Vacarme 57 / Cahier

Ferdinand des possibles

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À la naissance de Ferdinand tout semblait pris dans l’impossible. Pourtant « il y a quelqu’un là-dedans dira son père » et, au fil des ans, déplacements et découvertes inattendues ne cesseront d’ouvrir cet impossible jusqu’au vertige. Ce texte témoigne de la force avec laquelle le désir de Ferdinand soutenu par ceux qui l’accompagnent, écrit l’imprévisible et élargit sa vie étapes par étapes. Ébauche d’un texte en cours.

 Ce que nous considérons comme normal est en grande partie conditionné par ce à quoi nous sommes le plus souvent confrontés.  [1]

Il y a vingt ans aujourd’hui, Ferdinand est né avec une trompe d’éléphant au bout du palais. Lorsqu’il l’a vu, le médecin s’est écrié : « Alors ça, on n’avait pas vu ! ». Emmené, opéré, regardé. L’enfant a grandi sans mots (ne peut pas parler), sans sons (il n’entend pas), sans forces (maladie), et sans croissance (pas d’hormones). Et pourtant, son père dira : « Il y a quelqu’un là-dedans. » À deux ans il perd sa mère, atteinte d’un cancer détecté à la naissance de Ferdinand. Il fait ses premiers pas à l’âge de cinq ans. À 13 ans, un diagnostic tombe par hasard au détour d’une consultation ophtalmologique : le syndrome de C.H.A.R.G.E  [2].

Acronyme de la science, à chaque lettre sa pathologie. Mais il est trop tard, un sillon père-fils est déjà creusé, passage du tragique à la création, invitation au voyage, véritable odyssée de l’amour. Création d’un monde de sons sans mots, de force sans mesure, de code sans code et en avant l’aventure. À chaque négation son affirmation.

Ici, presque vingt ans plus tard, tenter de dire l’indicible et l’ineffable. Témoigner de ce qui s’invente jour après jour. Intelligence de l’impossible ou le champ des possibles impossibles.

La communication. Pendant les dix premières années de sa vie, Ferdinand a très peu communiqué. Pas de mots, peu de sons, quelques gestes, aucun regard. Son père s’efforçait de lui raconter la vie, sa vie, leur vie, en dessinant sur des cahiers d’écolier. Ferdinand y était figuré à toutes les pages pour expliquer tel ou tel événement. Une bêtise, une opération, une fête, une situation.

Puis, un jour, alors que Ferdinand devait avoir 12 ou 13 ans, dans un supermarché, son père le voit utiliser la langue des signes (LSF) devant une boîte de crayons de couleurs. Il signe les couleurs. Mais Ferdinand se cache car, depuis toujours (et encore aujourd’hui), il cache ce qu’il sait, ce qu’il apprend. Certes Ferdinand allait à l’école, mais à l’école il ne regardait pas. Alors tout le monde se disait qu’il n’apprenait pas. Parfois Ferdinand mime l’absence, alors qu’en fait il-est-là. De ce jour-là, une ébauche de communication a été possible.

Aujourd’hui, presque dix ans après, on peut dire que Ferdinand communique, parfois sans regarder, mais en se faisant comprendre. Son vocabulaire de signes reflète ses goûts et ses intérêts et varie au gré de ses découvertes. Les signes principaux sont : maman morte, papa, moi (il m’a attribué un signe), famille (les trois sœurs), école, docteur, œil, métro, Darty, train, gare, les dates, les années (passées et à venir) et, depuis peu : possible, impossible, méchant, gentil, blague, amis, être amoureux, ainsi que tous les signes des villes de France que nous visitons avec lui, signes qui existent ou que maintenant il entreprend même d’inventer. Car oui, sa passion la plus récente consiste à choisir une ville, à y aller (en train de préférence), à la quadriller et en repérer les singularités, à la photographier, de la gare au musée au transport en commun et ensuite de la rayer sur la carte. Ce qui est vu n’est plus à voir. Mais il faut tout voir et tout comparer. Telle ville a un métro, telle ville n’en a pas. Telle ville a un musée qui tombe en ruine ; telle autre une architecture très récente. Il prend des photos, fait des reportages et les regarde de temps en temps.

Notre rencontre, les réfrigérateurs cubains. Il ne m’est possible que dans l’après-coup de dire à quel point ce premier moment passé ensemble en 2008 a scellé notre lien. C’était l’été, il faisait chaud. Une histoire d’amour naissait entre son père et moi et je me souciais de savoir comment — et si — un lien avec Ferdinand pourrait se tisser. J’avais cru comprendre qu’il aimait les appareils électroménagers et une exposition de réfrigérateurs décorés par des artistes contestataires cubains avait lieu au Grand Palais. Je suis venue le chercher, nous sommes partis bras dessus, bras dessous. Quelle folie ! Je me souviens d’avoir présenté sa carte d’invalidité pour la première fois ; de son excitation, de ma découverte des premières « danses de la joie » mi-oiseau, mi-kangourou, manifestation physique — très physique — de sa joie. Je me souviens qu’il a regardé les croquis préparatoires avec beaucoup d’attention et d’intelligence et que cela m’avait surprise, je ne savais pas. Puis il a voulu que je le prenne en photo devant chaque réfrigérateur. Ensuite, nous avons demandé à un gardien de nous photographier et j’ai vu, et surtout ressenti, pour la première fois, le regard interrogateur de l’étranger qui voit Ferdinand. Visage étrange qui ne m’est plus étranger.

