Vieilles pratiques, nouveaux visages Geert Wilders et l’extrême droite en Europe

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Les Pays-Bas ont longtemps eu l’image de l’un des pays les plus tolérants d’Europe : au pays de Spinoza, tous les libres-penseurs pouvaient trouver refuge. C’est peut-être pour cela qu’ils ont été l’espace privilégié d’un renouvellement apparent des discours extrémistes, mais apparent seulement, car sous couvert du droit à la critique et à la libre parole, la stratégie de condamnation de la religion musulmane comme idéologie liberticide s’accompagne des mécanismes traditionnels du discours raciste.

Dans plusieurs pays scandinaves, aux Pays-Bas mais aussi en France, en Suisse, en Italie, en Autriche, entre autres pays, des discours qui ont fait le succès de l’extrême droite au début des années 1980 semblent remis au goût du jour avec cependant un certain nombre de variantes nationales et régionales, mais aussi quelques adaptations significatives. Les visages ont souvent changé, les leaders sont parfois plus jeunes, les partis sont nouveaux ou repartent sur de nouvelles bases — nouveau programme, nouveau nom, etc. — et naturellement, les réactions à ces différents succès électoraux sont également différentes : on ne parle plus du « retour de la bête immonde », ni même de « menace pour la démocratie », et en dehors des rangs de l’extrême gauche, plus personne ne parle de fascisme ou de néo-fascisme. Le comportement des médias a également évolué, hormis la Belgique francophone qui s’accroche tant bien que mal à un « cordon sanitaire médiatique » excluant les partis dits xénophobes de la presse et des plateaux de télévision, les médias en France et ailleurs sont aujourd’hui largement ouverts aux leaders d’extrême droite. Ce qui précède incite à se demander si ce à quoi nous assistons aujourd’hui a véritablement un lien avec ce que nous avons connu il y a déjà près de trente ans au moment où le Front national français (et accessoirement son homologue belge) prenait son envol et allait devenir progressivement, et pour une longue période, le plus puissant, le mieux structuré et le plus connu des partis d’extrême droite en Europe.

le changement dans la continuité

Les partis politiques et les quelques figures charismatiques en vogue en 2011 semblent bien différentes et éloignées de ce qui a fait l’actualité de l’extrême droite à la fin du siècle dernier. Aux propos machistes, sexistes, racistes, antisémites voire négationnistes d’un Jean-Marie Le Pen, d’un Filip Dewinter (leader de l’ancien Vlaams Blok en Belgique) ou d’un Umberto Bossi (Lega Nord en Italie) se substituent aujourd’hui des discours beaucoup plus consensuels, en phase avec ce qui peut être dit pour obtenir une certaine légitimité, notamment au niveau européen. Des discours où l’hostilité à l’immigration et la critique de l’islam sont justifiées par une rhétorique prétendument progressiste faisant référence à la lutte contre le fascisme, à la défense de l’égalité entre les hommes et les femmes, ou encore aux droits des homosexuels. Ce faisant, les propos polémiques des années 1980 qui semblaient vouloir implicitement réhabiliter une forme de nationalisme extrême (banni depuis la chute du nazisme) laissent la place à une critique radicale des politiques d’immigration, au constat d’un échec de l’intégration voire à une mise en garde vis-à-vis de l’islam jugé comme une menace pour nos valeurs démocratiques. Certains allant même jusqu’à faire référence au génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale pour nous mettre en garde contre le nouveau fascisme totalitaire que représentent les tenants d’un islam radical, comme le fait Geert Wilders du Partij voor de Vrijheid (PVV, Parti pour la liberté) aux Pays-Bas.

Si le nouveau registre intègre efficacement un vocabulaire propre au discours politiquement correct de tous ceux qui souhaitent faire une vraie carrière politique dans le cadre policé des pays de l’Union européenne, si ce type de discours semble marquer une rupture avec les vieux discours sur les « chambres à gaz qui sont un point de détail de l’histoire » ou sur l’existence de « races supérieures et inférieures » et d’une hiérarchie entre ces dernières, il faut analyser la trame profonde de ce type de rhétorique (hier et aujourd’hui) pour comprendre qu’à bien des égards, rien n’a fondamentalement changé !

« être, c’est être contre ! »

Au-delà des variantes régionales et nationales de ces différents discours depuis trente ans, c’est une logique « d’identité négative » qui domine sans discontinuité la formulation et l’élaboration des discours jugés extrémistes et xénophobes.

