Témoignage les États-Unis (1885-1915), récitatif (extraits)
Les poèmes de Testimony sont composés à partir de témoignages judiciaires prélevés dans les archives de tribunaux américains, retranscrits et versifiés, sans ajout ni réécriture. « La poésie de Charles Reznikoff est un choix : l’événement, ses moments (les vers), son récit (le poème). Aucune idée ici ne dépasse qui n’a pas été inscrite dans ces choses, les paroles, dites par ceux qui ont vu, ou rapportées de ceux qui sont morts ». C’est ainsi que Jacques Roubaud a pu présenter (dans la Revue de littérature générale 96/2) ces poèmes qu’il a traduits.
La traduction partielle de Testimony, dont sont reproduits ici deux extraits, est parue chez Hachette / POL en 1981.
1885-1890 Le Sud
VI
L’âge de la machine
1
À douze mètres au-dessus du sol sur un poteau télégraphique,l’électricien enfonça ses crochets dans le poteau et,entourant le poteau d’une jambe,se pencha en avantpour fixer la ligne avec ses pincesau bout d’une traverseau moyen d’un fil passé à travers une capsule de verre placée sur une pointe.La ligne tendueà des dizaines de mètres devant luiau moyen d’une bobine,se rompitet la traversecassa,à l’endroit où elle était attachée au poteau :il tomba la tête la premièresur les pierres en bas.
2
C’était une nuit de pluie fine en mars.Il y eut deux éclairs dans les réverbères :une panne de courant,dont tous les ouvriers cherchaient la cause.Quand l’agent le vit pour la première fois,le Noir transportait une échelle courtede celles dont se servent les ouvrierspour grimper sur des poteaux électriques.Puis l’agent le vit plus tard suspendu au poteau,son manteau claquant au vent,il l’appela mais n’obtint aucune réponse.Ils mirent le cadavre sur le comptoir d’une boutique proche :la peau était brûlée à l’intérieur des deux mains ;la main droite brûlée jusqu’à l’os.L’isolant manquait sur un morceau de fil de dérivation qu’il portaitet la peau était restée collée au fil dénudé.
3
Il y avait trois hommes sur la locomotive :le drapeau, le chauffeur et le conducteur.À deux cent mètres environ de l’homme –qui était entièrement sourd –l’employé se mit à sonner la cloche ;À cent mètres environle conducteur se mit à donner des coups de son sifflet :trente ou quarante coups brefs.L’homme ne sortit pas des rails. Il ne se retourna même pas.
4
Arnold entendit le coup de sifflet :le train arrivait.La seule lumière était celle de la petite lampederrière les volets de la gare,et elle donnait au mieuxune faible lumière sur le quai.La nuit était sombre, le ciel couvert.Il voulut descendre du quai jusqu’à l’endroitoù les passagers montaient dans les trains :il ne vit pas les marches qui descendaient du quai :il glissaet tomba.
5
Garde-freins sur un train de marchandises,on le détacha sur un train de voyageurs —il en fut content.« Je n’ai pas gagné grand-chose cette semaine ! » dit-il.Les gardes-freins aimaient faire des trajets de ce genre.Les freins sur un train de marchandisessont manœuvrés depuis les toits des wagonsoù il n’y a rien —pas un garde-fou, rien ! —pour empêcher le garde-freins de tomberou d’être projetépar le mouvement du train ;mais les freins d’un train de voyageur sont manœuvrés sur la plateforme du wagonqui a, elle, un garde-fou.La nuit était froide,il neigeait,et les plateformes des wagons,étaient couvertes de glace et glissantes.Quand le train arriva à Gainesville,il n’y était plus.Quelques jours plus tard, on trouva son corpsdans un fossé près de la voie,à un endroit où il y a une pente assez raideet une courbe dans le sens opposé à la marche.Le corps était raidi par le gel,les vêtements, les souliers recouverts du mica brillantqu’on trouve sur le ballast.Ses mains étaient crispéescomme s’il tenait quelque chosemais elles ne tenaient rien.On lui mit un costume neuf payé par la compagnie,et à Charlotte on lui procura un cercueil très convenable.
1885-1890 Le Nord
VIII
Lieux et personnes
1
Elle vendait des fruits dans la rue.Il faisait chaud ce jour-làet elle s’assit dans l’ombre du bâtimentsur la première marche des escaliersqui descendaient jusqu’à la poissonnerie en sous-sol.Un camion de glace s’arrêta devant le bâtiment.Le marchand de glace prit un painpesant cinquante ou soixante livres,dans l’intérieur frais et sombre du camionplein de pains de glace,et le jeta sur son épaulepour le descendre à la poissonnerie.Comme il descendait les escaliersle pain de glace glissa entre les pinceset tomba sur sa mainqu’elle avait posée sur les marches.
2
Ford était docteur à White Pigeonet Twiss était l’unique boucher de la ville.Un jour après le départ de Ford pour sa tournée de visites,Mrs. Ford envoya son domestique chez Twiss chercher de la viande,mais Twiss refusa de le servirparce que, dit-il, Ford lui devait de l’argent depuis deux ans.Le domestique paya la viande avec son propre argent.Plus tard, quand Mrs. Ford envoya le domestique acheter des pommes,il attendit Ford à un coin de rueet il lui dit ce que Twiss lui avait dit.Ford lui tendit sa trousseet alla tout droit à la boucherie.Il trouva Twiss assis sur une caisse devant sa porte.« Pourquoi diable n’avez-vous pas servi la viande à mon nègre ? »« Parce que je vous en ai déjà donné trop sans payer. »« Est-ce que je vous ai jamais acheté quoi que ce soit sans payer ? »« Oui. »« Vous êtes un damné menteur ! »Twiss se leva et se dirigea vers Ford.« Ne fais pas ça ! »et Ford sortit un pistolet qu’il brandit à la figure du boucher.« Sale fils de pute je vais te faire sauter la cervelle ! »Twiss s’arrêtaet dit que ses livres de compte prouvaient la dette,il rentra dans la boutique,comme s’il voulait les lui montrer.Ford suivit le pistolet à la main.Twiss se dirigea vers le coffre où se trouvaient ses livresmais souleva le couvercle du bureau qui était posé sur le coffreet en tira un fouet court et lourd qu’il saisit par le manche.Ford visa Twiss de son pistoletet Twiss, laissant tomber le fouet, abaissa brusquement le bras de Ford autant qu’il le put.Le coup partitet Twiss le reçut dans le ventre.