De cette journée, je garde le souvenir du silence, un silence consistant. Le silence d’une journée tout entière passée aux côtés de Ferdinand. C’est un silence habité mais un silence tout de même. Ferdinand ne prononce aucun mot. Peut-on se figurer cela dans ce monde si bruyant, si plein de mots où les mots sont souvent si malmenés ? Les sons qui sortent occasionnellement de sa bouche ne sont pas formés. Babil lancinant et répétitif qui n’a de sens que d’être une résonance intérieure, sa langue. Aujourd’hui encore, il arrive que ce silence m’impressionne, mais ce n’est presque plus un silence car sa pensée m’est plus familière. Sa logique est loin d’être un délire. J’arrive à le suivre dans le labyrinthe de ses associations. Sauf quand il souffre : non, là je n’y arrive pas. La douleur est, dans ces moments-là, brute, éperdue, profonde et il s’y enfonce comme pour mieux se reprendre. C’est la douleur des lendemains de Noël, de la fin des vacances, c’est le départ de New York alors que nous y avons passé de si beaux moments… Sans doute pourrait-on dire que la séparation, la fin (bien que désirée et précipitée parfois) est plus difficile à symboliser pour lui.

Par contre quand il réfléchit et qu’il élabore, le symbolique prend, il y a de la structure. Et il pense beaucoup, par arborescence. L’ordinateur l’aide sans doute en cela. Une chose qui mène à une autre qui mène à une autre et quelque chose est trouvé. Car Ferdinand cherche à longueur de journée (sur l’ordinateur principalement). Il cherche à comprendre, à saisir, à anticiper. Et puis il y a la langue des signes, ce langage fascinant dont je connais peut-être cinquante signes — les siens — qui me permettent d’être avec lui, de partager ce qu’il est possible de partager.

La mère morte et moi qui suis-je alors ? Assez vite Ferdinand a cherché à comprendre qui j’étais et à quoi (qui) je servais. Étais-je une femme pour lui ? Si son père m’embrassait, il voulait venir après, prendre son tour. Il attendait. C’était non. Pas à cette place là. Alors qui ? Puis il a élaboré une connexion entre sa mère (morte) et moi (vivante) m’emmenant devant la photo sur le mur (lui bébé dans les bras de sa mère) à laquelle il se réfère lors de petits rituels comme pour lui parler ou l’engueuler. Si je n’étais pas elle, alors j’étais différente, signait-il. Pareil et un peu différente. Mais si j’étais vivante, serait-il possible qu’il soit de moi ? Et puis surtout si un autre enfant venait à naître, alors lui aussi pourrait-il être de moi ?

La date de la mort de la mère est la date qui structure tout et qui oriente son intérêt vers la vie des êtres et des choses. Il veut savoir quand nous allons mourir, son père, moi, et pourquoi les portraits au dos d’un quotidien du matin ne présentent qu’une date de naissance et pas de mort. On signe le point d’interrogation. On ne peut pas savoir quand ces gens vont mourir. Il ne comprend pas. La fin des choses structure le reste. Mais alors si on ne peut prédire la fin des êtres, les objets doivent avoir une durée de vie et de mort. Et là, quelle aventure. Dire quand on jettera telle machine à laver ou tel frigo et si possible, si on veut vraiment lui faire plaisir, le noter dans le calendrier ; dire quand tel bâtiment aura fait son temps, dire jusqu’à quand on va garder telle casquette. Être celui qui décide de cela. Car si le symbolique ne peut formellement s’appréhender pour Ferdinand, il contourne et invente. Le deuil se règle dans le champ des possibles.

La découverte de l’humour, faire une blague de tout. C’est au retour d’un séjour à Londres que Ferdinand a découvert l’humour : rire et faire rire. Ses sœurs nous avaient demandé de leur ramener des sous-vêtements, et à la gare nous en avions un sac plein. Son père achetait le journal, et Ferdinand a commencé à fouiller dans le sac. Il a sorti du sac une combinaison de dentelle et, lui faisant moi-même une blague, je lui ai dit que c’était pour son père, à mettre le jour de la reprise du travail. Il a souri, amusé mais très dubitatif. Puis il a sorti un pull que nous avions acheté pour sa rentrée scolaire à lui et je lui ai dit que c’était pour moi, pour aller à l’école. Esquisse de sourire. Lorsque son père est arrivé, dans un geste malicieux et assuré, il a sorti la combinaison en disant à son père que c’était pour aller travailler ! Il a ri franchement et a fait rire son père. L’humour est entré dans nos vies. Depuis, tout peut être source de blague. Faire semblant d’oublier la chose à laquelle on tient le plus — l’ordinateur, ou même son père — quelque part. Et immédiatement après, annuler l’opération en disant que c’était une blague, sourire et mesurer l’effet. L’humour comme prise en compte absolue de l’autre. Du sans regard à la pirouette.

Vertige. Parfois, je l’avoue, je suis prise de vertige. C’est le vertige qui consiste à regarder tout ce qui manque à Ferdinand et que nous devons garantir pour lui. S’assurer qu’il ne perde pas trop alors même que sa vie entière consiste à s’adapter à la perte. Alors qu’il va falloir lui trouver un foyer de vie (il n’y a pas d’autre solution) et au moment où il risque peut-être de perdre la vue, je mesure que le chemin va être long et douloureux, pour nous…

Post-scriptum

Francesca Pollock, psychanalyste, traductrice et belle-mère de Ferdinand.

Notes

[1Michael Ondaatje, Conversations avec Walter Murch, L’art du montage cinématographique, Ramsay Cinéma, 2009.

[2Coloboma, Heart defect, Atresia choanæ, Retarded growth and development, Genital hypoplasia, Ear anomalies/deafness. Selon les statistiques, une naissance sur 8 000 à 10 000 est touchée par le syndrome de C.H.A.R.G.E.