« On ne fait pas des vrais pantalons » fiction et vitesse

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Les fictions militantes sont peu nombreuses aujourd’hui en France, et leur force de proposition peut sembler épuisée. En confrontant les dispositifs d’un film des années 1970 et d’un documentaire de 2010, Thiphaine Samoyault montre que ce dépérissement n’est intelligible qu’à condition d’envisager ces œuvres comme des produits : il faut en observer les conditions de fabrication, voir comment le réel les informe, si l’on veut comprendre comment elles peuvent transformer le réel.

Que serait une fiction militante pour nous aujourd’hui ? Comment la fiction peut-elle être encore mise au service d’une action ? En quoi son rapport au témoignage – la façon dont elle l’a malmené et dont en retour elle a été malmené par lui – lui réduit-elle une part de sa puissance ? Comparer la production cinématographique réalisée dans l’énergie de mai 68 et certains documentaires actuels renseigne sur l’événement de cette perte, qui est française, sans doute européenne, mais qui n’est pas absolument occidentale ni encore moins mondiale.

Coup pour coup de Marin Karmitz (1972) reste un film passionnant, moins peut-être pour ce qu’il raconte que pour le double dispositif qu’il met en place, à la fois narratif et critique. Le réalisateur fait le choix de la fiction pour évoquer une situation alors d’actualité : la grève d’une usine textile du Nord de la France, l’occupation des locaux, la séquestration du patron. L’interprétation est confiée à quelques comédiennes professionnelles et à des actrices amateures, des ouvrières qui ont accepté d’occuper leurs vacances à jouer le rôle d’ouvrières dans le film. Karmitz tourne le jour et, le soir, il retrouve l’ensemble de l’équipe pour une séance de réflexion collective, de retour sur les aventures de la journée, où s’expriment les insatisfactions et les désirs de chacun, où se travaille le scénario, où se règlent plus ou moins bien des relations difficiles. Ces séances, au cours desquelles Marin Karmitz fait une utili­sation expérimentale de la vidéo (on peut en voir près de trois heures dans les à-côtés du film grâce au coffret dvd), tiennent à la fois de la thérapie de groupe et de l’analyse institutionnelle. Elles sont le lieu où s’exprime un désaccord parfois violent entre réalité et fiction. La réflexion exaspérée d’une ouvrière qui déplore que, dans le film, « on ne fait pas des vrais pantalons », m’est apparue depuis que je l’ai entendue comme l’expression la plus pure de ce désaccord. On lui explique que le cinéma va plus vite que la vie ; que si on la montrait, à l’écran, en train de coudre la totalité d’un pantalon, cela prendrait trop de temps ; qu’un vrai pantalon, au cinéma, n’est pas un vrai pantalon dans la réalité. Elle rétorque qu’on lui dénie jusqu’à son savoir-faire, sa compétence de petite main. La question n’est pas alors de savoir qui a raison : elle tient plutôt à la croyance, qui est à l’origine de ce débat, que la fiction a encore la possibilité d’accélérer l’histoire ; qu’en montrant cette histoire selon le rythme de la fiction, on réduira le temps qui sépare la vie actuelle de son utopie réalisée. L’enjeu pédagogique, militant, est de taille : exiger le sacrifice d’une compétence, d’une partie de l’identité, au profit d’une lutte qui viserait à les faire reconnaître. À l’issue de cette discussion, chacun reprend sa place et joue le jeu.

Entre nos mains, de Mariana Otero (2010), raconte les luttes précédant la faillite d’une entreprise de lingerie confrontée à la mondialisation du marché. Les femmes tentent de s’organiser en société coopérative et participative pour sauver leur entreprise, avec l’aide d’un certain nombre d’actrices du monde social. De Coup pour coup à Entre nos mains, de l’un à l’autre groupe de femmes, ce sont les mêmes moqueries à l’égard des patrons, les mêmes inquiétudes, à cette différence près que l’avenir tout entier inquiète les couturières d’aujourd’hui, plus que les conditions de vie présentes. Les rapports entre les « anciennes » et celles qui viennent d’arriver prennent des formes comparables. Il y a des tensions, des mesquineries, mais la solidarité n’est toujours pas un vain mot. Le choix formel est celui du documentaire. La fiction est là à l’état de traces pour le spectateur – le théâtre des relations, le mime des luttes passées, la chanson finale entonnée par les ouvrières… – ou bien, pour les personnages, à l’état dégradé de virtualité vague et menaçante – délocalisation, mondialisation, marché chinois… Dans ce cadre, la vie semble aller plus vite que la fiction puisqu’elle est inéluctablement projetée vers sa fin. Malgré l’effort pour rejouer des scènes qui furent un jour possibles, l’action se révèle impuissante face aux mécanismes économiques et à une logique globale. Le récit se contente de montrer que quelque chose a lieu, jouant de l’unité de lieu et d’une relative unité de temps ; une situation à la fois banale et remarquable, qui se présente comme une dernière tentative pour changer les choses mais qui n’est pas appuyée, comme chez Karmitz, sur l’espérance révolutionnaire.

