Vacarme 59 / cahier

Philosophie et psychologie de l’ordre

par

Dans Bienvenue en enfer. Sarajevo mode d’emploi (La Nuée bleue) publié pour la première fois en 1997, Ozren Kebo livrait sa chronique du siège de la ville. Sa lecture reste encore un bouleversement, et ce n’était là que son premier ouvrage. Depuis il n’a cessé d’écrire. Vingt ans plus tard, nous lui avons donc demandé, en écho au chantier de ce numéro, de nous raconter ce qu’était l’enfer devenu. Il s’appelle « Transition » et rien n’a changé. Ou bien tout. On ne sait pas bien. Extraits.

traduit du bosno-croato-serbe par Asja Sarajlic

Je suis au bureau de poste. Je suis dans la file d’attente, la chose la plus ennuyeuse au monde, afin de payer quinze marks de taxe. Nous sommes au début du mois de juin et cela fait longtemps que Sarajevo n’a pas connu une chaleur pareille. La sueur descend à flots sur mon corps. Ce n’est pas une figure de style, mais une description précise et fiable. La salle est pleine de gens qui transpirent. Tous les employés sont à bout de nerfs, prêts à exploser. Mais la détonation est une chose rare, car la Poste a lancé l’opération « Nous choisissons le pire fonctionnaire ». Il suffit d’appeler un numéro gratuit et de dire : « Untel m’a maltraité », il sera élu le pire de tous. Grosso modo, un petit enfer organisé.

Les files sont de travers, il n’y a aucune organisation, ce qui laisse une chance aux « parachutistes ». Ces derniers sont sans scrupule. Ils s’introduisent parmi nous par tous les moyens. Mais dans ma file d’attente, ils n’ont pas de chance. Derrière moi, collé contre mon oreille, se trouve un retraité. Le dernier des combattants du front. Il surveille la file et du côté droit et du côté gauche. Il ne laisse place à aucune surprise. Personne ne peut se faufiler devant nous. Il a l’instinct de la louve qui garde ses petits. Il grogne et claque des dents. Il n’avance pas vers le guichet, il avance par des mouvements tactiques bien réfléchis et par des manœuvres stratégiques. Il s’est collé à moi. Déjà j’ai du mal à respirer et sa proximité ne fait que redoubler mon calvaire. Soudain, je ne tiens plus et je lui crie dessus :

—  Eh, bonhomme ! Ça ne va pas, non ? Tu ne veux pas te décoller de moi ? Tu vas où ? Le guichet ne va pas s’enfuir. Arrête de me toucher !

Il se discipline et, sans dire un mot, il recule de douze millimètres, juste assez pour que nos corps ne se touchent pas. Mais cet état de tranquillité ne dure pas. Le guichet est un défi trop important et la peur des « parachutistes » est si importante que le combattant de front passe à la contre-offensive. Je ne sais plus comment me comporter. Dois-je me réjouir que le stratège veille sur notre file, ou dois-je m’affoler parce qu’il s’est collé à moi ? Heureusement, pas à pas, j’arrive au but, je règle en vitesse et je me sauve de sa zone de responsabilité.

le traité sur la poignée de main

Nous nous serrons la main. Il m’a serré la main si fort que j’ai failli crier. Quelle bourrique ! Je serre la main faiblement. C’est mon programme. Je déteste les gens forts. On dit que la façon dont on serre la main montre quel type de caractère nous avons. Je plaide pour que nous soyons tous faibles.

—  Comment ça va ? — me demande-t-il (c’est une question complémentaire à cette manière brutale avec laquelle il me serre la main.)

Il faut être extrêmement faible. Le manque de force est la caractéristique des gens démocratiques. Les gens forts remettent en question les avancées de l’évolution. Les gens forts sont un archaïsme anthropologique — et quand je dis « forts » je sous-entends à la fois la force physique et la force mentale.

Pourquoi me serres-tu la main comme si tu voulais m’étrangler ? Tu mesures ma force ? Ami, on n’est pas dans un ring ! J’aime les personnes dont la poignée de main est molle, tiède, apathique. Je ne défends jamais mes convictions. Je renonce au premier obstacle. Et l’obstacle apparaît en fait comme signe d’avertissement qu’il faut qu’on s’arrête. Pourquoi le contourner ?

—  Je vais bien, lui répondis-je (avec une contre-question qui est ma façon de protester contre sa force).

À quoi sert d’être fort si nous pouvons — par un chemin plus tendre et supportable, dans un cadre plein de tolérance — résoudre toutes les questions de ce monde ? Faibles, soyons faibles !

la documentation

Si mon calcul est bon, comme il semble l’être au sujet de ma documentation, j’ai commencé à arranger cette dernière à l’été 1983.

