Vacarme 58 / cahier

La Chine à contretemps entretien avec Jia Zhang-ke

La Chine à contretemps

Filmer la Chine à un moment d’accélération de ses transformations exigeait d’envoyer valser de vieilles oppositions : entre fiction et documentaire, entre réalisme et formalisme. Peu de cinéastes parviennent à faire coïncider comme Jia Zhang-ke conditions concrètes de production, discours politique et choix esthétiques. Rencontre avec l’auteur de The World et Still Life [1].

Entretien réalisé par Emmanuel Burdeau & Philippe Mangeot, traduit du chinois par Pascale Wei-Guinot.

Au début des années 2000, vous écriviez dans un texte repris dans votre livre, Mon gène cinématographique [2] : « l’ère des films amateurs est sur le point de revenir. » Qu’entendiez-vous par là ?

J’exprimais une réaction face à un système de production complètement sclérosé, qui était encore le monopole des studios officiels : tous les films qui en sortaient se ressemblaient, aucun ne correspondait à mon expérience. L’espoir d’un autre cinéma reposait donc sur les tentatives d’amateurs. En 1999, j’avais tourné sans autorisation mon premier long métrage, Xiao Wu, Artisan pickpocket. Le risque était de se voir confisquer un matériel lourd et coûteux. L’arrivée des technologies numériques a permis à certains d’entre nous de nous rebeller contre l’industrie du cinéma. La première fois que j’y ai recouru, c’était en 2001 pour In Public, le document que j’ai tourné dans une ville de Mongolie dont les usines fermaient les unes après les autres. Nous formions une équipe de quatre personnes, nous sillonnions la ville et filmions de manière improvisée dans ces ruines de l’espace industriel, transformées par exemple en dancings de fortune. Je n’avais jamais fait l’expérience d’une telle liberté dans le travail, et cet apprentissage a compté considérablement pour la suite. Au même moment, grâce au développement du VCD, puis du DVD, nous avons pu accéder à beaucoup plus de films qu’auparavant — notamment des films étrangers. Les nouvelles technologies ont donc permis de s’émanciper du monopole des studios, mais aussi de briser celui des ressources cinématographiques.

Dans Plaisirs inconnus (2001), l’un des personnages vend des vidéos à la sauvette et se fait traiter de ringard parce qu’il n’a pas les films de Jia Zhang-ke. Et dans votre livre, vous racontez comment, dans une boutique pékinoise de DVDs pirates, on vous propose Platform… de Jiake Zhang.

D’une manière générale, c’est grâce aux copies pirates, puis au téléchargement illicite, que le grand public a pu accéder à mes films. Depuis The World (2006), j’ai obtenu qu’ils soient projetés en salle. Mon existence hors de la Chine, dans le milieu mondial du cinéma, y est pour beaucoup. Mais la licence dont ils bénéficient n’empêche pas les autorités de contrôler précisément ce qu’elles veulent ou ne veulent pas voir diffuser. Il leur suffit de n’autoriser, ici qu’une projection à 9 heures du matin, là qu’une autre à minuit. Peu de gens se déplacent — et pour cause ! On vous explique alors que personne ne veut voir ces films et on les déprogramme. Václav Havel l’a dit mieux que je ne saurais le faire : dans un gouvernement totalitaire, même quand aucun interdit n’est officiellement consigné sur le papier, ceux qui occupent une position de pouvoir l’exercent à leur guise et font la pluie et le beau temps. Or cela a une influence énorme sur la production cinématographique elle-même, mais aussi sur la perception des spectateurs. D’autant que si le contrôle idéologique s’est en partie desserré, celui qu’exerce désormais le marché, avec la complicité du pouvoir administratif, s’est accru en proportion.

Pouvez-vous évaluer le nombre de vos spectateurs en Chine ?

