26 et 27 mars

« siamo tutti clandestini »

par

Les 26 et 27 mars derniers, à l’appel des Centres sociaux adhérant à la Charte de Milan, de l’association Ya Basta  ! et du Movimento delle tutte bianche-gli invisibili, 3500 Italiens accompagnés de 150 sans-papiers albanais, kosovars, maghrébins, ukrainiens et moldaves, ont tenté de rejoindre Paris pour participer à la manifestation européenne pour la libre circulation et la régularisation des sans-papiers. Pour les en empêcher, le gouvernement français n’a pas hésité à fermer ses frontières. Récit détaillé de deux journées tristement exemplaires, négligées par la presse française.

Paris, semaine du 21 mars

Les Italiens étaient très attendus. Par les manifestants français, heureux d’un renfort et admiratifs d’une réputation : alors que la cause des sans-papiers ne parvient plus, à Paris, qu’à rassembler au mieux quelques milliers de
personnes, les Italiens apportaient la garantie du nombre, le prestige de leurs théoriciens exilés ou emprisonnés et un savoir-faire précieux en cas de confrontation avec la police. La police, d’ailleurs, le savait bien : de ces
« autonomes » qui ont converti la lutte armée des années 1970 en un mouvement politique inventif et fortement implanté, elle n’a retenu que le passé : de l’aveu même du ministre
de l’Intérieur, elle se préparait une semaine avant leur arrivée. Entre l’espoir des organisateurs et l’inquiétude des polices, entre nos catégories et les leurs, la presse hésitera jusqu’au bout : « militants d’extrême gauche » ou « associations pacifistes » ? Défenseurs des « sans-papiers » ou convoyeurs « d’immigrés clandestins » ?
(AFP, 27 mars)

Place Beauvau, 26 mars, 16 h

Avant même leur départ, la police française annonce ses intentions : le train sera arrêté à Menton, et ses passagers contrôlés. La majorité s’affole. Signataires de l’appel à la manifestation du 27 mars « pour la régularisation des sans-papiers » et « pour la liberté de circulation », le PC et les Verts aimeraient, au moins pour le week-end, ne plus avoir honte de leur gouvernement. Une délégation des deux partis obtient une entrevue avec Jean-Pierre Chevènement. Le ministre de l’Intérieur promet des vérifications d’identité « calmes et cordiales ». Et comme, depuis Jean-Louis Debré, un adjectif compatissant (humain, digne, etc.) ne va jamais sans son balancement sévère (ferme, déterminé, etc.), il précise que les étrangers non-communautaires mêlés aux manifestants (Albanais, Kosavars, Maghrébins, Ukrainiens et Moldaves) seront
refoulés à la frontière : non pas arrêtés par la police française, mais confiés aux douanes italiennes. Les députés objectent les accords de Schengen, la libre circulation en Europe. Ils ont tort : si le ministre de l’Intérieur peut sans sourciller confier ces sans-papiers de circonstance à ses collègues trans-alpins, c’est précisément parce que Schengen est aussi - et surtout - un accord entre polices « transfrontières ». Les députés, alors, s’énervent : sourcil froncé et mine sombre des grandes crises, ils menacent d’une attitude très dure contre le gouvernement en cas de blocage du train. Chevènement s’en fout, mais l’honneur est sauf. Noël Mamère, va-t-en-guerre dans la
journée, est injoignable le soir. La
discrétion de Jacques Gayssot, ministre communiste des Transports, n’empêchera pas l’Humanité de se féliciter : « Le PCF est intervenu auprès du Premier Ministre pour que soit facilitée la circulation des manifestants » (27 mars 1999).

Vintimille, 26 mars, 18 h

La tension monte. L’échec de cette tentative de conciliation interne à la gauche française rend le conflit à la fois plus local - tout se joue désormais sur le terrain - et moins national : le terrain en l’occurrence est une gare frontalière. L’Italie avait au moins su laisser circuler ses trains, réquisitionnés par les manifestants qui revendiquaient à cette occasion la gratuité des transports. La grève générale des cheminots qui paralysait ce pays ce jour-là ne les avait même pas freinés : le COMU national (syndicat de base des cheminots) avait permis « de manière tout à fait exceptionnelle, ... pour effectuer les services fondamentaux permettant la réussite de la manifestation de Paris », la circulation des trains rejoignant Vintimille (COMU, 24 mars 1999, 18h00). La France, elle, décide d’utiliser autrement son appareil ferroviaire : à Vintimille, à 18 h, elle refuse d’équiper ses trains de motrices. Retournement des techniques,
inversion des rôles : cette fois, ce ne sont ni des cheminots en grève, ni des agriculteurs en colère, ni des militants anti-expulsion qui bloquent les voies, mais la SNCF elle-même - une sorte de grève d’État, où notre entreprise publique, d’agent instrumental de
l’expulsion des sans-papiers, devient acteur zélé de l’ordre frontalier. La réaction des syndicats français est
mitigée : le secrétariat national de la CGT, sollicité en urgence, oppose une fin de non-recevoir aux organisateurs de la manifestation ; les cellules locales de la CGT et du PCF, en revanche, leur prêtent une oreille attentive ; SUD-Rail, moins complexé sur la désobéissance civile, s’engage à faire pression sur la SNCF.

