Vacarme 55 / Cahier

Puissances du faux (journal)

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Hypothèse : on demanderait à un artiste qui travaille aux frontières du document et de la fiction en pariant sur les effets de vérité que produit leur rencontre de concevoir une exposition imaginaire. Il penserait y rassembler des œuvres qui témoignent de l’inimaginable en se logeant à l’endroit où manquent les images. Sur cette exposition qui n’aurait jamais lieu, il livrerait des notes sur les pouvoirs des images, et sur leur capacité à ébranler l’ordre du temps.

Kyoto, 13 avril

Ce soir, cinéclub du dimanche. Projection entre amis et petite discussion autour d’un verre. Cette semaine, sans annoncer le programme, j’ai choisi La Bombe de Peter Watkins. Voix-off froide et factuelle accompagnant des séquences noir et blanc d’un simili-reportage décrivant les conséquences dévastatrices d’un bombardement nucléaire dans le Kent, au Royaume-Uni, en 1965.

Dans la salle, l’ambiance est tendue. La violence inouïe des statistiques énoncées, les plans fixes interminables d’enfants agonisants, de charniers, de chairs brûlées, glacent le sang de notre petit groupe cinéphile qui s’attendait sans doute à un programme dominical plus divertissant. Lorsque le film touche à sa fin, le malaise est palpable, quasiment physiologique. « Trop cru, trop brutal, sans nuances, sans merci » : quarante ans après sa censure par la BBC (pourtant commanditaire du film), le coup de matraque de Watkins reste intact, au point d’aplatir un tant soit peu l’espace critique de la discussion — c’est moins de « film » qu’il s’agit que d’agression visuelle et cognitive à laquelle on réagit avec les tripes.

Pour ma part, j’ai passé une partie de la projection à ressentir une gêne particulière : un des convives a invité une amie japonaise à la projection, et je ne sais pas si cette mise en scène d’un événement atomique est soutenable pour quelqu’un issu d’une culture qui a véritablement connu la Bombe. La discussion qui suit est contraire à mes attentes. Les mines les plus pâles sont celles des convives français. L’amie japonaise paraît bien moins décontenancée.

Hiroshima, 21 août

Retour vers Kyoto, l’occasion de faire étape à Hiroshima et y visiter le Peace Memorial Museum. Documents, artefacts et témoignages issus du premier bombardement atomique présentés dans un circuit chronologique, et perspectives scientifiques sur le Manhattan Project et la fabrication de « Little Boy », dont une reproduction à l’échelle un est présentée dans une salle.

L’enjeu de ce mémorial est complexe : dire l’horreur, mais éviter les écueils d’une lecture de l’histoire qui tendrait vers l’argument (américain) du « c’était inévitable », tout en contournant la démonstration explicite (mais périlleuse) que la mission du Enola Gay, le 6 août 1945, était un geste largement politique et résolument barbare. La stratégie muséale du mémorial est conçue autour d’une logique d’accumulation désordonnée et polymorphe : documents scientifiques et graphiques sur la science de l’atome, énonciations de chiffres évoquant l’échelle de la destruction, maquettes et échantillons architecturaux documentant la puissance de l’explosion, et témoignages de survivants. L’impossibilité éthique et historiographique de proposer un montage trop ordonné, trié et directif de ces données mène donc à la stratégie du volume, de l’évocation et de la répétition — et par conséquent à une très large ouverture d’interprétations — ce qui donne lieu à des assemblages parfois surprenants.

Les vitrines froides et scientifiques sur la physique nucléaire (semblables à celles du Palais de la Découverte) peuvent paraître déplacées à quelques mètres du pathos puissant d’un témoignage de survivant énoncé à la première personne. Le dispositif suggère la force de séduction de la recherche scientifique (quoi de plus grisant que la fission nucléaire où l’infiniment petit donne l’infiniment puissant ?), un envoûtement qui a mené nombre de civils bien pensants, comme le Dr. Oppenheimer, à passer outre la portée humaine immédiate de l’aboutissement de leurs travaux [1]. L’empathie envers les blouses blanches de Los Alamos n’est sans doute pas l’objet premier de la scénographie, mais l’accumulation des données rend cette lecture possible, et c’est précisément dans ce genre d’agencement ouvert que prend corps la fonction du mémorial.