En additionnant tous les modes de diffusion, je dirais qu’il dépasse le million. C’est peu en regard du public de films commerciaux comme ceux que réalise aujourd’hui Zhang Yimou (La Cité interdite) qui prétend contrer, avec le soutien de l’administration, la concurrence hollywoodienne, quitte à produire à nouveau un cinéma chinois complètement uniforme. Il existe pourtant bien un public pour d’autres films : la première édition DVD officielle de Still Life a été vendue par la Warner Chine à 300 000 exemplaires…

Still life (2006)

Quand en 2006, Still Life a obtenu le Lion d’or à Venise, quelle en a été la répercussion en Chine ?

Après Venise, un mot d’ordre des autorités chinoises a interdit que l’information soit relayée. Comme elles contrôlent les médias les plus importants, il n’y a pas eu de presse, sinon dans quelques journaux plus libres et plus courageux, comme tel quotidien de Canton. Ce n’est sans doute pas facile à comprendre pour vous : quand j’ai commencé, la presse réservait aux films indépendants un meilleur accueil. La stratégie officielle actuelle consiste à donner des gages d’assouplissement, en autorisant par exemple la diffusion de mes films, tout en empêchant autant que possible qu’il en soit fait état.

Comment dès lors faire en sorte que se maintienne en Chine un cinéma indépendant comme le vôtre ?

Le fait d’être bien accueilli à l’étranger me permet de maintenir coûte que coûte ma position. En 2003, j’ai créé avec mes collaborateurs la société de production Xstream Pictures. Elle est aujourd’hui en mesure d’apporter un soutien financier et logistique à de jeunes réalisateurs : nous participons chaque année à la production d’au moins un premier ou deuxième film. Il semble d’ailleurs que nous ayons lancé un mouvement : d’autres sociétés indépendantes ont mis en place des programmes similaires. Par ailleurs, nous soutenons chaque année un nouveau festival underground. Bref, nous tâchons d’ouvrir nos propres espaces. Mais nous devons aussi saisir toutes les occasions qui nous sont laissées pour présenter officiellement notre travail : nous ne devons pas nous déconnecter des espaces d’expression, même les plus dérisoires, auxquels nous pouvons éventuellement avoir accès.

Still life (2006)

la Partie B

Vous avez réalisé des fictions et des documentaires, parfois sur les mêmes lieux. Quand la nécessité de recourir à ces deux formes s’est-elle imposée ?

Le projet d’une fiction m’est souvent venu sur les lieux où je réalisais un documentaire. En 2001, sur le tournage d’In Public, j’ai rencontré des jeunes dont les familles étaient soudain réduites à la pauvreté. Au même moment, le pays connaissait un développement économique fulgurant. Je me suis senti convoqué par ce décalage : le désœuvrement auquel ils étaient acculés m’obligeait, moi qui vivais désormais à Pékin. J’ai alors écrit Plaisirs inconnus, que nous avons tourné la même année. Nous filmions les acteurs dans des scènes de fiction sans intervenir en rien sur les décors, le plus souvent au cœur de lieux qui continuaient à vivre leur vie propre.

Vous aviez déjà expérimenté ce type d’interaction à la fin de Xiao Wu, Artisan pickpocket

L’idée s’est imposée sur le tournage. J’avais d’abord pensé terminer le film sur le plan du policier emmenant le pickpocket et disparaissant dans l’horizon, mais cela avait un côté néo-réaliste dont je n’étais plus très sûr. Or dans une bourgade rurale comme Fenyang, où j’ai grandi et où se situe l’action, un tournage est un événement : qu’une équipe avec une caméra se présente et c’est aussitôt l’attroupement. J’ai donc demandé au flic de menotter le pickpocket à un poteau et nous avons attendu que des curieux se regroupent autour de nous. J’avais ma fin.

24 City (2008)

Après le doublet In Public/Plaisirs inconnus, vous avez réitéré l’opération avec le documentaire Dong (2005) et la fiction Still Life (2006). Quant à 24 City (2009) et I wish I knew (2010), ces deux films articulent les deux démarches. Quelles en sont, selon vous, les puissances et les limites respectives ?

