le discours que Nicolas Sarkozy n’a jamais prononcé exercice d’éloquence critique

par

Seul le prononcé fait foi.

Mes chers compatriotes,

Je me suis livré à un exercice un peu étrange, un peu singulier pour un président en exercice mais c’est ça être un président en exercice, c’est prendre des risques, c’est favoriser l’intérêt général même si au premier abord on a l’impression que non, ce n’est pas prendre un risque, ce n’est pas l’intérêt général de se livrer à un exercice un peu étrange, un peu singulier.J’ai relu tous mes discours prononcés l’année dernière, je veux dire, pendant l’année 2010, cette année si riche en financements innovants et en expériences de la diversité locale et mondiale et en réformes cruciales pour notre avenir dans le monde.

Et, encore plus fort, je les ai relus avec en mémoire mon premier discours prononcé aux Français de tous bords, de tous les partis, de tous les idéaux, de toutes les croyances, je veux dire mon discours prononcé le 6 mai 2007 quand j’ai eu l’honneur d’être élu président de notre beau pays, la France, cette grande Nation française, qui est en ce moment un peu moins grande, c’est vrai, mais qui, grâce à moi, sera bientôt la plus grande de toutes. C’est juste une question de prise de décision et aussi de rapidité dans les prises de décision : tous les chefs d’entreprise savent cela et je m’inspire de leur modèle comme je vous encourage tous à vous inspirer de leur modèle pour être innovants, compétitifs, dans votre vie privée, pour bénéficier de l’effet cluster, très important. Et je n’ai pas peur de le dire — là, j’ai totalement oublié le discours écrit, je vous le distribuerai, cela m’arrive souvent au milieu d’allocution de quitter l’écrit, et c’est mieux comme ça, c’est plus vrai, c’est la vérité, même si je salue ceux qui ont écrit le discours — je n’ai pas peur de le dire directement alors que d’habitude je le dis avec un peu plus de délicatesse, de courtoisie oblique, car je suis parfois de l’avis de mes collaborateurs : oui, les Chinois, les Indiens avec lesquels nous sommes en train de construire un partenariat global et compétitif, oui, eux n’ont qu’à bien se tenir car les Français sont de nouveau back sur la scène internationale avec moi, moi, qui éprouve depuis mon plus jeune âge la fierté indicible d’appartenir à une grande, vieille et belle Nation, la France. Et je n’ai pas peur de le redire comme je l’ai dit lors de mon discours de promotion de l’opération Ciné lycée : oui, le cinéma français est plus grand que le cinéma italien et le cinéma allemand, ce n’est pas une honte de le dire, ce n’est pas une honte pour nos partenaires européens que je respecte et que je respecte encore, et ce n’est pas une honte de voir la vérité en face. Moi, je n’ai pas honte. Jamais je n’ai honte.J’aime notre vieux et beau pays comme on aime les êtres chers qui nous ont tout donné. J’avais même parlé d’affection le 6 mai 2007 car, très souvent, je donne un tour quotidien, domestique, familier aux grandes causes. En ce sens, je suis l’héritier d’une certaine éloquence à la française inventée au cours du xixe siècle et qui faisait qu’on voyait un homme, un vrai, comme moi, parler à la tribune. C’était incarné, au xixe siècle, et ça l’est toujours avec moi mais c’est une incarnation à mon niveau, niveau petit, petit niveau, car comme qui dirait Christine Angot, que j’admire, je parle avec les moyens de Christine Angot, ou plutôt avec les moyens de Nicolas Sarkozy et c’est tout et c’est déjà pas mal. Le problème, c’est pas ma sincérité. Le problème, c’est pas mon talent oratoire. Le problème, c’est que la France a un leadership difficile à tenir dans un monde très complexe et que mon éloquence de chef d’entreprise nationale doit être à la hauteur d’un leadership complexe et innovant. Je veux et je dois parler avec des mots simples que tout le monde comprenne pour faire triompher la Nation sur le marché des valeurs entrepreneuriales. Le problème, c’est aussi que je formule tous les problèmes dans cette même novlangue technique, si bien qu’au bout du compte les valeurs du respect, de l’autorité, de l’excellence, de la tolérance et de la diversité qui constituent les mots clefs de mon credo présidentiel sont toutes noyées dans le même esprit de compétition néo-libérale qui applique à la Nation le vocabulaire d’une école de commerce de seconde zone.Est-ce que c’est mal, ça ?