La répétition surprend elle aussi. Dans une première salle, deux maquettes monumentales du centre ville d’Hiroshima, une avant, l’autre après l’explosion. Dans une des salles suivantes, on retrouve une seconde maquette de l’après, surplombée de la même boule rouge flottant au-dessus de l’hypocentre. Dispositif cinématographique plus que muséal : à chacun de relire le même objet, comme un effet de montage, une boucle, ou un arrêt sur image dans un film.

Suivent les salles des artefacts. Lambeaux de vêtements brûlés ; images de corps irradiés difformes ; la trace d’une ombre projetée sur un mur de briques par un homme vaporisé par la chaleur ; et sans doute le plus macabre, cette petite pile des restes humains de Noriaki Teshima, fragments d’ongles et morceaux de peau calcinés, préservés en l’état par sa mère pour garder une trace et les montrer au père de retour du front.

Succession de données brutes, d’informations scientifiques, et mise en rapport de chiffres qui dépassent nos facultés de représentation visuelle avec des artefacts concrets servant de litote pour une image mentale que chacun se fera. Ce qui frappe dans cette visite du musée d’Hiroshima, c’est que son déroulement, son fonctionnement, et la sensation qu’elle provoque sont identiques à La Bombe de Watkins. Ou plutôt devrais-je dire, le faux-documentaire de Watkins (1965) est articulé précisément selon la même logique que le Hiroshima Peace Memorial Museum inauguré en 1955. Même parti pris dans la forme : l’échelle de l’horreur atomique justifie (voire rend indispensable) un exposé cru, brutal, et massif d’informations et de formes de visualisation diverses. Même parti pris dans le fond : dire haut et fort « Hiroshima, plus jamais ». L’expérience du film, en avril, et celle du musée, aujourd’hui, se télescopent dans ma pensée. Conjuguer un rôle d’archive avec une fonction militante, mais à cette différence près : à Hiroshima, les faits sont relatés, chez Watkins, ils sont fabriqués. Si le musée d’Hiroshima se présente comme un mémorial pour la paix, l’objet-film de Watkins est un ante mémorial, élaboré de manière préventive en quelque sorte, dans l’espoir qu’il n’y ait pas besoin d’en construire un réel plus tard.

Dans la masse des données du musée d’Hiroshima, chaque visiteur fait son tri viscéral et repart avec un fantôme qui le hantera. Pour ma part, deux documents restent gravés en mémoire. Le premier est ce rapport américain rédigé à l’attention du ministère de la Guerre dans lequel un comité de scientifiques issus du Manhattan Project préconise une politique selon laquelle les populations civiles des villes ciblées pour un bombardement atomique seraient prévenues quarante-huit heures à l’avance, leur donnant ainsi le temps d’évacuer. L’argumentaire de ce mémorandum n’est pas tant humanitaire qu’utilitaire. Il s’agit d’y démontrer que tous les objectifs stratégiques de la bombe peuvent être atteints sans les conséquences négatives qu’un massacre de civils à grande échelle aurait pour l’occupation du Japon après guerre et sur l’image des États-Unis dans le monde. La proposition du « préavis » a été débattue, mais en dernière instance n’a pas été retenue.

Le second document évoque le destin de la ville de Kokura, cible prévue du second bombardement atomique le 9 août. Il s’agit d’une séquence filmée à partir d’un second avion montrant l’itinéraire du bombardier Bockscar, ses trois cercles au-dessus de Kokura à la recherche d’un trou dans une couverture nuageuse imprévue rendant impossible l’identification visuelle de l’objectif, et finalement sa déviation sur la cible secondaire : Nagasaki.

