern studies, genocide studies, etc.), que quelques éditeurs courageux (les lecteurs de Vacarme savent bien lesquels : Amsterdam, Les Prairies ordinaires, La Découverte) nous aident à connaître — il est de bon ton d’ironiser en France sur cette inflation de « disciplines » et ces « révolutions méthodologiques » auto-proclamées : il reste que ces initiatives ont le mérite de circonscrire des enjeux actuels pour les études littéraires. Je note qu’à l’Université Paris 8 où j’enseigne (l’Université de Vincennes, aujourd’hui à Saint-Denis) l’audience de ces études est bien réelle, peut-être parce que le campus est l’un des plus cosmopolitiques au monde.

Notes

[1Pierre Bayard a publié de nombreux livres qui proposent à la critique de fictionner les textes de fiction, comme dans son dernier ouvrage, Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Les Éditions de Minuit, 2010.

[2Voir par exemple La Case blanche. Théorie littéraire et textes possibles, Klincksieck, 2006.

[3GF-Flammarion, 1999, en collaboration avec B. Louvat.

[4C. Ginzburg, Le Fil et les traces. Vrai, faux, fictif, Verdier, 2010.