Si vous saviez. Je sais si bien combiner le pathétique, le sécuritaire et le techno financier. Je sais si bien napper le politique d’enjeux déréalisants. En me relisant, je saisis à présent la profonde nature de mon talent oratoire : il réside dans un art assez grossier de la désincarnation obtenu au moyen d’une gestion par l’incarnation de l’ethos tribunicien de proximité. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Je recommence : J’arrive à déréaliser le monde en utilisant une petite première personne du singulier pas inquiétante du tout et, paradoxalement, cette première petite personne pas inquiétante du tout semble très réelle, celle-là, aux auditoires. Comme je l’ai déjà dit, j’incarne à mon petit niveau… pour désincarner à la perfection sur le grand niveau. Je reste volontairement dans ma voix.En me relisant, j’ai vraiment le sentiment d’avoir fait de la France une vieille pute.

Une vieille pute destinée à refourguer des contrats d’entreprise un peu partout dans le monde.

La vieille pute avec Hu Jintao.

La vieille pute avec Kadhafi.

La vieille pute avec Poutine.

Et ça ne me déplait pas.

Je suis assez bon dans l’exercice.

À Bombay, j’ai été très clair devant la communauté française : s’il y a des problèmes avec les mœurs entrepreneuriales d’un pays, c’est à nous de nous adapter. Je veux que chaque chef d’entreprise ici (à Bombay) comprenne que s’il y a un problème avec nous, nous sommes prêts à nous remettre en question, à trouver à une solution à vos problèmes, à essayer d’améliorer les conditions de travail pour vous, de rapprocher les standards entre vous et nous (7 décembre 2010). Le contrat est toujours roi pour une vieille pute. Je m’exprime mieux d’habitude, avec moins de mots grossiers, car c’est pas bien les mots grossiers, je n’aime pas les modes d’expression délinquants, je n’aime pas ça du tout, je préfère la parole vraie, la parole sincère. Allez, je vais faire le bon prince, je vais vous donner un exemple véritable de ma parole vraie et sincère. C’est une phrase que j’ai prononcée à destination de Hu Jintao : Les réussites de notre partenariat global stratégique, des années croisées culturelles, des échanges de jeunes, ont ouvert la voie et s’imposent comme autant de modèles pour le monde entier. Et aussi : Tout ceci est au cœur d’un dialogue franco-chinois qui n’a aucune limite, aucune frontière, aucun sujet tabou (4 novembre 2010). Ici, je voudrais tenter de questionner avec vous, hors de toutes polémiques, la nature profonde de l’éloquence présidentielle. Aujourd’hui, on exonère souvent un orateur officiel de son éloquence officielle sous le prétexte qu’elle est officielle. Or, ce point de vue, moi je vous le dis, est un point de vue extrêmement récent et aussi un point de vue extrêmement corrompu. J’en sais quelque chose. La parole d’État n’est pas seulement le prétexte d’un décorum sans consistance, un décorum vide, désubstantialisé et qui ne nous est familier que parce que nous sommes dressés à le concevoir comme tel. (Phrase complexe, irréaliste, invraisemblable : tant pis.) Que George VI ne bégaie pas en déclarant la guerre à l’Allemagne, ça compte. Que mes phrases à moi soient filandreuses, circulaires, ça compte. Et mes phrases à Hu Jintao sont ineptes, non parce que toute éloquence officielle est essentiellement inepte mais parce qu’au contraire toute éloquence officielle a un tel poids politique que chaque inflexion tonale compte ! L’ineptie, chez moi, est l’objet d’une quête.Aucun sujet tabou.C’est ce que j’ai dit à Hu Jintao.

Admirons cette parade.

Là, ce qui se passe, c’est que je dis simultanément à Hu Jintao fuck les Droits de l’Homme, les camps de travail, les peines de mort, la démocratie, internet libre ET aussi Attention tout ça (les Droits de l’Homme et tutti) ça demeure aussi un tout petit petit peu très très très lointainement dans la perspective (cf. Carla et le Tibet), mais attention, ô auditeurs humanistes, ne vous réjouissez pas trop, l’enjeu démocratique, les Droits de l’Homme et tout ça, ça demeure seulement en tant que moyen de pression et pas du tout en tant qu’horizon, idéal ou que sais-je.Cette prudence, cette oscillation entre l’anéantissement accepté de l’enjeu démocratique et sa manipulation en tant que moyen de pression factice, dégonflé, n’est pas politique contrairement à ce qu’on pourrait croire. Et elle n’est pas diplomatique non plus : car elle évacue la décision, la prise de position : le propre de la fonction présidentielle. Et elle rabaisse aussi la démocratie au rang de condition a posteriori, de clause rétroactive. Je fais de la diplomatie avec la Chine comme je fais du marketing avec des biscuits ou des yaourts : achetez de la french camelote, Hu Jintao, et vous verrez que nous parlerons soudainement le même langage : ni démocratie, ni moyen de pression.Moi, Nicolas Sarkozy, président de la République française, je soumets très volontairement les libertés publiques au jeu entrepreneurial au lieu de faire l’inverse. Dans le marché du grand capitalisme, la démocratie n’est plus monétisée du tout, qu’on se le dise ! Et je participe avec enthousiasme à cette démonétisation, qu’on se le dise aussi !