En 2005, alors que je filmais le peintre Liu Xiaodong sur le barrage des Trois Gorges, j’ai rencontré les ouvriers qu’il prenait comme modèles. Certains d’entre eux avaient beau se présenter devant la caméra avec naturel, je voyais bien que leur dignité leur imposait de rester à distance. Le documentaire permet de capter cette théâtralité du réel, par laquelle les gens parviennent à se protéger des regards. L’objet de la fiction, en revanche, est de saisir la part la plus concrète de la vie. C’est donc en imaginant les existences de ceux que je filmais que s’est construite l’intrigue de Still Life. J’ai alors compris que la seule façon pour moi d’exprimer la richesse de l’existence humaine serait de recourir, et même de faire simultanément appel à ces deux modes d’expression. Pour 24 City, je me suis attaché à recueillir des paroles d’habitants de Chengdu, notamment celles des anciens ouvriers de l’usine d’armement aujourd’hui transformée en résidence de luxe. Ils me racontaient leurs trajectoires personnelles, ou des histoires dont ils avaient été témoins. Pour restituer la complexité de la situation chinoise, il me fallait trouver un moyen d’ouvrir ces propos. Certains des témoignages ont donc été recomposés puis interprétés par des acteurs qui y apportent leur propre imaginaire. Cette ouverture sur l’imaginaire me paraît indispensable pour faire face à la réalité chinoise actuelle. Mais dans ce double recours à l’écriture documentaire et à celle de la fiction se joue aussi mon propre rapport au cinéma. J’entends ne pas me laisser embarquer dans un genre ou dans un autre. Entre les deux, pas de barrière infranchissable. Il suffit d’avoir assez de maîtrise pour passer librement de l’un à l’autre.

Vous avez eu également recours à la médiation du travail d’autres artistes : un peintre dans Dong, une styliste dans Useless (2008), et jusqu’aux cinéastes ayant filmé Shanghaï dans I wish I knew

Vers 2005, je me suis rendu compte qu’un nombre croissant d’artistes exprimaient une sensibilité équivalente à la mienne, et reflétaient dans leur œuvre la situation de la société. Au même moment, il apparaissait que l’écart entre le grand public et le milieu des artistes et des intellectuels s’était considérablement creusé. Le passage accéléré à l’économie de marché s’est accompagné, depuis 1989, d’un dénigrement de la culture, largement entretenu par la propagande gouvernementale, qui entend faire valoir que l’expression intellectuelle n’est nullement représentative des aspirations de la population. Or parmi tous les arts, le cinéma reste le plus populaire. Avec la peinture dans Dong ou le stylisme dans Useless, j’essaie de faire en sorte que des liens se renouent entre le public et des expressions artistiques dont la diffusion reste plus limitée. Et cela me permet en même temps de confronter mon propre regard sur le monde avec celui de ces artistes auxquels je consacre un film. J’avais d’ailleurs pensé faire une trilogie, dont le troisième volet serait consacré à un urbaniste : l’urbaniste fait un travail artistique, mais il entretient aussi un rapport direct avec le pouvoir d’une part, avec la population de l’autre. Mais tous ceux sur qui je pourrais avoir envie de travailler déclinent ma proposition. Ils me répondent en général : « tu dois comprendre que nous ne sommes que la partie B » — sous entendu : la partie A est le gouvernement et nous en dépendons. Si le film finit par se faire, il s’intitulera peut-être « La partie B »…

Votre pratique du récit a évolué. Jusqu’à The World (2006), vous racontiez des histoires intriquées les unes dans les autres. À partir de Still Life, vous mettez au contraire en place des récits parallèles, qui ne se croisent plus.

La narration de The World fonctionnait à la manière d’un réseau : on passait d’un personnage à l’autre comme on le fait sur internet. Pour Still Life, je voulais au contraire des lignes de narration parallèles : celle de l’ouvrier qui vient retrouver son ex-femme et sa fille, celle de la femme qui cherche son mari disparu. Au cours du tournage, j’ai été un moment tenté de les faire se rencontrer, mais je me suis rendu compte qu’en les traitant de façon indépendante, j’exprimais mieux leur isolement et la façon dont les bouleversements du monde leur ont fait perdre prise sur leur propre destin. Tous mes films sont des tentatives de filmer un lieu ; mais ce qu’un lieu a à raconter, c’est toujours les êtres qui l’habitent et le traversent. Filmer un lieu, c’est saisir concrètement la fatigue et la solitude des hommes face la dureté de la vie. Quelle que soit la taille du lieu, le monde de chacun est fait de peu de gens.

