Vacarme 59 / Sarajevo

Minorités sexuelles contre nationalisme

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Le début des années 2000 fut porteur d’un espoir de reconnaissance des revendications des minorités sexuelles. Mais la fenêtre s’est refermée et l’homophobie est largement tolérée par les pouvoirs publics. Pourtant l’action des militants LGBT continue d’interroger de façon souterraine les cadres de l’identité imposés par les nationalismes.

Au cours de notre séjour à Sarajevo, nous avons été frappées par l’insistance des références au mouvement LGBT (Lesbien, Gay, Bisexuel, Transexuel). Nos interlocuteurs, qu’ils soient membres d’associations, de partis politiques, ou simples citoyens, mentionnaient cette mobilisation. Qui n’existe en réalité que très peu en Bosnie-Herzégovine.

Trois ans après la fin de la guerre, en 1998, la Bosnie-Herzégovine a légalisé les relations homosexuelles, plus soucieuse semble-t-il d’intégrer l’Union européenne et de satisfaire à ses exigences en matière de défense des droits de l’homme que de promouvoir une réelle politique anti-discriminatoire à l’égard des minorités sexuelles. Dans la foulée, la majorité sexuelle a été fixée à 14 ans et, en 2003, a été votée une loi sur l’égalité des sexes qui interdit la discrimination fondée sur le genre et l’orientation sexuelle, sans parler explicitement d’homosexualité, ni de genre. Les tensions ethniques et religieuses ont-elles joué dans ce positionnement timide des parlementaires face aux discriminations sexuelles ?

Un espace de liberté semble s’être ouvert néanmoins. Quelques militants déterminés s’y sont engouffrés, conscients que l’histoire politique et les stigmates de la guerre ne leur autorisent ni la colère ni l’indignation. Quelle forme a pris alors l’activisme politique ?

La première apparition du mouvement LGBT en Bosnie-Herzégovine date du 14 septembre 2002 avec la mise en ligne d’un site dédié à l’information et à la visibilité des minorités sexuelles. Nous sommes sept ans après la fin de la guerre, dans un moment en Bosnie-Herzégovine où tout est encore possible, où l’optimisme est de mise. En février 2004, naît officiellement Udruženje Q (Association Q), première ONG à défendre ouvertement l’existence et les droits des LGBT. Dans le reste des Balkans, les LGBT sortent du placard, comme cette année-là en Bulgarie.
L’acmé de l’activisme LGBT sera le Queer Sarajevo Festival en 2008. Programmé sur cinq jours à la fin du mois de septembre, le festival coïncide avec le ramadan. Des imams se positionnent contre cette manifestation, perçue comme une provocation. Ce rejet est partagé par une grande partie des Sarajéviens de toutes communautés : des inscriptions homophobes apparaissent sur les murs. Les organisateurs du festival ne se laissent pas intimider : « La Bosnie se doit d’être une société laïque, où les événements n’ont pas à s’accorder en fonction du calendrier religieux », précise Slobodanka Dakic, militante de The Bosnian Q Association, organisatrice du festival Queer. Elle ajoute que le festival ne sera ni annulé ni repoussé !

À la fin de la première journée, plusieurs personnes ont été agressées aux alentours de l’Académie des Beaux-Arts, où se tiennent les projections, débats, expositions de photos, etc. Huit personnes, y compris des policiers, sont blessées après l’attaque d’un groupe de wahhabites et d’hooligans. Les musulmans extrémistes pourchassent toute la nuit les participants du festival dans Sarajevo, « ce qui prouve que le groupe était bien organisé » raconte K.C, qui a participé au festival avec son association de Mostar.

Ces violences forcent les organisateurs à annuler le festival. Il en résulte l’exil de deux dirigeantes de Q et la mise en sommeil de l’ONG, qui tente néanmoins courageusement en 2009 l’expérience d’un festival dématérialisé (panneaux d’affichage, clips vidéo, articles dans des quotidiens et hebdomadaires...) excluant toute possibilité de réunions publiques pour ne pas mettre en danger la sécurité des participants. Depuis, la population LGBT vit dans le souvenir de ce traumatisme. Comment expliquer la virulence de cette réaction et le laisser-faire des autorités ?