L’identité négative est une structuration polémique de l’identité, cela signifie que celle-ci s’alimente essentiellement « grâce » mais surtout « contre » les autres identités dans une relation qui marque la différence, la frontière et partant l’exclusion, le rejet voire la haine et la négation des autres identités. Le parti qui porte une identité négative ne séduit ses partisans que grâce à l’identification, la localisation, le dénigrement, la peur et finalement le rejet des identités prétendument différentes ou inférieures, et des gens supposés incarner cette dernière. Historiquement, le nationalisme de l’extrême droite active une identité négative en opposant un peuple « biologiquement en bonne santé » contre des « parasites » intérieurs et extérieurs qu’il faut « neutraliser et éliminer ». L’ennemi intérieur traditionnel dans le discours de l’extrême droite est incarné par le Juif, le communiste, la féministe ou encore le Franc-maçon, l’ennemi extérieur est incarné par l’étranger, l’immigré ou le « faux » réfugié qui tentent de rentrer sur le territoire national. Depuis la fin des années 1980, il faut aussi ajouter l’ennemi qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la nation, à savoir « les bureaucrates apatrides et vagabonds » qui contrôlent Bruxelles et Washington et qui cherchent à transformer le monde en un vaste marché sans peuple, sans âme, sans nation et sans culture. On retrouve ce nouvel ennemi dans de nombreux discours d’extrême droite, notamment dans les anciens pays du bloc de l’Est lorsqu’il s’agit de faire porter par l’Union européenne toutes les conséquences de la mondialisation économique.

Le principe de l’identité négative joue également un rôle fondamental dans l’argumentaire islamophobe de Geert Wilders aux Pays-Bas, la figure centrale du Partij voor de Vrijheid.

Geert Wilders aux Pays-Bas

Les Pays-Bas ont bénéficié pendant longtemps de l’image positive d’un peuple tolérant et « ouvert », en avance sur son temps sur de nombreuses questions de société, et en définitive fondamentalement progressiste au regard de ses voisins européens jugés plus conservateurs. En matière d’avortement et d’euthanasie, d’environnement, mais aussi d’accueil et d’intégration des étrangers, ce pays a semblé longtemps avoir une longueur d’avance sur le reste de l’Europe, mais depuis le 11 septembre et les événements survenus en 2002 et en 2004, avec l’assassinat du leader populiste Pim Fortuyn et ensuite celui du cinéaste Theo Van Gogh, beaucoup de choses ont changé.

La présence d’une population étrangère non-occidentale majoritairement de confession musulmane anime depuis longtemps le débat public sur l’intégration et en filigrane sur les limites qu’il faut donner à la tolérance vis-à-vis de certaines pratiques et revendications. Mais lorsque la population découvre que l’assassinat de Van Gogh (Mohammed Bouyeri) était non seulement le forfait d’un islamiste radical, mais qu’il était surtout l’œuvre d’un « enfant » des Pays-Bas, c’est-à-dire d’un individu certes d’origine marocaine mais né sur le territoire national, élevé et diplômé aux Pays-Bas, le constat de « l’échec de l’intégration » atteint son paroxysme. À l’instar du Royaume-Uni un peu plus tard (2005) et des Etats-Unis un peu plus tôt (2001), les Pays-Bas découvrent qu’il ne suffit pas pour un migrant de vivre longtemps dans un pays d’accueil et d’avoir suivi des études pour développer un sentiment d’appartenance nationale. Mais surtout, d’aucuns pensent que « Pim Fortuyn avait vu juste sur les dangers de l’islam », et partant, son destin tragique va préparer l’arrivée de Geert Wilders et de sa nouvelle formation politique fondée en 2006.