Ce souci de préserver dans mon récit des individualités correspond aussi à ma volonté de mettre en avant le fait qu’au-dessus des têtes de tous ces individus, il y a un système, l’expression d’un pouvoir que j’aimerais moins univoque. Ce qu’il y a de commun et de collectif dans mon travail naît des trajectoires singulières des individus : personne ne peut prétendre y représenter une majorité.

Est-ce le même type d’exigence qui préside au rassemblement de matériaux très divers pour le film que vous avez réalisé sur Shangaï, I wish I knew ?

J’y ai inséré des extraits de films d’autres réalisateurs chinois, ainsi que des documents historiques. Mais je ne voulais pas harmoniser ces greffes avec les images que j’avais moi-même tournées : il fallait qu’elles gardent une existence propre. Ma conception du réalisme exige de ne pas dissimuler le caractère fragmentaire des éléments que je mets en œuvre. Au montage, j’ai donc agencé ces matériaux, ainsi que les témoignages que j’avais recueillis, en étant attentif au fait qu’ils devaient être présentés comme autant d’entités indépendantes. Car c’est la totalité qui constitue, à proprement parler, le portrait de la ville.

désengloutir l’Histoire

Vous avez toujours montré des espaces en mutation, travaillés à la fois par les forces du passé et par celles de la nouveauté. Mais plus votre filmographie avance, plus vous vous tournez vers l’histoire.

Cet intérêt pour l’histoire de la Chine vient sans doute du fait que, depuis une dizaine d’années, nous avons accès à des travaux d’historiens qui infléchissent un récit officiel largement tronqué. Mais il est aussi symptomatique de ce qui se passe aujourd’hui dans ce pays : une volonté officielle de faire disparaître la moindre trace de l’histoire. Le symbole le plus énorme de cette opération est le chantier du barrage des Trois Gorges, dans une région dont l’histoire est vieille de 3 000 ans. J’y ai vu et filmé des gens démantelant la ville à la main, juste avant son immersion par l’eau du fleuve. Quand on sait tout ce qu’un bâtiment renferme de souvenirs, voir un pays s’acharner à les gommer, et voir un gouvernement faire de cet effacement quelque chose de si normal que tout le monde devrait l’accepter, cela fait peur. Quand je suis arrivé dans cette région, j’ai foulé des pieds une histoire vouée à l’engloutissement. Quel équivalent visuel trouver pour faire éprouver ma sensation ? C’est là que m’est venue l’idée de montrer un bâtiment décoller comme une soucoupe volante : cette idée résonnait pour moi avec le caractère inhumain d’un développement économique dont la plupart des habitants sont les laissés-pour-compte.

Nous nous retrouvons ainsi sans passé, et pour beaucoup sans perspective d’avenir, avec le présent pour seul socle. Il y a là quelque chose d’invivable. C’est pour cela que je me suis efforcé, dans mes films ultérieurs, de recueillir des témoignages de ceux qui sont encore en vie. Le cinéma tel que je le conçois peut être une arme pour conserver les traces du passé et ce qui en demeure dans les mémoires, à un moment où il est publiquement saccagé. J’ai bien conscience que, pour un cinéaste, le fait d’arrêter de faire de la fiction au sens strict pendant cinq ans n’est pas facile à comprendre ni à accepter. Mais de mon point de vue, c’est aussi une bonne chose, parce que cela me permet d’instaurer un dialogue avec les autorités.

Le moment où vous vous êtes tourné vers l’histoire coïncide plus ou moins avec celui où vous vous êtes tourné vers les technologies numériques. Comment comprendre cette articulation entre une technologie nouvelle et un souci du passé ?