Deux documents comme amorces d’imaginaires bouleversants. Dans le premier, les arguments en faveur d’un préavis se sont avérés justes, et le document ouvre ainsi l’espace d’une fiction douloureusement proche où les arguments raisonnables de gens civilisés auraient sauvé des centaines de milliers de vies. Le deuxième document est une lucarne sur l’étrange destin d’une ville sauvée de l’enfer par quelques nuages. Dans le langage factuel et précis des communications militaires sur papier à en-tête du Secretary of War, et dans la séquence de film 16mm d’un avion argenté navigant dans un beau ciel bleu, l’horreur du réel est mise en vis-à-vis d’une autre Histoire possible, d’un imaginaire de ce qui fut évité, ou aurait pu l’être : c’est l’espace fictif du conditionnel passé, du aurait été. Le film de Watkins en est le dispositif en miroir : usurpant le format d’un documentaire de la BBC, il présente l’effroyable document du futur antérieur, du aura été.

Paris, semaine du 13 octobre
Notes de réflexion pour le commissariat de l’exposition Factographies :

Si le xxe siècle est celui de l’image, ses heures les plus sombres se démarquent par les lacunes de leur mise en image. Il y a peu de photographies au musée d’Hiroshima parce qu’il n’y a pas d’image « suffisante » pour dire Hiroshima. Il y a l’icône du nuage-champignon, mais c’est un symbole graphique générique plus qu’une photographie (qui peut distinguer le champignon d’Hiroshima de celui d’Alamogordo ou de Bikini ?). Pas d’images de charniers humains, de cadavres à perte de vue, que ces images des ruines de l’après — le vide architectural comme substitut visuel pour la pulvérisation des corps. Pour ce qui est des traces de l’humain, le musée a reconstitué un diorama, éclairé d’une lumière écarlate, représentant deux enfants titubant dans les décombres, des lambeaux de chair brûlée sur les visages et sur les mains des mannequins. Pourquoi cette mise en scène d’un gore théâtral ? Sans doute pour se substituer aux images qui manquent — celles qui ont peut-être disparu avec l’occupation américaine, celles qu’il n’y a pas eu parce qu’il n’y avait personne pour en faire, ou celles qui manquent parce que la Bombe n’a laissé que peu de restes humains à photographier. Il n’y a donc pas, ne pouvait y avoir, d’images de l’événement atomique. Et quand bien même il y en aurait, suffiraient-elles ?

Cette question de la « représentabilité de l’inimaginable » lie Hiroshima à Auschwitz. Car malgré le systématisme narcissique et pornographique de la documentation nazie des camps, il n’y a pas non plus d’images des chambres à gaz, si ce n’est les quatre fragments de films du Sonderkommando dont la publication donna lieu à polémique et au très beau texte de George Didi-Huberman, Images malgré tout. L’interdiction absolue de photographier les chambres à gaz (y compris pour les SS) n’empêcha pas des détenus anonymes d’arracher à l’enfer d’Auschwitz ces quatre images floues, seuls documents photographiques connus représentant le fonctionnement du dispositif principal des camps d’extermination. Cette valeur symbolique d’images uniques du système de destruction du peuple juif en fait l’épicentre du débat sur la capacité de l’image à dire l’indicible de la Shoah. Images inadéquates, car elles ne montrent que très peu face à l’ampleur de l’Holocauste. Images inexactes, puisque imprécises. Images fragmentaires qui ne sauraient figurer qu’une vérité insignifiante face à l’échelle « impensable » d’Auschwitz. Et de ce fait, s’il ne peut y avoir d’image toute, unique et intégrale de la Shoah, ne faut-il pas en révoquer toutes les images  ? Gérard Wajcman argumente ainsi l’invisibilité du génocide au côté de Claude Lanzmann qui ira jusqu’à dire : « si j’avais trouvé un film existant (…) tourné par un SS et montrant comment trois mille juifs, hommes, femmes, enfant, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire II d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, je l’aurais détruit. Je ne suis pas capable de dire pourquoi. Ça va de soi. [2] »

