Vacarme 59 / cahier

Une limonade pour Kafka

par

Après des textes sur Hubert Lucot, Emmanuel Hocquard et Paul Celan,
Xavier Person clôt avec Hélène Cixous la série qu’il a donnée à Vacarme, comme autant d’essais de critique créative. Ou comme les chapitres d’un éventuel art poétique.

Pourquoi écrire encore ? Pourquoi y revenir encore, à la littérature, à ce qui ne serait qu’écriture, qui ne viendrait au jour que dans ce mouvement propre au langage qu’on nomme littérature ? Pourquoi y croire encore, encore un peu, le temps d’écrire ou de lire, pourquoi s’imaginer encore que quelque chose se passe là, qui fasse effet, qui puisse quelque chose ? Faut-il, comme l’écrit Hélène Cixous dans son Revirements dans l’antarctique du cœur (Galilée, 2011), continuer d’espérer sans espoir, aspirer, espérer le secours encore dont parlent les livres : « croire encore aux vertus de ce récital où les auteurs que j’aime disent que, lorsque aux chants des oiseaux se joignent les voix cristallines de l’écriture une phrase musicale peut, dans notre imagination, prendre les apparences d’une nymphe, d’une sirène, et nous sauver la vie, c’est-à-dire l’étoffe d’âme élimée, le bout de chiffon qui nous reste, misérable membrane tendue à déchirer sur le ravin du néant. » ? Pourquoi, encore maintenant, tendre l’oreille à ceci, à la musique propre d’une phrase, d’un rythme, à la montée d’une tonalité, d’une entrée particulière dans la langue, d’une accentuation inouïe encore, d’une inflexion sans modèle de la phrase ? Pourquoi faut-il encore qu’aux chants des oiseaux se mêlent ces voix de ceux qui y croient encore ou font semblant d’y croire, ou veulent encore y croire, voudraient que cela soit encore possible, font comme s’ils croyaient que la littérature avait quelque pouvoir encore, pour leur vie, nos vies et tout ce qui va avec, la vie aujourd’hui ?

Soyons plus précis : plutôt que de « littérature » (qui n’y croit pas à la littérature, plus ou moins ?), parlons plutôt de ce que Jacques Derrida nomme, dans son livre sur Hélène Cixous, H.C. pour la vie, c’est à dire… (Galilée, 2002) : « littéralité de la littérature ». À propos de quoi il évoque la nécessité d’un courage : « le courage, le cœur, le courage de se rendre, au travers du refoulement, à ce qui se passe ici dans la langue et par la langue, aux mots, aux noms, aux verbes et finalement à l’élément de la lettre, de l’homonyme « lettre » telle qu’elle est ici mise en œuvre, à ce qui signe une expérience de corps à corps avec l’intraductibilité de l’idiome ». Soyons plus précis encore : pourquoi, encore aujourd’hui, se confronter à cette folie du littéral, cette insistance de la matérialité du signifiant, jeu des substitutions homonymiques, sens pris dans tous les sens, infraction à la syntaxe, blanc dans la continuité du discours, etc. ? Pourquoi, pour reprendre les mots de Derrida, s’imaginer qu’un possible soit possible encore dans cet impossible, une puissance, quelque « alchimie grammaticale » qui là fasse événement, dont la valeur serait telle qu’elle mériterait qu’on n’y renonce pas, qu’on continue encore ?

Hélène Cixous écrit dans l’espace de cet « encore ». Revirements s’écrit dans le temps d’être encore en vie, le temps de ne pas mourir encore, l’écriture d’Hélène Cixous n’a jamais cessé d’être une course contre la mort, course de vitesse folle dans la mort et contre elle, pour s’en sortir en s’y confrontant sans cesse, « la voix entrecoupée par l’effort de courir devant la mort », courant dans l’espoir que la course s’arrête un peu, le temps d’écrire encore. L’ultime est son espace, c’est à cette extrémité, dans ce rétrécissement de l’espoir, que l’écriture s’éploie, c’est de ne presque plus pouvoir qu’elle peut encore. Le livre ne s’écrit que dans l’espoir de s’approcher sans cesse du livre qu’elle n’écrit pas, sa matière même est celle de l’espoir, « modifiée par le temps, par la multiplication des tentatives ». On pourrait le dire autrement : il n’y a pas d’espoir hors de l’écriture du livre, pas de résolution, nulle eschatologie heureuse, on n’en sort pas, nul dévoilement auto-fictionnel, on ne saura pas le fin mot de l’histoire. Le secret reste entier. L’indéchiffrable est donné à lire, l’illisible est déchiffrable. Il y a bien un crime, c’est toujours une histoire de famille et donc de cadavre caché, mais le drame ne se joue pas ailleurs que dans l’écriture même, dans la reprise incessante d’une écriture qui ne veut pas céder sur elle-même car elle sent bien que s’il y a crime, c’est à même le langage que la question doit être posée : « On ne peut pas vivre, ce qui s’appelle “vivre”, respirer, émettre des paroles, avec un mort étranglé dans la gorge. Il faut le libérer. »