Mon goût pour le numérique n’est pas seulement lié à mon intérêt pour l’histoire. Pour The World, qui se passe dans un parc d’attractions à proximité de Pékin où travaillent des migrants de Chine ou d’ailleurs, la haute définition correspondait à ma volonté de traduire la réalité d’aujourd’hui, avec ses nouvelles matières. Mais il est vrai que, pour tout mon travail sur le passé, le numérique m’a permis de filmer à une vitesse qui eût été impensable en pellicule. Or il y avait urgence.

Vous travaillez actuellement, semble-t-il, à une fiction historique…

Ce sera, en effet, un film d’époque, et même un film de genre : un film d’arts martiaux. Il concerne la période 1899-1905, soit un moment où la Chine a revendiqué un passage à la modernité. Les évolutions techniques, la perméabilité au monde occidental faisaient que, sur le plan culturel, ce qui avait été en vigueur auparavant ne fonctionnait plus. Or le mouvement de bascule entamé alors s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui, notamment avec les révolutions, même s’il n’a pas encore abouti à ce jour. Cette fiction est donc pour moi l’occasion de me pencher sur le fait révolutionnaire. Pour écrire le scénario, je me suis nourri de documents historiques de ma province natale : j’entends montrer la crise que connaissait la Chine à cette époque telle qu’elle a pu être vécue localement.

Mais ce film est aussi l’occasion de me confronter à quelque chose qui m’excite beaucoup : il s’agit d’essayer de retrouver l’espace-temps d’autrefois. L’histoire récente de la Chine est une histoire de la vitesse : dans The World, j’ai d’ailleurs montré, à travers le regard de provinciaux qui arrivent à Pékin, comment l’expérience de la durée et des jours est reconfigurée en profondeur. Il s’agit cette fois d’essayer de me repositionner, au niveau sensible, dans une époque où 100 kilomètres étaient une distance énorme à parcourir.

Ce sera, là encore, un film en numérique ?

Pas cette fois. Je veux me rapprocher de l’esthétique traditionnelle. Et puis, pour capter les mouvements ultrarapides des arts martiaux, le numérique reste bien plus limité que la pellicule.

Ce projet est manifestement plus lourd que tous vos films précédents. Cela a-t-il compliqué vos négociations avec les autorités ?

Elles sont très attentives à ce que je suis en train de faire. En général, la censure ne demande plus aujourd’hui qu’un synopsis de deux feuillets pour autoriser ou non un tournage. Pour cette fois, on a exigé de lire l’intégralité de mon scénario.

Mao Zedong ne chante pas

La chanson joue un rôle important dans la plupart de vos films : un tube pop est repris par plusieurs personnages dans Plaisirs inconnus, titre lui-même inspiré d’un album de Joy Division ; I wish I knew est le titre d’un standard…

Ce goût pour la chanson me vient de quelque chose que je partage avec toute ma génération. Je suis né en 1970 ; 1976, fin de la révolution culturelle ; 1979-1980, début de l’ouverture. Dans notre enfance et notre adolescence, nous avons été privés de culture pop, de chansons à la mode. Seule la Culture avec un grand C, la culture révolutionnaire, était disponible. Or un tel rapport à la musique exigeait un effacement des sentiments et des passions intimes, considérées comme bourgeoises. Avec l’ouverture sur le plan des idées, nous avons eu accès à la variété — aux chansons pop de Taïwan et de Hong Kong d’abord, puis d’Europe et des États-Unis. Nous nous les sommes appropriées comme un moyen de revendiquer l’expression de quelque chose de plus personnel. Pour nous, ces chansons sont devenues des codes. Nous pouvons nous souvenir d’événements rien qu’en mentionnant tel ou tel titre. Dans Plaisirs inconnus, avant d’aller cambrioler une banque, le personnage décide de laisser à sa mère le texte de la chanson Libre de tout souci. Ce geste est pour moi très représentatif de toute ma génération, au contraire de la précédente. Il y avait eu un projet d’opéra autour du personnage de Mao. La réponse officielle n’avait pas tardé : « Mao Zedong ne chante pas. »

En ce sens, la façon dont je recours à ces chansons s’inscrit dans un projet plus vaste. Il n’est pas anodin que le personnage de mon premier long métrage ait été un pickpocket : sa marginalité sociale fait qu’il a accès à ses sentiments, qui sont au contraire barrés pour ceux qui rentrent dans le rang.