Au début de cet été brûlant à Mostar, je ne peux pas dire que je possédais déjà ce qu’on appelle une documentation, je n’avais pas entrepris une démarche réfléchie, mais j’avais tout juste fait une collection hasardeuse et nullement planifiée de textes que j’avais découpés dans la presse et rangés dans une chemise.

C’est ainsi que tout a commencé, et quand le matériel a gonflé au point de déborder de la chemise, j’ai classé ces textes dans deux nouvelles chemises. Dans la première, j’ai rangé les textes concernant la littérature, et dans la seconde, les extraits découpés sur tout le reste qu’on pouvait trouver sous la voûte du ciel. Ensuite, les chemises ont commencé à se multiplier, et avec elles, ma passion pour la découpe. À la veille de la guerre, en ce printemps frigorifié de l’année 1992 qu’avait connu Sarajevo, c’était devenu une véritable et imposante documentation qui avait sa propre logique d’évolution. Par exemple, la chemise La Littérature s’était développée et était devenue La Nationale (à l’époque, c’était la littérature yougoslave) et La Mondiale. Ensuite, La Nationale s’était dédoublée en celle de Bosnie-Herzégovine et celle du reste du pays. Puis, par la logique du matériel accumulé, d’autres chemises étaient arrivées pour étoffer celle qui abritait par exemple Ivo Andrić, Meša Selimović et Derviš Sušić, alors que la chemise portant le nom de Yougoslavie, s’était enrichie de noms tels que D. Kiš, M. Kovač, B. Pekić, M. Lalić, M. Krleza. Et la littérature mondiale ? Au début, il y avait des chemises comprenant des donnés sur Miller, Borges, Nabokov et Kafka. Ensuite, j’ai été obligé de faire un classeur à part pour les Latino-américains. Très rapidement, Llosa et Marquez s’y sont démarqués.

Entre-temps, en dehors de la littérature, d’autres chemises encore plus pittoresques, ont commencé à apparaître comme des maisons construites de façons illégales : théâtre, film, peinture, Renaissance, éros, XXe et XXie siècles, VIN, BIÈRE, WHISKY, CAFÉ (c’est une chemise qui porte malicieusement le potentiel de quatre nouvelles), technologies modernes, guerre, Bosnie, islam, christianisme, Mostar, écologie. Chacun de ces thèmes donnait rapidement naissance à de nouveaux sous-thèmes. L’éros s’est élargi sur : corps, copulations, orgasmes, récits érotiques, essais sur l’érotique, proverbes nationaux.

Et cetera.

Quand l’homme ne sait pas comment brider sa passion, quand elle échappe à son contrôle, c’est la Force Suprême qui lui envoie des criminels de guerre, des tireurs d’obus et des snipers pour le ramener à la raison. (Je sais maintenant qui est responsable de cette guerre : c’est moi.) Ces gaillards locaux de Lukavica, Pale et Sokolac, alliés des « Tchetniks de week-end », ceux qui ne travaillent donc que le samedi et le dimanche, et venus de Niš, Belgrade et Kolašin, ont commencé, en cet hiver obscur de 1992, à brûler les immeubles dans notre quartier. C’était la deuxième phase de leur violence perpétrée contre l’architecture. Dans la première, au printemps, en été et en automne, leur distraction était de tirer sur les façades avec les PAT [1]. Quand ils s’en sont lassés, vers le mois de décembre, ils ont décidé de nous « réchauffer ». Et ils ont commencé à nous tirer dessus avec des balles inflammables. C’était une menace réelle et sérieuse. Dans les flammes, hautes de quelques centaines de mètres, brûlant sans interruption pendant 48 heures, disparaissaient tous les immeubles, les uns après les autres.