Je vais être clair : je ne dirai rien ici du livre d’Hélène Cixous à partir duquel j’écris ceci, puisque ce livre ne raconte rien que sa possibilité précaire, l’espoir qu’il puisse être, comme livre, dans sa matérialité bénéfique, musicale, incarnée, rythmiquement incarnée, comme la preuve de la possibilité encore de la littérature. Je vais être plus clair encore : ce livre d’Hélène Cixous ne m’intéresse pas pour le si peu qu’il raconte. Ne m’y saisit que la force médusante de son écriture, son retour à elle-même, la folle indécence de ce retour. Ce livre, disons-le, ne raconte jamais qu’encore une fois l’impossibilité pure de raconter, il s’affronte à cela et y trouve une sorte de joie. De rage aussi bien. De folie rageuse et indécente, j’allais écrire « insupportable », tant les livres d’Hélène Cixous valent plus comme performance. Comme geste ou effraction.

L’ultime porte à toutes les inconséquences, il fait écrire des phrases improbables et c’est pour cela qu’il faut encore lire, écrire ce genre de livres, qu’il faut avoir ce courage. La sensation de la mort imminente autorise à écrire n’importe quoi et ce n’importe quoi est un précieux viatique pour les vivants, on peut y trouver des raisons de vivre encore, dans ces phrases inattendues, inentendues, des propositions inespérées. Le sens indique d’autres directions, toutes directions.

Dans son livre de dialogue avec Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre terrestre (Galilée, 2005), Hélène Cixous parle de légèreté et de transparence à propos d’une des dernières phrases griffonnées par Kafka sur son lit d’agonie : « Limonade tout était si infini ». De cette phrase, qui est « de ces phrases absolues, détachées absoutes en lesquelles se précipite toute une vie dans son souffle ultime », à partir de cette phrase qui est comme une apparition et un adieu, elle dit son rêve d’atteindre cette liberté de l’ultime, de pouvoir écrire « à la fin », alors même qu’on n’a plus de compte à rendre à personne, dans cette « grâce ».

Résolution : on va continuer avec la littérature pour l’espoir de parfois rencontrer ou produire un énoncé tel que celui de Kafka agonisant, pour l’étrangeté de cette rencontre avec une phrase qu’on n’aurait pas pu écrire, pour tout ce qui s’y déplace, pour cette sorte d’espoir léger qui s’y lève, cette littéralité heureuse, on pourrait dire idiote ou enfantine, qui d’un coup nous fait entrer dans un rapport inouï à nous-même et aux choses, recrachant le mort qu’on avait coincé dans la gorge.