Le discours de Geert Wilders est intéressant parce qu’il est articulé dans un registre qui tente de respecter un certain nombre de valeurs importantes aux Pays-Bas. Mais sa force réside surtout dans deux manipulations intellectuelles habilement déguisées en bon sens populaire [1]. La première consiste à argumenter dans un registre à la tonalité progressiste, voire féministe contre le Coran et par extension contre tout ce qui relève de près ou de loin du monde arabo-musulman. La deuxième vise aussi à emprunter un discours raciste sous couvert du droit bien légitime à la critique des religions.Geert Wilders pourrait être considéré comme un homme de droite, adepte du libéralisme et hostile à l’Union européenne (dans sa composante élitiste et bureaucratique) s’il n’intégrait dans son discours une critique radicale de l’islam dont la férocité suscite encore aujourd’hui l’indignation, mais aussi la curiosité, voire l’admiration. Pourquoi ? Parce que le leader hollandais rejette l’islam sur un registre tout à fait différent de celui que nous sommes habitués à entendre depuis le début des années 1980 lorsque l’Europe a été confrontée aux premiers discours critiques voire hostiles à l’immigration et plus particulièrement à certaines catégories d’immigrés issus des pays du Maghreb. Le registre narratif de Wilders relève en apparence plus du féminisme, de la défense des homosexuels, du droit à la liberté d’expression, du droit à la critique des religions et de la quête de l’égalité entre les sexes que du populisme et de l’islamophobie. Il réduit l’islam et ses multiples manifestations aux seuls textes sacrés et à ses aspects les plus violents contre les femmes et les homosexuels et partant, son rejet du Coran apparaît comme un combat pour défendre ces derniers, au point qu’on finirait par oublier que toutes les religions (et plus particulièrement les grands monothéismes) sont truffées de textes scandaleux au regard des droits fondamentaux. La stratégie est efficace, le Coran et l’islam ne sont pas associés à une religion mais à une idéologie, et toute personne qui ose se revendiquer de ces derniers est vue comme un ennemi à abattre. La deuxième stratégie vise à utiliser les mécanismes traditionnels du discours raciste sous couvert du droit légitime à la critique des idées politiques, des religions et des idéologies. Geert Wilders utilise le principe de « reductio ad Ben ladum » qui procède par simplification et qui transforme n’importe quel individu originaire du Maghreb en « dangereux terroriste adepte de la lapidation, de la burqa et de Ben Laden ». La simplification permet d’ignorer les différents courants au sein de l’islam, la multiplicité de l’héritage, l’historicité des textes et la diversité des interprétations au profit d’une lecture littérale de quelques extraits du Coran qui naturellement fait peur, comme la lecture littérale de nombreux textes religieux anciens fait peur.

La laïcité repose notamment sur le droit de critiquer une religion à condition de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique des individus. La force du discours de Wilders repose sur sa prétention à ne viser qu’une religion, dans une « perspective laïque », alors que sa virulence ne peut qu’inciter à la haine vis-à-vis des gens qui se prétendraient sympathisants d’une religion désormais « horrible et sanguinaire ». Celui qui adhère à l’islam tel qu’il est présenté par Wilders est au mieux un fou au pire un monstre ! Au final, des individus font l’objet d’une diabolisation féroce par le biais d’un discours critique vis-à-vis d’une religion, ce qui peut relever du racisme ou du libre examen selon l’interprétation que l’on fera de ce discours. La simplification permet d’ignorer ce qui précède au profit d’une image unique du musulman pratiquant, intraitable sur la véracité des textes sacrés, et intransigeant sur l’obligation de s’en inspirer dans la vie de tous les jours. Vue de cette manière, la religion devient chez le maghrébin une sorte de seconde nature, elle lui colle à la peau et elle l’empêche d’exercer son libre arbitre. La coexistence de l’islam et de la démocratie devient dès lors très vite impossible, et Wilders d’identifier le Coran à Mein Kampf pour la défense de nos droits fondamentaux.

Les Pays-Bas ne sont peut-être pas plus progressistes que les autres nations, mais si certaines valeurs faisaient vraiment partie de l’identité collective (tolérance, égalité, liberté d’expression, etc.), on comprend pourquoi c’est dans ce pays qu’elles ont été le plus habilement récupérées.

La frontière entre la critique légitime et nécessaire des religions et la stigmatisation d’individus associés à l’une d’entre elles n’est pas facilement perceptible, et nombreux sont ceux qui voient dans ce discours une véritable rupture avec le vieux discours machiste, sexiste, raciste, antisémite voire négationniste. Mais au-delà d’une prétendue rupture, la récupération des idées progressistes et de l’argumentaire laïque pour justifier la haine de l’islam et des musulmans s’inscrit à nouveau dans une logique d’identité négative. Si les visages et les mots ont changé, le besoin d’identifier des ennemis et de s’en démarquer n’a pas changé. Si les individus et les discours ont évolué, le besoin d’exister contre les autres, contre d’autres groupes, d’autres cultures ou d’autres religions est toujours présent, et structurant pour les partis et les militants. La trame reste fondamentalement la même et le discours de Wilders — mais aussi celui de Marine Le Pen — donne simplement une certaine idée de ce que sera l’extrême droite ou le « populisme xénophobe », demain en Europe.

Post-scriptum

Jérôme Jamin est philosophe et politologue à l’université de Liège.

Notes

[1Voir notre éditorial après le succès électoral de Wilders en juin 2010 dans La Revue Aide-mémoire, n°52, Avril-Mai-Juin 2010, p.1.