Vacarme 59 / Sarajevo

Quo vadis Bosnie-Herzégovine ?

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La vie artistique en Bosnie-Herzégovine n’a cessé d’être un lieu de résistance en temps de guerre. En temps de paix, malgré le désengagement du pouvoir qui provoque en ce moment la fermeture ou la fragilisation des plus grandes institutions culturelles nationales, elle reste un vivier de création, comme les initiatives décrites ici en témoignent.

Si pendant les années de guerre, les manifestations culturelles ont constitué une forme de résistance, cela ne l’est pas moins aujourd’hui, dix-sept ans après la signature du soi-disant traité de paix. À l’époque du conflit armé, il s’agissait de défendre sa dignité et maintenir une vie artistique et culturelle y a contribué : tout ce qui ne rimait pas avec le vacarme des balles et des bombes préservait la mémoire et l’espoir. Aujourd’hui, la « culture » semble représenter un danger pour les gouvernants : soutenir l’indignation du peuple de Bosnie-Herzégovine. En effet, de nombreux artistes cherchent à provoquer un sursaut citoyen face à une politique institutionnelle, sociale et culturelle conduite par des « criminels de paix » qui continuent la guerre par d’autres moyens et mènent la culture à l’agonie.

Ainsi, il y a vingt ans, malgré la guerre, institutions et associations continuaient à créer et à proposer des pièces de théâtre, des expositions, des spectacles de danse, des concerts, des comédies musicales. Certains théâtres continuaient de se battre comme le Théâtre Kamerni 55 (fondé en 1955) ou le Théâtre des Jeunes (fondé en 1950), ainsi que le festival international de théâtre MESS (fondé en 1950, et le festival d’hiver de Sarajevo (fondé en 1984). D’autres ont vu le jour pendant le siège, comme le théâtre SARTR (Théâtre de guerre de Sarajevo), créé en 1992 avec la devise « Le théâtre contre la mort ». Bravant les pluies d’obus, des citoyens se précipitaient pour voir un film, pour assister à des représentations d’En attendant Godot, Hamlet machine, Un conte de fée sur Sarajevo, pour voir l’exposition Théâtre dans le siège ou participer à Rock under the siege.

C’est encore pendant cette guerre que Francis Bueb a fondé le Centre André Malraux, le premier centre culturel étranger à Sarajevo. Ce fut un lieu de résistance intense, un maquis culturel vital pour les citoyens, et qui a fait de cette ville assiégée un carrefour du monde, invitant des écrivains, cinéastes, artistes, philosophes, intellectuels du monde entier, pendant la guerre et dans les années d’après-guerre. Et aujourd’hui encore.

De 1992 à 2012, la vie culturelle de Bosnie-Herzégovine n’a cessé d’être portée par les initiatives nombreuses d’artistes et d’associations allant à la rencontre du public.
Parmi elles, l’histoire du musée d’art contemporain Ars Aevi (anagramme de Sarajevo en latin) est saisissante. Au début du siège de Sarajevo, Enjo Hadžiomerspahić et son équipe lancent ce projet et reçoivent une impressionnante collection d’œuvres offertes à Sarajevo par les plus grands artistes internationaux contemporains : Kounellis, Opalka, Pistoletto, Buren, Kapoor, Abramovic, Viola et d’autres. De nombreux musées et fonds d’art contemporain d’Europe ont soutenu le projet et une première exposition des œuvres a eu lieu en 1999 sous le patronage de l’Unesco. Renzo Piano s’est engagé à dessiner gracieusement le bâtiment pour accueillir la collection, exposée une nouvelle fois à Mostar en 2004 à l’occasion de l’inauguration de la réplique du vieux pont. Mais, hélas, la construction est aujourd’hui ajournée par les dirigeants politiques et la collection ne bénéficie donc toujours pas des espaces promis.

Il n’empêche, les Don Quichotte modernes de Bosnie-Herzégovine sont légion : Kriterion, le premier cinéma d’art et essai du pays ; OKC Abrašević, le Centre culturel pour la jeunesse Abrašević de Mostar, qui par ses activités réussit à réunir cette ville du sud divisée entre Bosniaques et Croates. D’autres acteurs de la scène culturelle travaillent à l’unité du pays, que ce soit dans le domaine de la danse contemporaine, du spectacle vivant, du multimédia : ils défendent la liberté intellectuelle et artistique, les différences, l’égalité en proposant des modèles alternatifs d’une société fondée sur la solidarité collective et la responsabilité individuelle. Ainsi Damir Imamovic, compositeur et interprète du sevdah nouveau (musique et chanson bosniaque traditionnelle que l’on appelle le « fado bosniaque »), part en tournée dans les villages isolés à la rencontre des jeunes pour faire renaître d’anciens centres culturels en danger d’extinction. La East West
Theatre Company
, toutes entités confondues, traverse le pays et présente des pièces de théâtre contemporain et engagé, comme symbole d’un combat contre la séparation et la haine. Ainsi lorsque le festival international de théâtre MESS, le Festival de jazz ou le Sarajevo Film Festival proposent des ateliers pour enfants et adolescents ou des laboratoires et des concours pour des jeunes talents, leur acte culturel politique et citoyen souligne combien les dirigeants politiques en place délaissent les nouvelles stratégies culturelles pour la jeunesse.

Ces programmations, qui mettent de plus en plus l’accent sur l’échange et les activités pluridisciplinaires, conduisent peu à peu les acteurs de la politique culturelle à suivre ces changements, et à s’ouvrir sur une création qui tourne le dos à l’apartheid social et politique.

Aujourd’hui, pour les promoteurs de la culture, il ne s’agit plus seulement d’exiger des fonds de l’État pour subventionner les sept plus grosses institutions culturelles nationales (la Bibliothèque nationale et universitaire, le Musée national, le Musée historique, la Galerie nationale, le Musée de la littérature et de théâtre) qui sont à l’agonie et condamnées à fermer. Il s’agit surtout de permettre à ces institutions d’accéder à un mode de fonctionnement différent – c’est-à-dire d’en alléger la bureaucratie coûteuse – et de leur insuffler une force nouvelle pour en faire des lieux vivants. Car si elle n’est pas dans un mouvement constant, dans un développement dynamique et ouvert, si elle n’est pas bruyante et dérangeante, la culture finit par tomber dans l’immobilisme et se vider de son sens. La culture a été le salut de tout un peuple en temps de guerre. Aujourd’hui, en temps de paix vacillante, il revient à la société civile de faire du vacarme pour sortir la culture du pétrin.

Post-scriptum

Azra Pita-Parente est directrice de Publika, fondation de développement culturel, éducatif et social.