Je continue de lire Hélène Cixous, je vais continuer de lire ce qui se répète là sans fin, qui dans sa répétition parfois m’exaspère, je vais continuer de lire ses livres qui ne sont pas exactement des livres, tant rien ne s’y passe que l’insistance d’eux-mêmes, de leur propre impossibilité, je ne lis encore ces livres pour continuer de m’exercer l’oreille à ce qui se mêle aux chants des oiseaux parfois. Je la lis sans trop savoir ce que je lis. J’essaie d’aller aussi vite qu’elle, j’oublie ce que je lis à mesure que je lis, je lis rien ou tout, ça n’en finit pas. Il y a sa mère, toujours, jamais encore morte. Et toujours aussi son père, déjà mort et qui n’en finit pas, dans ce qu’elle écrit, si je comprends bien, de n’être pas encore tout à fait mort. Je lis que là quelque chose n’en finit pas avec la mort. Ou bien plutôt : on ne cesse pas là de mourir sans mourir encore tout à fait, ça n’en finit pas de finir, de ne pas finir. Kafka sur son lit de mort avait soif d’une sorte de limonade infinie, n’écrirons-nous jamais que pour apaiser notre soif inextinguible et de quel miraculeux breuvage ? Un zeste de citron avant de mourir ? Lemon inceste, etc. Allons chercher là cette liberté d’écrire ou de chanter n’importe quoi, ce qui vient, qu’on laisse venir ou fait venir (les deux disait Derrida). Rêve d’un tout-dire qui serait un mieux-dire ? Hors refoulement. Dans une sorte de primitivité rêvée de la langue. « Le chant de l’âne, écrit Cixous, va au-delà de lui-même, je suis l’âne, on ne sait où. » Écouter les braiments de Kafka sur son lit de mort. « Il n’y a pas trace d’écriture, écrit-elle aussi, cela est misérable, une telle pauvreté nous prend, il est vrai que le dernier mot d’un être humain n’est pas un livre, n’est pas un poème, encore heureux si c’est un cri, l’appel d’un nom, parce qu’il peut arriver que ce soit un couac, une bouffée d’indignation, un quoi ! ou rien. » Le bientôt mort ne répond plus à l’appel de son nom, nulle métaphore, mise à nu du littéral, c’est à partir de là qu’on écrit ?

Proposition : parler, penser, écrire, imaginer à partir de cette liberté dont nous fait cadeau Kafka via Cixous dans une phrase griffonnée à l’instant de sa mort, n’importe quelle phrase, tout reprendre à partir de là, la littérature, la politique, l’amour, etc.

Au chant des oiseaux se mêle celui de l’âne, au-delà de lui-même. J’écrirais au-delà de moi-même, je rêve d’écrire comme je rêve. Je lis Hélène Cixous en soulignant plusieurs phrases par page. Par exemple, page 64 de Revirements : « Nous sommes des animaux déposeurs de derniers mots. Quand l’animal défenseur de la vie en nous sent venir le froid ultime à quoi l’autre, le parleur en nous, se garde de croire, vite l’animal pose un caillou, un mot, une coquille d’œuf, un bout de bois, une lettre d’une lettre. On grave. On griffe. On troue. La fin vient. » Vite, écrire encore avant qu’il ne soit trop tard. Qu’importe que j’aie la voix d’un chien ou d’un âne, du moment qu’en parlant je ne sois pas encore tout à fait mort.

« Il faut aller jusqu’au bout du littéral. », recommande Claude Royet-Journoud [1]. Atteindre ce moment où la langue se réduit à elle-même, où un mot est un mot, où ce qui écrit est écrit, ne renvoie pas à d’autre réalité que ce qu’on a sous les yeux, ne veut rien dire d’autre que ce qu’on y lit, dans cette simplicité désarmante de ce qui ne s’autorise pas le saut de la métaphore : « Limonade tout était si infini. » Si l’on pousse le littéral à l’extrême, comme l’a fait Wittgenstein, « on tombe dans la terreur », écrit aussi Royet-Journoud. Mais si je ne fais que lire cette phrase de Kafka sans lui chercher un sens, sans y rien décider, comme juste quelques derniers mots déposés par quelque animal bientôt mort, si je lis encore cette phrase ou une autre, faisant l’âne, je deviens un idiot, j’atteins peu à peu la claire sensation de ce dont parle Revirements, faisant l’expérience peu à peu de ce qui s’y fixe d’infixable quant au sens, dont peut-être j’aurai plus claire compréhension à la fin de ma vie. Si je lis vraiment cette phrase, deviendrai-je assez bête pour lire ce livre et y atteindre avec Hélène Cixous la tour de Montaigne, la littérature donc, où je déchiffrerai, mot à mot, lettre à lettre : Solum certum nihil esse certi. « Rien n’est certain, seule certitude. On a pris le risque. Certitude de l’incertain. » ? Revirement, tout est revirement, me dirai-je, tout est si infini, me dirais-je si je lisais ce livre et que j’avais le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé [2], si seulement j’avais le courage des oiseaux, me disais-je.

Post-scriptum

Xavier Person a fait paraître, aux Éditions Le Bleu du Ciel, Propositions d’activités (2007) et Extravague (2009).

Notes

[1La Poésie entière est préposition, Eric Pesty Editeur, 2007.

[2Remerciements à Dominique A pour ce courage-là.