Saint-Ludovic, 26 mars, 23h

Vers 21 heures, les manifestants
décident de passer tout de même, par leurs propres moyens : ils franchiront la frontière à pied, par le village de Saint-Ludovic, pour prendre à Menton le train qu’on leur refuse à Vintimille ; ceux d’entre eux qui ont des papiers ne les présenteront pas à la police des frontières, aux services des douanes et aux deux compagnies de CRS qui les attendent à Menton : « Nous refusons tout tri entre manifestants, et le refoulement des Albanais, Kosavars, Maghrébins, Ukrainiens et Moldaves par les autorités françaises. » (Ya Basta !, 26 mars, 23h30). L’entreprise est un peu épique, la météo aussi : pluie torrentielle. Jean-Pierre Chevènement parachève le drame : à Saint-Ludovic, sur quatre-vingts mètres de large, dix cordons de CRS barrent la route, appuyés par la Légion Étrangère. Les journalistes eux-mêmes sont interdits de passage. La France vient de fermer ses frontières. CQFD.

Paris, 27 mars

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Téléphones mobiles, courriers électroniques, communiqués de presse : la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Les sans-papiers d’Île-de-France protestent : « Le gouvernement de Lionel Jospin refuse de respecter le principe de la suppression des contrôles aux frontières internes de l’espace Schengen posé par la Convention de Schengen, et manifeste par là son excès de zèle avant même l’harmonisation prévue par Amsterdam des législations nationales relatives à l’immigration. Nous demandons à toutes les organisations françaises, à tous les démocrates, à tous les
collectifs de sans-papiers de protester vigoureusement contre la provocation faite à la délégation italienne, et, au-delà, à la manifestation européenne de Paris. » (Madjiguène Cissé, 27 mars, 10h45) Dans la nuit et dans la matinée, les gares de Paris, Lyon, Tarbes, Bordeaux, Grenoble, Lille, Reims et Caen sont prises d’assaut par des
comités de chômeurs et des militants anti-expulsions : puisque nous ne circulons pas, vous ne circulerez plus. La manifestation elle-même gagnera en colère ce que l’absence des Italiens lui ôte numériquement : à son terme, 500 des 8 000 manifestants iront Place des Invalides investir l’aérogare d’Air France, transporteur ordinaire des expulsés. Évacuation musclée,
3 blessés, 370 interpellations.

Kosovo, 6 avril

Émergence d’un mouvement européen sur la circulation, division de la gauche française sur la question de l’immigration, restauration manu militari des frontières : tout dans cette histoire aura été exemplaire, jusqu’à son résumé par la presse française. « Ce devait être « le » test de la mobilisation en faveur des sans-papiers. Et aussi la preuve que l’immigration est désormais un problème européen. Mais les organisateurs de cette manifestation « européenne et unitaire » n’avaient pas prévu la guerre du Kosovo. » (Libération, 27 mars). Rien n’est moins sûr, pourtant, que cette étanchéité présumée entre la manifestation du 27 mars et la guerre au Kosovo. Pour peu qu’on y prête attention, il existe en effet une étrange affinité entre la frontière Sud-Est de la France et les Balkans. En août 1995, le Gisti dénonçait la bavure commise à Sospel par des policiers français sur des réfugiés yougoslaves fuyant la guerre : l’enfant tué d’une balle à travers la vitre arrière du
véhicule croyait échapper aux « Snipers » ; cette comparaison vaudra des poursuites aux Gisti. Les 26 et 27 mars 1999, la police française décide de refouler la délégation de Kosovars que les Italiens accompagnaient ;
personne, hormis les Italiens eux-mêmes, n’osera rappeler à Jean-Pierre Chevènement qu’une guerre vient d’éclater sur la question, précisément, du sort fait aux minorités albanaises de la Yougoslavie. Quelques jours plus tard, le 6 avril, les gouvernements français et italiens annoncent leur refus d’ouvrir leurs frontières aux réfugiés kosovars victimes de la purification ethnique. La vraie leçon de Saint-Ludovic, prolongée au Kosovo, c’est peut-être celle-là : s’il faut des troupes pour barrer les frontières, c’est parce que les frontières peuvent toujours redevenir des fronts.

Post-scriptum

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