Passons, chers compatriotes.

Je suis fasciné par la modernité. La modernité, c’est quoi. La modernité, c’est la vitesse, la fin des intermédiaires, la fin des cloisonnements, la fin de l’immobilisme combiné au désir d’action, à la volonté d’agir, à l’usage d’internet, aux réformes entreprises le plus efficacement possible parce qu’il y a un gros problème de budget en France, de déficit et on ne doit jamais se voiler la face mais toujours voir les choses en face. La modernité, c’est la rapidité d’un homme, moi, la qualité de sa prise de décision et le respect que le système médiatique doit à cet homme. On l’a bien vu au moment de l’affaire des deux jeunes otages qui étaient emportés au-delà de la frontière nigériane : la rapidité de ma prise de décision au plus haut niveau de l’État a payé. Tous les terroristes sont morts, ces barbares, ces criminels responsables du plus grand fléau de notre temps (j’aime énormément ce mot fléau). Manque de chance, les deux jeunes otages sont morts aussi. Ils ont été martyrisés (j’aime beaucoup les mots martyrs et martyrisés aussi) mais nous aurons un respect éternel pour leur mémoire de martyrs. Je mets ma main à couper que je n’oublierai pas ces deux victimes du terrorisme au profit de cette actualité télévisuelle à laquelle je participe avec ferveur et qui me fait oublier malheureusement un peu trop souvent une certaine éloquence cauteleuse qui est la mienne dans mes discours préparés, une éloquence assez habile, ma foi.C’est bien simple, quand je parle en liberté, je parle mal. J’insulte. Je vitupère. Je menace. Et j’en passe. Autrement dit, dans le champ du politique, je laisse volontairement une place au non politique, au sentimentalisme, à la peur, au coup, ça me place au-dessus du cadre commun, général. La langue comme principe d’exception présidentiel. Si encore tout le monde pouvait se menacer et s’insulter comme je le fais, alors, d’accord, on passerait d’un cadre référentiel à un autre mais ce n’est pas ça qui se passe, pas du tout. En réalité mon usage non politique de la langue politique me donne un privilège.

Je n’oublie pourtant pas que si Louis-Philippe était le Roi de tous les Français, moi, je suis le Président de tous les Français, comme je l’ai exactement dit au micro présidentiel, le 6 mai 2007. Ça veut dire qu’en apparence j’ai du respect pour tous ceux qui ne sont pas d’accord avec moi. Je sais que c’est dur pour tous ces hommes et ces femmes qui sont de petits chefs d’entreprise qui travaillent dur et qui, parfois, ne comprennent pas ma politique. J’ai bien conscience de la souffrance humaine de ceux qui souffrent. Mais en même temps, hé bien, la France, c’est la France et il y a toujours des petites polémiques en France, il faut s’y habituer, c’est comme ça. Et ça, que je m’y habitue au point que je n’en rende compte dans mes discours qu’au détour de propositions incidentes à visée humoristique prononcées en complicité avec un auditoire acquis, ce n’est pas grave, c’est français aussi. C’est français qu’on n’écoute seulement que d’une oreille distraite les Français qui critiquent et qui me doivent le respect. Toujours trop facile de critiquer les élus. Qu’ils se confrontent au suffrage universel, ceux qui critiquent, et ensuite on discutera. Le problème de notre pays, c’est qu’il y a des élections chaque année. Et cela, que voulez-vous, ça rend frileux, les élections. Ça empêche les réformes nécessaires. Mais moi, moi, je n’ai pas peur. Thierry la Fronde, c’est moi. J’ai vraiment prononcé cette phrase le 23 novembre 2010, au cours de mon Discours prononcé lors du 93e Congrès de l’Association des Maires de France. Je vous parle de la phrase capitale Le problème de notre pays, c’est qu’il y a des élections chaque année et non de la phrase circonstancielle Thierry la Fronde, c’est moi. Des perles, de véritables, j’en ai commis d’autres, vous savez.Un jour, j’ai déclaré que les concepteurs de Lascaux 2 avaient dû être reliés par internet et téléphone portable aux artistes qui avait conçu Lascaux 118 000 ans plus tôt. Une petite blague de rien du tout. Rien de grave. En revanche, ce qui est grave, c’est que je réduise le débat démocratique à de petites polémiques, à cette sorte d’atavisme français à la gauloise. Remarquez néanmoins que cette réduction bien commode accompagne à la perfection mon franchissement par la menace ou l’insulte des cadres préexistants de la parole publique. D’un côté, je réduis l’opposition à l’atavisme, de l’autre je grandis ma parole hors code, hors norme. Tout fonctionne.