Dans vos films, la musique ne semble pas avoir une dimension seulement symbolique, mais aussi esthétique. On y danse beaucoup…

Il n’est pas impossible qu’un jour il y ait une comédie musicale !

Plaisirs inconnus (2002)

La réussite plastique de votre cinéma et le talent de votre opérateur, Yu Lik Wai, sont indéniables. Mais on peut aussi reconnaître un film de Jia Zhang-ke au travail du son.

J’y accorde une grande importance. Dans la peinture traditionnelle chinoise, le vide joue un rôle immense. Au cinéma, tout ce qui est exprimé par l’image est très plein, très précis : le travail du son me permet de renouer avec l’espace du vide de la peinture traditionnelle, en convoquant l’imaginaire du spectateur. Pour chacun de mes films, j’ai donc soigné ce rapport entre la figuration des lieux du tournage et l’espace sonore. Dans Xiao Wu, j’ai choisi d’associer à l’image les sons du va-et-vient des vélos sur la route et ceux des haut-parleurs des magasins (qui remplaçaient à l’époque ceux qui, auparavant, diffusaient des slogans politiques) : ces sons documentent pour moi la Chine de la fin des années 1990. Avec Platform, dont l’action se situe au tournant des années 1970-80, je voulais faire entendre des sons de l’armée, des ambiances d’usine. Dans Still Life, je mêle le bruit des bateaux sur le fleuve et celui des maisons qu’on détruit. Et au montage comme au mixage, je traite tous ces éléments sonores au même titre que la musique.

Ce goût pour le travail du son me vient sans doute de mon enfance. Mon accès au monde extérieur était très limité. À côté de chez moi, il y avait une route. Je me souviens, comme de l’une de mes premières émotions, de ces moments où, quand j’étais au lit, je me concentrais sur les bruits de cette route : ils déclenchaient tous mes fantasmes. Ce passage des camions sur la route, et la façon dont tout l’espace sonore était modifié par le bruit du vent sur les véhicules, c’était la plus belle des musiques.


une œuvre en construction

En octobre dernier, les spectateurs du Festival international du film de La Roche-sur-Yon, où une rétrospective intégrale de l’œuvre de Jia Zhang-ke avait été organisée, ont eu la surprise d’entendre le cinéaste introduire longuement ses films. N’était-ce pas contrevenir à la supposée réserve chinoise que de rapporter précisément les conditions d’un tournage, les choix de mise en scène, la portée de l’inscription d’un film dans le contexte artistique du pays, mais aussi dans son histoire politique… ? Le lecteur de Vacarme aura sans doute la même surprise à la lecture de cet entretien, justement recueilli à La Roche. Il est vrai que la circonstance d’une rétrospective prête à la récapitulation. Il s’agit pourtant d’autre chose : la parole qui s’énonce ici n’est pas celle d’un cinéaste prenant un peu de recul sur son parcours après avoir donné de ses nouvelles de temps en temps, sélection après sélection à Cannes ou à Venise. Elle est devenue celle d’un artiste qui, le temps aidant, ses relations avec les autorités s’étant — dans une certaine mesure — assouplies, peut aujourd’hui formuler librement la certitude qu’il a de construire une œuvre, avec ses pauses et ses redéparts, ses promesses surtout. Or les œuvres — le sait-on assez ? — sont rares, au cinéma comme ailleurs. L’articulation du passé et du présent, de la pellicule et du numérique, de la fiction et du documentaire, de la musique et du silence : il est beau de voir grandir ensemble un art et la conscience qui l’accompagne.

Notes

[1Les films de Jia Zhang-ke sont, pour la plupart, édités en DVD par Ad-Vitam, à l’exception de Plaisirs inconnus (Arte) et de Useless (Memento).

[2À paraître en février 2012 aux éditions Capricci. Le titre est provisoire.