Face à Lanzmann pour qui aucune image n’est capable de dire cette histoire, Jean-Luc Godard, dans Histoire(s) du cinéma, travaille un montage d’images existantes pour démontrer que désormais toutes les images ne parlent que de ça, leur octroyant même un potentiel rédempteur puisque « même rayé à mort/un simple rectangle/de trente-cinq/millimètres/sauve l’honneur/de tout le réel [3] ». Dans cette polarité devenue polémique, l’opposition entre iconoclastes et iconophiles m’intéresse surtout pour les voies qu’elle ouvre aux artistes face à ce diagnostic partagé sur la pauvreté des images : ceux qui à l’instar de Lanzmann les abandonnent pour se consacrer à la parole et au témoignage, et ceux qui avec Godard les revoient, les relisent et les entrechoquent pour les réinventer à la lumière de l’Histoire. À cette dialectique, il faut ajouter une troisième voie, celle de Watkins : face à la nature lacunaire de l’image, fabriquons les images ! Fabriquons un surplus d’images, un barrage d’images, une surdose d’images. Et qui plus est, par le dispositif du faux documentaire, élevons ces images au statut de simili-document.

Bien évidemment, sur le terrain délicat des grandes tragédies humaines, la fabrication d’images est une entreprise hasardeuse… L’écueil peut être celui de la médiocrité cinématographique et de la platitude bien pensante. Dans le simulacre d’Auschwitz de Steven Spielberg, ce qui pose problème c’est l’insertion, dans une pure fiction classique, du noir et blanc en fausses images d’archives pour « rehausser » une entreprise spectaculaire. Roberto Benigni, lui, opte pour une mise en scène quasi burlesque de la tragédie — un peu léger au goût de certains, son film rejoint néanmoins la stratégie d’Imre Kertész (qui l’a d’ailleurs défendu), et de l’essentiel du théâtre israélien sur la question, s’agissant moins de « fausses images » que de pure théâtralisation en tant qu’unique voie possible pour évoquer la Shoah.

La question est donc de savoir où situer la grande œuvre factographique de Watkins. Sa tâche cinématographique (j’ai presque envie de parler de mission tellement sa méthode de travail relève du sacerdoce) comprend au moins deux objectifs : re-visualiser des épisodes historiques en proie à un révisionnisme dominant pour se les ré-approprier (Culloden, La Commune), et inventer des scénarios effrayants dans leur réalisme (La Bombe, Punishment Park) par urgence politique. Les deux genres se rejoignent dans leur volonté prophylactique. Les fresques historiques sont filmées elles aussi avec un dispositif de mise en abîme médiatique, un anachronisme qui permet de développer un regard critique sur les questions de l’écriture de l’Histoire par les « mass-médias », et de souligner la contemporanéité des enjeux politiques d’événements datant de plusieurs siècles. Mais l’engagement est plus urgent encore dans les films de fiction pure : La Bombe devait être diffusé trois ans à peine après la crise des missiles de Cuba où l’humanité a réellement frôlé l’Armageddon, et les excès de Punishment Park ne paraissent plus très fictifs à l’ère de Guantanamo, du waterboarding, et des extraordinary renditions de la CIA.

Pour Maurice Blanchot, « il y a une limite où l’exercice d’un art, quel qu’il soit, devient une insulte au malheur ». Watkins aborde le problème en sens inverse : ce serait faire insulte au malheur que de ne pas exercer l’art pour en repousser les limites. Parler « d’indicible » au sujet de l’horreur génocidaire ne mène-t-il pas vers ce que Giorgio Agamben décrit comme une « adoration mystique » qui contient le risque de tendre vers le silence [4] ? Pour Watkins c’est ce silence qui serait intolérable, donc il œuvre à plier le document-témoignage dans le document-image : de l’image mentale qui émane de paroles et de données historiques, il fabrique les images. Il fait confiance à leur efficacité à condition de les sortir du registre neutralisant de l’image-cliché banalisante où se fourvoient Spielberg, ou Benigni, et cela par deux moyens : leur volume (répétition, surnombre, et caractère explicite) et leur proximité (il les ramène chez nous, au Kent, plutôt que dans un Japon lointain et exotique). L’impératif politique consiste à amener violemment le sujet dans nos salons, Bring the War Home comme le prônerait bientôt Martha Rosler, en actualisant la méthode choc d’Orson Welles avec sa radio-transmission de La Guerre des Mondes.