J’ai éprouvé un fort sentiment de sacré en pénétrant dans la grotte aux côtés de Carla. Je respecte le sacré. Il y a des valeurs sacrées. La loi morale en moi. Le ciel étoilé au-dessus de moi. Je cite Kant de mémoire. J’affirme que lutter contre l’immigration illégale qui produit tant de souffrances et d’injustices humaines est un impératif moral  : un impératif moral au même titre que celui qui consiste à lutter contre la famine dans le monde, ou que celui qui consiste à proposer des financements très innovants aux pays frères qui ont du mal à suivre le rythme que nous voulons, nous, les Français, imposer au monde. Je ne sais pas qui dans mon entourage a trouvé à piquer cette expression d’impératif moral. Une bonne expression dans un discours prononcé au Vatican le vendredi 8 octobre 2010. Comme autres impératifs moraux, dans ce discours, il y avait aussi réguler internet et refuser le dumping monétaire. Tout ça balancé au Saint-Siège.De toutes les façons, il faut bien le dire, mon amour pour nos frères les pays arabes, cette passion franco-arabe, n’est jamais formulé sans que j’aborde immédiatement la question de la gestion des flux migratoires, la question de la politique migratoire. J’aime les Arabes mais alors quand ils sont chez eux, ou alors quand ils s’autorégulent pour ne pas venir chez nous, ou alors, s’ils sont déjà là, quand ils se tiennent bien, qu’ils sont favorables à cette politique des flux — ce qui est souvent le cas, en fait. De la diversité, oui, mais de la diversité disciplinée, de la diversité silencieuse, de la diversité qui vote pour moi, de la diversité qui souffre d’être à l’avenir plus diverse encore.En vérité, à me relire, je n’ai découvert rien de bien neuf dans mon éloquence, peut-être parce que la grande période des discours provocateurs sur l’homme africain n’est plus de mise. On fait gaffe maintenant. À l’Élysée, la tribune présidentielle n’est plus ce qu’elle était.

Néanmoins, j’ai été choqué par quelques petites choses toutes bêtes. D’abord par le fait que c’est moi qui ai voulu qu’on appelle les internats d’excellence des internats d’excellence. L’expression d’excellence est de moi et je le revendique publiquement avec fierté. Tête haute. Et puis aussi, c’est moi aussi qui veux identifier un certain nombre de normes à enlever dans le stock existant. Là, je parlais des contraintes imposées aux communes et concernant les logements sociaux, l’accessibilité pour les compatriotes handicapés, ... Je dis tout de suite que je ne suis pas sûr qu’il faille toucher à cette norme qui concerne les handicapés qui ont déjà beaucoup souffert mais je dis aussi qu’il est incroyable aujourd’hui qu’un maire soit encouragé à construire laid et inadapté mais légal ; à respecter la règle plutôt qu’à faire quelque chose de beau et d’adapter à la situation de sa commune en prenant parfois des libertés.

Le véritable mode d’emploi pour lire mes discours, c’est moins repérer mes propositions qui sont toujours les mêmes (et qui se comptent sur les doigts d’une main). C’est moins également repérer un style un peu passe-partout, un peu trivial ou s’amuser à suivre une syntaxe annelée, circulaire. C’est surtout entendre un silence assourdissant qui brille entre mes expressions communes, familières, dans les interstices de ma novlangue, moderne par excellence, et qui étrille la République par le capitalisme.

Mon éloquence fait du bruit là où elle ne parle pas.

Mon éloquence rassemble par le vide.

Le vide de ce que je tais volontairement et qui empêche mes contradicteurs de s’indigner, de s’opposer et laisse donc un peu passif face à cette prose sans consistance, cette prose néante : ma prose.

Le vide de ce qui demeure implicite et en lequel se reconnaissent à la perfection tous les partisans d’une ligne sécuritaire dure menée contre les fléaux de l’intérieur, pour les martyrs qui luttent contre eux et dont je fais partie.

Pour le dire vite, parce qu’elle n’aborde pas l’aspect technique des problèmes, cette prose néante écrite par mes conseillers n’est pas très scandaleuse. Il y a un niveau de généralité qui empêche cette polémique que je déteste, et qui est pourtant si française. Le mot moderne pour désigner une telle langue politique est peut-être consensus ou compromis, à condition qu’on dote ces deux mots d’une définition purement tribunicienne. L’enjeu est de trouver le dénominateur commun le plus petit aux extrêmes les plus éloignés et qui, abstraction faite du contexte politique dans lequel on parle, permette à une politique sécuritaire, xénophobe, résolument tournée contre les sciences humaines et contre la presse, de trouver son instrument d’expression républicaine et démocratique le plus adéquat.

Tout passe en langue politique.

Tout peut se dire à la tribune.

Je vous remercie.

Vive la France.

Nicolas Sarkozy, Président de la République française, février 2011