avant-propos

Éléments pour une (prudente) critique de la critique

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Comment comprendre la circulation du mot « libéralisme » dans les discours politiques contemporains, singulièrement chez nous, à gauche ? Le plus simple consisterait à mettre au jour son référent - les phénomènes qu’il désigne, le corps de thèses économiques et politiques auquel il renvoie, les dates, les lieux et les acteurs autour desquels il cristallise, qui s’en réclament ou s’y opposent. Au terme de ce repérage, une fois mesurées la nouveauté historique du libéralisme (néo, vraiment ?) et la pertinence critique de sa désignation, on saurait enfin quels en sont les dangers, et quels ses adversaires. On pourrait dire, clairement, que nous sommes de ce camp.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Le fait est, pourtant, qu’à lire ceux qui usent de ce mot comme d’une conjuration et d’un signe de reconnaissance (comme d’un double principe de synthèse, rassemblant d’un côté les formes de domination émergentes et fédérant, de l’autre, l’ensemble des oppositions possibles), le trouble initial tardait à se dissiper. Trop de batailles à fronts renversés - ainsi, la question de la propriété intellectuelle a-t-elle vu les grands groupes défendre la protection de ce droit, et les associations de malades plaider pour l’appropriation sauvage des brevets permettant la production de nouvelles molécules. Trop de luttes minoritaires dénoncées comme autant de collusions objectives avec la marchandisation du monde ; ou louées au contraire pour leur résistance à ce même processus ; ou les deux à la fois. La grille anti-libérale nous a longtemps semblé difficile à manier : comme un tamis aux trous trop gros, et qui de surcroît aurait une fâcheuse tendance à nous revenir dans la poire. Avec cela, nous conservions l’impression qu’à désigner ainsi de trop hauts adversaires, à ressusciter l’image d’un processus global, anonyme, rusé, la dénonciation du libéralisme dépossédait de leurs prises ceux-là même auxquels elle prétendait restituer un monde. Frappés, c’est vrai, par la monotonie du discours de nos adversaires, nous nous refusions pourtant à y voir un système - c’était, pensions-nous, leur faire trop de crédit. Nous nous trompions peut-être. Habitués à mener des combats locaux, dans l’horizon d’une transversalité toujours approchée et sans cesse reculée, nous craignions qu’à vouloir monter trop haut, trop vite, ne se perde une disparité des luttes adéquate à celle des formes de pouvoir, d’exclusion, de normalisation auquel chacun s’affronte. Et voilà que des mouvements se portent d’emblée à l’échelle du monde, à Gênes, ailleurs, dans une transversalité que l’opposition au libéralisme semble rendre effective. Nous admirons, avec l’hésitation que suscite ce changement d’échelle, et l’impression que c’est chose faite. Dansant d’un pied sur l’autre, nous avouons pourtant ne pas tout comprendre.

Comment faire quelque chose de cet embarras ? Vieille méthode : chercher le jeu de langage ; partir de la circulation du mot « libéralisme », plutôt que de lui prêter une signification constante. Nous avons alors constaté qu’il fonctionne, autour de nous, dans tout un écheveau d’objections et de demandes. Objection : les luttes minoritaires seraient secrètement libérales, promouvant un individualisme somme toute inoffensif, sectorisé, adéquat à la parcellisation du marché. Demande : démarquez-vous enfin de ce libéralisme, et méfiez-vous de vous-mêmes. Autre demande : vous qui luttez pour ci ou ça, sans-papiers, homosexuels ou précaires, enfin, la liste habituelle, que ne repérez-vous enfin l’adversaire commun ? Mais nouvelle objection : n’y aurait-il pas, dans votre hésitation, comme une adhésion un peu honteuse à la tradition libérale, et comme la tentation de faire jouer de nouveau la vieille opposition des libéralismes politique et économique, à laquelle une saine dialectique tord rapidement le cou ? Dans ces exhortations et ces méfiances croisées, ce n’est pas que les fronts se renversent : ils donnent le tournis, et nous tombons souvent du mauvais côté du tourniquet.

On se dit alors que, si « libéralisme » est un mot d’ordre, il est d’abord justiciable d’une pragmatique : il faudrait se demander, non pas ce qu’il désigne, mais comment on s’en sert ; à quoi il sert dans nos discours ; à quoi il pourrait bien nous servir. Question qui exige de ménager, avec nos propres mots, une relative distance. Vacarme a donc demandé, une fois n’est pas coutume, à plusieurs chercheurs extérieurs au comité de rédaction de contribuer comme bon leur semblerait à cette généalogie des usages. Nous n’avons pas été déçus : les généalogies sont rarement plaisantes, et qui pose une question s’expose à une réponse. Des contributions qui suivent, la critique du libéralisme sort deux fois étrillée — comme énième avatar droitier de la dénonciation des mouvements minoritaires (Fassin) ; comme second souffle d’une tradition révolutionnaire un peu effondrée, trouvant dans les insurrections locales le moyen de différer un temps le deuil de sa téléologie (Feher). Cette critique de la critique, toutefois, demeurerait stérile si elle ne servait pas aussi à rouvrir le jeu. Yann Moulier Boutang a sur ce point l’élégance souriante de nous renvoyer à un principe simple : si la critique du libéralisme est un mot d’ordre, elle doit s’entendre en plusieurs sens et la ligne de fuite n’est jamais loin, puisqu’elle n’est jamais l’autre de l’ordre, mais sa torsion, sa démultiplication et son débordement.