Désespéré, j’ai décidé : je ne permettrai pas à Momčilo Krajišnik [2] et à ses bandits [3] de détruire ma documentation. Si déjà quelqu’un devait la brûler, ce serait moi-même. Au moins, cela pourrait me réchauffer. Vu l’épaisseur du carton que j’avais, j’ai d’abord brûlé les chemises. J’ai fait un tas avec des milliers, voire des dizaines de milliers de pages. Je les feuilletais, je les lisais, je notais ce qui me tombait sous les yeux et ensuite je les brûlais. Dans un ordre éclectique, la flamme engloutissait les rares entretiens que j’avais de Danilo Kiš, des essais dépourvus de quelconque critique sur la beauté extraordinaire des fesses féminines, des textes sur Leonardo ; il y avait là aussi une liste de toutes les guerres locales depuis 1945 jusqu’à aujourd’hui, un essai sur les peintres les plus imposants de la Renaissance, un recueil de notes sur le vin rouge, des articles découpés du Start [4] sur les exploits du roman 1984 d’Orwell (avec la préface de Veselko Tenžera, dont je connais par cœur certains extraits aujourd’hui encore), des conseils pour « provoquer un orgasme fou chez votre partenaire avec un simple toucher sur le point G » ; il y avait là également la formidable « histoire de la glace aux quatre coins du monde », des critiques de théâtre de Jovan Ćirilov, un essai sur les points bénéfiques du fait de se lever tôt, un grand reportage sur la mosquée Roznamedzijina à Mostar, une collection soigneusement choisie de textes de célèbres pratiquants du karaté, tirés de la revue Ceinture Noire (regardez cet extrait : « Masutacu Ojame se levait à 4 heures du matin, allait jusqu’au ruisseau proche, se lavait le visage et s’échauffait, après quoi il faisait son entraînement matinal avec un jogging. À midi il préparait le déjeuner, il lisait et se reposait. À 17 heures, il s’entraînait sur le sac de frappe, travaillait les frappes de pieds et ensuite, il partait courir de nouveau. À 21 heures, il se couchait. Pour pouvoir survivre tout seul à la montagne, il s’était rasé le sourcil gauche et il recommençait tous les quelques mois »),… enfin, il y avait parmi mes documents un dossier découpé de la revue Dzuboks et consacré à Jimmy Hendrix…

J’ai tout brûlé. Je n’ai gardé que trois textes : le numéro spécial de la revue belgradoise Littérature sur l’œuvre de Danilo Kiš (il est probable que Tvrtko Kulenović et Nikola Kovač qui ont participé à la table ronde consacrée à Danilo Kiš, n’aient pas vu ce document), une présentation précise du sexe féminin comparé aux autres organes (gardé juste pour ne pas oublier, pendant la période de ce long jeûne durant le siège ce qui se passe avec des « choses » du bas du corps) et le reportage Comment est mort Bruce Lee.

—  Eh, Momčilo, que tes sourcils se frisent, je signe chaque insulte que Marko Vešović [5] t’a adressée.

C’est ainsi que je pleurais la mort de ma documentation. Je savais que c’était la mort définitive. Je me suis dit : si je survis, l’idée de collectionner quoi que ce soit ne me viendra plus jamais à l’esprit. Et j’ai survécu. Vraiment, ça fait longtemps que je n’ai rien découpé. Je ne sais pas comment ça se fait, mais au cours de la deuxième moitié de l’année 1999, j’avais encore une chemise pleine de documents. Celle avec laquelle tout avait commencé. J’ai oublié déjà les leçons de la guerre, comme si je n’avais jamais été un lapin de laboratoire. Dans ma tête, la mémoire n’entre pas si facilement. Et si quelque chose y entre, il s’évapore aussitôt. Avec la vitesse d’un cancer foudroyant, ma documentation renaissante a atteint la taille qu’elle avait avant la guerre. Et maintenant, elle envahit petit à petit chaque territoire inoccupé de mon petit appartement.

Je ne vois pas d’issue à cette situation. Il n’y a pas de solution. Il paraît qu’une nouvelle guerre pourrait surgir.

gentils, malheureux, seuls

Ils sont un dommage collatéral. Après chaque guerre, ils envahissent les rues. Rien qu’au premier regard, ils se démarquent de ce qu’on appelle la vie normale et les gens normaux. Leurs âmes fragiles sont restées prisonnières du malheur, écorchées pour les raisons mystérieuses, avec des conséquences visibles et fatales.