La question de la fabrication, de la falsification ou de la décontextualisation de documents ramène à deux questions essentielles : ce qui fait image, et ce que fait une image. Pour Watkins, l’image a une fonction alarmiste (au sens positif du terme), donc il élabore l’espace fictif du document et creuse sa fonction préventive. En ce sens, ses images s’apparentent aux images mentales qui se dégagent des documents d’Hiroshima, celles qui m’ont fait entrevoir ce qu’aurait été la fin de la guerre sans les centaines de milliers de victimes civiles des bombardements atomiques, ou visualiser le hasard déchirant qui a fait que Kokura fut épargnée, et Nagasaki anéantie. Et c’est peut-être ce rapprochement, justement, qui explique la réaction plus posée de cette amie japonaise au cinéclub : figurativement, elle avait déjà visité ce lieu. Plus familière avec la matière, elle était plus à même que nous d’appréhender le projet de Watkins pour ce qu’il est, à savoir l’ante mémorial d’un cataclysme éminent mais évitable.

Juxtaposer une fiction qui tend vers le document et des documents qui ouvrent la voie d’une fiction. Les faire dialoguer dans un même espace d’exposition.

George Didi-Huberman dit l’importance des images malgré tout en soulignant qu’en « chaque production testimoniale, en chaque acte de mémoire les deux — langage et image — sont absolument solidaires, ne cessant pas d’échanger leurs lacunes réciproques : une image vient là où semble faillir le mot, un mot vient souvent là où semble faillir l’imagination. [5] »

De la même manière, Factographies propose une réflexion sur des pratiques artistiques rendant absolument solidaires document et fiction, chacun palliant à l’insuffisance de l’autre. Et puisque la dialectique Watkins / Musée d’Hiroshima, production testimoniale du aurait / aura été, se joue autour de l’idée essentielle de l’ante mémorial, l’introduction d’une nouvelle pièce à l’exposition s’impose. Factographies doit inclure la documentation du projet Commemor (Commission Mixte d’Échange de Monuments aux Morts), 1970, où Robert Filliou orchestre, avec la légèreté puissante qui le rend ici indispensable, un échange fictif de monuments aux morts entre des villes de Hollande, d’Allemagne et de Belgique en lieu et place de guerres véritables. Commemor comme réponse sculpturale au geste cinématographique de Watkins.

Bruxelles, le 18 octobre

Au hasard d’une promenade, je visite la galerie Jan Mot où se déroule le vernissage de l’exposition de Deimantas Narkevicius avec la projection de son film The Dud Effect. Hasard qui fait bien les choses : je suis sur le point de boucler la sélection des œuvres pour Factographies, et je tombe sur ce film qui est en partie inspiré, ou disons réalisé en relation avec La Bombe de Watkins. Narkevicius y met en scène l’antipode des événements fictifs du Kent en 1965 : le lancement de fusées nucléaires de type R-14 à partir d’une base soviétique en Lituanie dans les années soixante-dix.

The Dud Effect est le contrepoint de La Bombe du point de vue narratif (mise en scène du lancement plutôt que de l’impact) mais aussi stylistique : tout est fait pour rendre l’action qui se déroule ordinaire, bureaucratique, ordonnée. Pas d’émotion dans les plans, seulement un descriptif clinique d’une routine administrative. Il n’y est pas question de prise de décision dans le lancement des fusées (donc pas d’ouverture explicite sur des questions morales), et leur impact n’y est suggéré qu’en creux. La majeure partie du film montre un officier anonyme récitant au téléphone des ordres de nature technique à des interlocuteurs anonymes eux aussi (« poste 101 », « poste 505 »). Documentaire (puisque basé sur les véritables procédures) plutôt que cinématographique (pas de bouton rouge, pas de console électronique, juste une voix dans un téléphone et un homme impassible). Au moment du lancement, le visage de l’officier est simplement surexposé par la lumière des réacteurs hors champ. La suite des événements est suggérée dans des plans de la nature environnante, un son de vent violent, puis une série de plans fixes actuels des installations nucléaires soviétiques en état de délabrement avancé (silos vides, hangars effondrés). S’agit-il d’un monde post-apocalyptique, ou simplement des ruines du temps, les marques rassurantes de la fin de l’empire soviétique ? Et si c’est la seconde hypothèse, pourquoi ne sommes-nous pas confortés par ces images d’un passé qui n’a justement pas eu lieu ?