Si la fiction n’est plus présente qu’à l’état de traces, c’est aussi parce que l’horizon utopique disparaît. Et avec lui l’idée qu’il faudrait avancer plus vite que le temps. D’une usine textile à l’autre, du film au document, ce qui s’est perdu, c’est la possibilité même de faire de cette histoire une fiction, c’est-à-dire de la constituer en modèle exemplaire, au bénéfice d’une réflexion ou d’une action. D’où vient que le fait d’un avenir qui tout entier inquiète interdise ou empêche l’établissement de sa vie réelle en monde possible ? Si l’on définit la fiction, comme je le fais, en terme de vitesse, on la renvoie à une occupation empressée de l’avenir, celle des itinéraires singuliers qui basculent, des personnages qui changent de camp, des lendemains qui chantent, des vies qui s’ouvrent ou s’éteignent. Une usine qui ferme, dans l’état actuel de notre économie, ne constitue ni un renversement ni une rupture. Ce n’est même pas une vie qui s’éteint. Le documentaire est là pour attester d’une volonté de ralentissement : faire la coopérative pour retarder la faillite. On voit bien ce qui est impossible, que la fiction permettrait : la reprise de son destin en mains, l’inversion du cours des choses, la réussite de l’entreprise. D’un film à l’autre, enfin, de la fiction de Karmitz au documentaire d’Otero, on fait un usage différent de la main. Tous deux mettent en scène des couturières, celles qu’on appelle les petites mains. Tous deux ont choisi un titre qui renvoie aux gestes de la main. Dans le premier cas, la petite main est assez forte pour rendre les coups. Si sa main se ferme sur le poing, c’est pour mieux se projeter vers l’avant, et plus vite. Dans le second, les mains s’ouvrent pour recueillir quelque chose, dans un geste de maîtrise qui est aussi un geste de repli. Il y a loin entre la coop envisagée par les ouvrières d’Orléans et l’autogestion des Lip. À la première, il manque et l’imaginaire et les conditions de possibilité offertes par la réalité. « Entre nos mains » : ni les outils de production ni la production elle-même mais quelque chose qu’on ne peut ni tenir, ni détenir, quelque chose qui ne commence pas.

La fin de la classe ouvrière c’est peut-être aussi cela : la fin de la fiction concevable à partir d’elle. On pourrait généraliser. Il y aurait une isochronie, un lien étroit, entre l’impossibilité de la fiction et un monde qui s’arrête ou meurt. On entend souvent déplorer que la littérature française, européenne, ne produise plus de grands romans, de grands récits qui imitent la vie tout en l’accélérant. On se tourne vers les pays émergents, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Amérique latine parce que là, au moins, on saurait encore ce qu’est un vrai roman. Les œuvres sont tributaires elles aussi de conditions de production. La fiction illustrée par l’épopée, le roman fleuve ou somme, les films de Douglas Sirk, de John Ford, de Clint Eastwood sont rendus possibles par des contextes ouvrant l’histoire, se donnant la possibilité d’agir sur elle. Le relais du témoignage, de la narration documentaire se contente d’attribuer à l’art européen une fonction d’attestation de ce qui est ou de ce qui fut. C’est dans les régions du monde où les combats se donnent encore pour but de transformer la vie que la fiction est une valeur. Il y aura, n’en doutons pas, de grandes fictions de la lutte ouvrière en Inde et en Chine. Il y aura encore, dans un avenir pas si lointain, des grandes fictions de l’émancipation.

Post-scriptum

Tiphaine Samoyault est écrivaine et professeure de littérature comparée à l’université Paris 8.