Il faut se rappeler qu’en Bosnie-Herzégovine, anciennement Yougoslavie, l’expression religieuse était entravée. La religion n’y est pas une valeur du passé, ni la laïcisation de la société une ambition largement partagée. Les Saoudiens sont très présents dans la reconstruction du pays où ils sont perçus comme vecteurs de modernité (avec la construction d’un grand centre commercial à Sarajevo, par exemple). Dans ce contexte, revendiquer la liberté sexuelle peut apparaître comme une trahison, un ralliement au modèle occidental au détriment de l’affirmation de l’identité bosniaque. L’homosexualité est très couramment assimilée à « la mauvaise influence de la société occidentale, les homosexuels sont assimilés à des pécheurs qui donnent le mauvais exemple aux enfants », nous a confié un jeune artiste. Une grande partie de la population considère les LGBT comme des malades, des dégénérés, des anormaux.

Aujourd’hui, le mouvement LGBT est très peu actif, et peu présent dans la société bosnienne. Mais il reste dans les esprits et les paroles comme une promesse, un horizon de mobilisations possibles et nécessaires. La répression a laissé des blessures profondes et nous rencontrons des militants fragilisés, apeurés (certains acceptent de répondre à nos questions, mais ne veulent pas être cités). Pour Marina, qui travaille à l’Open Center de Sarajevo :
« Un fait significatif, c’est l’absence de plaintes pour violences homophobes qu’elles soient physiques ou verbales au cours de l’année 2011, ce qui prouve que les LGBT n’ont pas confiance dans le système : les mauvaises expériences du passé sont encore très présentes ».

Non seulement les LGBT sont invisibles politiquement, mais ils vivent cachés. Leila, une militante du mouvement LGBT, nous raconte comment il y a quelques mois deux jeunes femmes ont été expulsées d’un bar car elles s’embrassaient.
La déception des militants et de tous ceux qui sont sensibilisés par cette discrimination est à mesurer à l’échelle des difficultés profondes de la jeunesse sarajévienne. Les vingt-cinq/trente ans d’aujourd’hui ont, enfants ou adolescents, connu la guerre. Ils ont fait leurs études dans l’enthousiasme de la reconstruction et se retrouvent jeunes adultes sans emploi avec comme seule perspective d’avenir, l’exil.

Pourtant, ce sombre tableau ne doit pas faire oublier leur énergie et la pertinence de leurs réflexions. Dans un contexte politique focalisé sur la question nationaliste et son impossible dépassement, la référence récurrente à la défense des droits des LGBT résonne, plus qu’ailleurs, comme un appel d’air, une interpellation directe aux préoccupations politiques du pays. Figée par les accords de Dayton qui ont gravé dans le marbre une répartition tripartite de toutes les fonctions officielles, la politique gouvernementale est condamnée à n’être que la redite en mode mineur des propagandes nationalistes qui ont mené à la guerre.

Dans ce contexte, les militants de la cause LGBT sont des révolutionnaires qui s’ignorent : leur proposition d’une définition alternative de l’identité fait éclater les carcans nationalistes. Sazdika, une des co-fondatrices du Kriteron, rappelle comment « la construction politique et sociale de notre société se concentre uniquement sur les questions ethniques en négligeant les minorités. Le discours dominant fait comme si les minorités n’existaient pas. Ils ne parlent jamais ouvertement ni des femmes, ni des Roms, ni des minorités sexuelles. »

Les revendications LGBT attaquent de biais une question politique fondamentale : comment donner une définition de soi qui ne soit pas une déclaration de guerre ? Comme le souligne Alma, une militante associative : « L’identité demeure un tabou en Bosnie et dès qu’une question identitaire échappe à l’agenda nationaliste, elle est vue comme une menace pour l’intérêt national. »

En juillet 2011 s’est ouvert Kriterion, un espace multiculturel situé en plein centre de Sarajevo, avec une exposition de photos LGBT. Alma, rencontrée au vernissage, reconnaissait que récemment « il y a eu quelques cas de coming-out publics, et tant qu’ils ne sont que quelques-uns, ils sont tolérés ».
Est-ce à dire que la mobilisation LGBT renaît en Bosnie-Herzégovine ? Sans être trop optimiste, on peut affirmer que la sortie de la glaciation bosniaque ne se fera pas sans la reconnaissance des minorités sexuelles.