Au aurait été du Musée d’Hiroshima, au aura été de Watkins, et au conditionnel simple de Filliou, il faut donc ajouter le n’a pas été de Narkevicius. Dans cette conjugaison d’œuvres, parmi d’autres constantes en lien avec leur valeur « mémoriale », il est essentiellement question de temps et de vérité, ou plutôt de la manière dont le temps met en crise la notion de vérité.

Ces différentes narrations des faits illustrent le paradoxe des « futurs contingents », problème philosophique revisité depuis l’Antiquité et résumé ainsi par Gilles Deleuze : « S’il est vrai qu’une bataille navale peut avoir lieu demain, comment éviter l’une des deux conséquences suivantes : ou bien l’impossible procède du possible (puisque, si la bataille a lieu, il ne se peut plus qu’elle n’ait pas lieu), ou bien le passé n’est pas nécessairement vrai (puisqu’elle pouvait ne pas avoir lieu). [6] » Leibnitz apporte une solution très à propos pour nous à ce paradoxe : la bataille navale (comme le bombardement atomique) peut avoir lieu ou ne pas avoir lieu, mais ce n’est pas dans le même monde, elle a lieu dans deux mondes qui ne sont pas « compossibles » entre eux. En inventant la notion « d’incompossibilité » il résout le paradoxe en offrant une pause à la crise de la vérité, puisque c’est l’incompossible (et non l’impossible) qui procède du possible. « Le passé peut être vrai sans être nécessairement vrai. » Et de là Deleuze évoque la réponse de Borges à Leibnitz (et nous invoquons Watkins et Narkevicius de la même manière) : « la ligne droite comme force du temps, comme labyrinthe du temps, est aussi la ligne qui bifurque et ne cesse de bifurquer, passant par des présents incompossibles, revenant sur des passés non-nécessairement vrais. [7] »

Les documents et œuvres de Factographies dialoguent dans cette simultanéité. L’exposition se construit en quelque sorte autour de cette idée deleuzienne des « puissances du faux » qui détrônent et se substituent à la forme du vrai — puissance artiste, créatrice, où la narration abandonne le statut véridique pour se faire falsifiante, et cela non pas au nom d’une simple subjectivité d’auteur (« chacun sa vérité »), mais par un réel besoin pour lequel il n’y aurait d’autre issue que de combler l’espace entre story et history.

Post-scriptum

Eric Baudelaire est artiste. Son travail sur l’Anabase sera exposé cet été au centre d’art contemporain la Synagogue de Delme.Une version de ce texte est parue dans le numéro 2010 de la revue Trouble, catalogue d’une exposition fictive intitulée Factographies.

Notes

[1Même si plus tard, dans une interview donnée en 1965, le Dr. Oppenheimer évoquait le premier test nucléaire dans le désert d’Alamogordo ainsi : « We knew the world would not be the same. A few people laughed, a few people cried. Most people were silent. I remembered the line from the Hindu scripture, the Bhagavad-Gita ; Vishnu is trying to persuade the Prince that he should do his duty, and to impress him, takes on his multi-armed form and says, ‘Now I am become Death, the destroyer of worlds.’ I suppose we all thought that, one way or another. »

[2Cité dans George Didi-Huberman, Images malgré tout, Les Éditions de Minuit, p 122.

[3Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard-Gaumont, 1998, I, p. 86.

[4Cf. Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages, 1999.

[5George Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p 39

[6Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’Image-temps, Les Éditions de Minuit, p.170.

[7Ibid., p 171.