3
Ann Wood continua à s’occuper de la fermeavec l’aide du valet.Trois ans après la mort de son marielle donna naissance à une fille :le père était le valet de ferme.Quelques jours après la naissance de sa filleelle confia l’enfant à sa sœursur les insistances du valet et pour dissimuler sa honte ;mais il lui arrivait de revoir l’enfant dans ses rêves.La sœur du valet était mariée,elle avait un bébé à elle ;son mari était un ouvrier agricole —très pauvre.Ils partirent pour Pittsburg puis à l’ouest, dans l’Iowa —ils allaient d’un endroit à l’autre —et quelque part en Iowa la sœur du valet de ferme mourut.L’enfant d’Ann passa de famille en familleet fut finalement mise dans un orphelinat.Elle allait parfois au marché vendre les produits de la ferme.Un samedi, vers cinq heures du matin,une femme l’abordaaccompagnée d’une petite fille qui avait à peu près l’âge, selon ses estimations, de sa propre fille.La femme regarda Anncomme si elle allait dire quelque chosemais ne dit rien,et s’en alla au bout de la rangée des étalages du marchéen disant à la petite fille : « Attends ici. »Puis elle revint vers Ann et lui demanda :« Etes-vous Madame Wood ? »Ann répondit que oui.La femme portait un beau châle de soie aux couleurs vives —avec de nombreuses fleurs rouges et bleues sur un fond clair —une large frange de soie ;la petite avait une fourrure,bien qu’on fût en juillet —une fourrure gris clair comme celle d’un écureuil.La femme porta la main à sa jouecomme si elle allait dire quelque chose —mais resta silencieuse.Ann dit : « Avez-vous quelque chose à me dire ? »« Non, pas maintenant. »Là-dessus la femme s’en allaet dit à la petite fille : « viens ! ».Ann ne revit jamais la femme ni la petite fille.Plus tard, elle entendit dire que sa fille avait été enlevée de l’orphelinat par une femme riche ;elle fut sûre que la petite fille qu’elle avait vueétait la sienne, sa propre fille.
4
Pendant presque une année, Hess, un jeune valet de fermelogeait chez Shwartz, un fermier ;il dormait dans la même chambre que le fils de Shwartz, John, qui avait son âge,dans la même chambre,dans le même lit.John devait se marieret il savait que son pèreallait lui donner un morceau de terrainpour s’établir comme fermier à son compte.Hess était mécontent et malheureux :il aurait voulu épouser la fille de Shwartz ;elle l’aimait bien,et ses parents aussi ;mais John préférait un autre prétendantet Else dit qu’elle suivrait l’avis de son frère.Un matin vers quatre heures,Shwartz,réveillé par un bruit à l’étage supérieur,dans la chambre où dormaient Hess et son fils,sortit de sa chambreet rencontra son filsau pied de l’escalier —la gorge tranchéesa chemise de nuit noire de sangincapable de parler.Hess, en chemise et pantalon,du sang sur ses vêtementset sur ses mains,suivait.John sortit dans la couret en quelques minutesfut mort.L’oreiller sur lequel il dormaitétait trempé de sang ;il y avait du sang sur le sol.Et un rasoir sanglant.Il appartenait à John,Hess et lui s’en servaient tous deux.Quand il s’était réveillé, dit Hess,John était assis sur le litles pieds à terre, les mains sur les genoux.Il faisait encore noir —et trop tôt pour se lever, pensa Hess,et il s’était tourné vers le murpour se rendormir.Mais il n’y arrivait pas ;il se leva et fit le tour de John,toujours assis sur le bord du lit — et silencieux.Hess mit ses pantalonsle boutonna de sa main gauchecherchant la porte de la main droitequand une poussée soudaine à son épaule, dit Hess,l’envoya contre le mur et rouler à terre.Il se releva.John était sorti de la pièceil le suivitpour voir ce qui se passait.
5
Le marchéLes chariots de fruits et de légumess’appuyaient contre le trottoirsur un côté de la place du marché :les colporteurs sur le trottoir avec leurs marchandises ;le bruit des sabots des chevaux sur le sol,le roulement des chariots, les grincements des chaînes et des harnais.Les cris des hommes aux chevaux, les cris de ceux qui s’interpellentet le bruit des barriques et des caissesjetées des chariots sur le trottoir ;les vendeurs à la criée,la rumeur et le bourdonnement de la foule des acheteurs :la puanteur des ordures,de la fumée des torchesutilisées par les marchands.
6
Il fut incarcéré pour défaut de cautionemmené dans le fourgonavec deux autres prisonniers,l’un était ivre et vomissait. En prison,il reçut deux minces couvertures et une gamelle d’étain ;ni couteau ni fourchette. Il dormait sur le sol.La cellule était sale.La tinette n’avait pas de couvercle ;les prisonniers pissaient dedans la nuit,et elle débordait.