Pinjo a été un des symboles emblématiques de Sarajevo assiégée, mais aussi de Sarajevo du post-Dayton. Toujours dans la rue, il suscitait la curiosité et la moquerie des gens oisifs. En lieu et place de vêtements, il portait des chiffons. Et ces chiffons relevaient le haut niveau de sa conscience de la mode. La couronne en épines, ou en branches de buis, posée sur sa tête représentait une réelle harmonie de couleurs avec sa ceinture attachée un peu au-dessus de sa taille. Ce n’est même pas la peine de parler de la symbolique et de la sémantique de cette couronne. Il créait ses chemises avec la plus grande précaution, et avec un souci extraordinaire pour le détail. Sa garde-robe était une véritable « installation » d’art moderne. Un tel rapport de couleurs, de tissus et de dessins, on ne peut le voir aujourd’hui que sur les chaînes de Fashion TV. Mais Pinjo n’est pas normal, il est exclu de ce monde, et au lieu que son talent lui apporte des millions, il est la source de son éternel malheur. Les jeunes polissons le tapaient régulièrement. Une fois, il a dit qu’il n’osait pas aller dans des endroits obscurs car on l’attraperait et le passerait à tabac. Ils le frappaient en groupe, parfois ils étaient même des dizaines de jeunes enragés. Pour eux, c’était comme une blague. Ils parlaient le lendemain de leur crime avec joie. Une fois, je l’ai suivi. Et je me suis rendu compte d’une chose : il marchait vite, si vite qu’on pourrait penser que cette démarche était planifiée, qu’elle avait un but, puis soudain, Pinjo se retourna en faisant 180 degrés, et avec le même rythme et la même énergie continua à marcher dans le sens opposé, d’où il était arrivé. Je me rappelle que ce même comportement se manifestait chez Vojislav Šešelj, à l’époque où il était la victime du système communiste [6]. À l’époque, tout le monde l’avait abandonné et il se promenait tout seul dans la rue centrale de Sarajevo. On le voyait près du magasin Gradina, il passait à grande vitesse, de sorte qu’on avait du mal à le suivre, et quand il arrivait à Vječna vatra (l’Éternelle flamme [7]), le professeur Šešelj changeait de direction en faisant un demi-tour, sans s’arrêter et sans ralentir le pas. Il en fut ainsi dans sa propre vie également. Depuis qu’il a changé de direction et a rejoint les Tchetniks, il ne s’est jamais retourné vers la vie normale.

Il y avait aussi un autre gars qui traînait avec une harde de chiens. Personne n’osait taper celui-ci. Au moins dix chiens errants, de provenance provinciale, le suivaient toujours, si bien que les citoyens de Sarajevo étaient très impressionnés par le pouvoir qu’il exerçait sur sa harde. « Arrêtez-vous » criait-il, et tous les chiens s’arrêtaient net, en attendant le prochain ordre de leur maître.

Celui qui criait sur les passants n’est plus parmi nous aujourd’hui. Dans ses phrases criées se succédaient espions, fonctionnaires, ministère de l’Intérieur, de la Guerre, du Danger… On y découvrait aussi des mots : je vais te… tu vas me… le pistolet… le couteau… le génocide, vous n’avez pas honte de… pourquoi nous avons permis que cela nous arrive… Dans la deuxième phase de sa carrière, il se promenait tranquillement dans les rues et avec un stylo à encre à la main, il prenait des notes dans un cahier. Ensuite, il a disparu.

Il y en a encore un autre qui arrête les passants dans la rue et s’adresse à eux avec une question, moitié plaisante, moitié sérieuse : « Est-ce que tu peux dire que cette situation n’est pas insupportable, ah ? Allez, je t’écoute ! » Il le dit en riant, et ainsi il soulage la situation de celui à qui il s’adresse. Il ne lui demande jamais rien d’autre.

Abdullah, convaincu d’être le messager de Dieu, nous abordait, lui également, en disant : « Ce soir, nous allons à La Mecque. Je contrôle la situation en Bosnie… Ici, tout se passe comme je veux. Tout est sous contrôle et se déroule selon le plan bien établi. J’étais hospitalisé, je m’y suis rendu de mon gré, pour chasser le Diable qui s’était glissé chez certains patients et médecins ».

Un jour de printemps, un homme âgé et maigre est apparu, en portant le drapeau américain, une grande photo encadrée de Haris Silajdžić [8] entre ses mains. Il n’est pas resté longtemps chez nous, il a aussi réussi à promener la photo de Zlatko Lagumdžija [9] à travers nos rues, puis celle d’Alija Izetbegović  [10] , puis il a disparu. Depuis, personne ne l’a revu. On ne sait pas s’il a été « neutralisé », pour ne pas dire éliminé par le pouvoir, à cause des connotations dérangeantes de son propos, ou bien s’il a disparu parce qu’il en avait décidé ainsi.

Il n’y a pas une seule personne qui n’ait connu Nurija. C’était un réfugié qui courait tous les jours vêtu d’un short de sport, avec un citron dans la bouche et une coupe de victoire dans la main. Il y avait aussi une femme qui se disputait terriblement, mais avec elle-même. Avec la tête baissée, elle menait de durs dialogues dans son esprit. C’est une victime évidente de l’injustice, elle n’a probablement pas pu supporter la pression, les attaques, les arnaques… Elle a craqué. Maintenant encore, elle erre dans la ville, perdue. Mais ces disputes imaginaires sont de plus en plus silencieuses. Sa flamme intérieure est en train de s’éteindre. Il se peut que l’amertume de l’injustice ait pâli ou bien qu’elle manque de force.

Depuis toujours, la guerre remplit les rues d’une ville des gens qui se ressemblent. Les autres, ceux qui sont normaux, se moquent d’eux, leur infligent toutes sortes de méchancetés et de douleur possibles. La guerre qui a précédé la dernière avait fait apparaître dans les rues de Mostar une pauvre femme dont le frère n’était jamais rentré à la maison après avoir participé à la Cinquième Offensive. Elle passait ses journées à marcher dans la ville, descendait dans les caves, passait la tête dans les cafés et les magasins, elle le cherchait et demandait de ses nouvelles. Elle s’était fait dans l’idée que les Allemands l’avaient blessé et l’avaient laissé quelque part sans secours, et qu’elle seule pourrait l’aider, si elle réussissait à le retrouver à temps. Tous les soirs, à l’heure de l’arrivée du train de Sarajevo, elle sortait sur les quais et demandait aux conducteurs s’ils ne l’avaient pas vu. Si elle s’adressait à quelqu’un de gentil, elle obtenait une réponse douce, remplie de compréhension et de compassion.

—  Ma foi, je n’ai trouvé personne dans ce train. Je l’ai fouillé, mais je n’ai pas vu ton frère. Reviens demain et on vérifiera ensemble.

Et si elle s’adressait à un bourrin, à la place de la réponse elle recevait l’insulte :

—  Va-t-en, vous me cassez les couilles, toi et ton frère. Dégage d’ici. 

Sans un mot, elle tournait ses talons et poursuivait sa recherche. À part la gare ferroviaire, il y a la gare des bus également. Il était peut-être là-bas ?

Il y en a un autre encore, il marche vite, s’arrête et récite toujours les deux mêmes phrases : « Que la fraternité et l’unité ! Que cela ! », puis il continue à marcher à la vitesse qu’il avait atteinte avant sa déclamation.

L’autre jour, lorsque je déambulais dans la ville sans but précis, juste pour ne pas être immobile, — car on dit que l’homme est aigri quand il ne bouge pas —, un jeune monsieur en tenue tout à fait correcte m’a abordé. Nous avons échangé quelques banalités, et puis il m’a demandé si je pouvais lui donner deux marks. Je les lui ai donnés et lui, touché, car apparemment il ne s’y attendait pas, m’a répondu : « Je voudrais juste que tu saches que je ne suis pas impoli. Cela n’est pas ma honte de mendier, mais la honte de ceux qui nous ont fait tout cela. »

Et il a raison.

il est important d’avoir un caractère violent

Voilà ce qu’on me dit depuis toujours :

Il ne faut pas être brusque. Il faut rester calme. Il faut toujours réfléchir avant de faire une bêtise. N’oublie pas, il n’est jamais tard pour faire une bêtise. Il est important de se comporter raisonnablement. Compter jusqu’à dix. C’est ainsi qu’on neutralise l’imprudence. Il faut respirer profondément. Rester froid, quand tout bout en nous. Nous devons de nouveau et sans cesse regarder Le Parrain pour nous inspirer de la sagesse de vieux Siciliens. Michael Corleone est le maître du calme. D’abord, il compte jusqu’à dix, ensuite il tue son frère.

Post-scriptum

Ozren Kebo vit et travaille à Sarajevo

Notes

[1PAT — Protiv Avionski Top : canon antiaérien. Toutes les notes sont de la rédaction.

[2Une des figures politiques de Republika Srpska, accusée par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de crimes contre l’humanité, génocide et nettoyage ethnique à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine.

[3Le 16 juillet 1995, une unité d’élite de la police serbe de Bosnie a exécuté en masse des civils bosniaques dans la ferme militaire de Branjevo située à 70 kilomètres au nord de Srebrenica.

[4Magazine généraliste de Sarajevo.

[5Écrivain monténégrin resté à Sarajevo pendant le siège. Parrain de la fille de Radovan Karadžić, dirigeant des Serbes de Bosnie pendant la guerre.

[6Vojislav Šešelj, né en 1954 à Sarajevo, est un homme politique serbe. Président du Parti radical serbe depuis les années 1990, il a été inculpé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre par le TPIY. Il attend actuellement son procès en détention à La Haye.

[7Memorial aux victimes militaires et civiles de la seconde guerre mondiale.

[8Ancien ministre des Affaires étrangères, Premier ministre, et Président de la Bosnie-Herzégovine.

[9Chef du Parti socialiste (SDP).

[10Premier président de la Bosnie indépendante.