Vacarme 60 / cahier

Mais ce n’était pas encore l’Amérique

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Attendre. L’expertise médicale qui dira si vous êtes un enfant ou non. Une chambre, une réponse de l’OFPRA ou de la préfecture, un titre de séjour rêvé. Que la chance vous sourie, que les nouvelles soient bonnes. Partis mais nullement arrivés, vieillis par le voyage mais si jeunes dans leurs espoirs, une volée de garçons va et vient dans la ville, non loin de la pente du métro Jaurès, à Paris.

Vitzilantis a ajouté le 1er octobre 2010 sur Youtube un diaporama de belles captures d’écran d’America America, le film d’Elia Kazan, elles défilent sur une chanson grecque de Lakis Pappas.

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Le 8 janvier 2012 samir730 a ajouté sur Youtube une vidéo intitulée « Dire situation of Aghan refugees in Patra, Greece » [1], sur une musique de Dawood Sarkhosh, Musalmana.

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Dans les deux montages alternent visions du quotidien des migrants et images du pays natal :

montagnes d’Anatolie en noir et blanc, montagnes et scènes rurales d’Afghanistan, paysans aux champs, torrent, gamins sur un lac dans un petit bateau en forme de cygne jaune

à la moitié du film afghan apparaît le cercueil - au milieu des images de camions, de traque sur le port par la police grecque, courses-poursuites, coups
l’enterrement n’est pas au pays natal, c’est une campagne d’hiver, cyprès, une vingtaine d’hommes dans un petit cimetière

ensuite au soleil une photo de dos d’un jeune homme avec son léger bagage, ce doit être le mort plus tard on le verra dessiné, vêtu de haillons, à genoux se tenant la tête devant un vase brisé, dessiné par un ami

la femme que l’on voit au pays, est-ce sa mère ?

dans le montage de America America, la misère est à bord du bateau, dans le film de samir730 elle le précède, pauvres campements aux alentours du port

Un commentaire pour America America : I do not know how our Greek and Armenian ancestors could have endured such things [2].

Deux commentaires à ce jour pour « Dire situation of Aghan refugees in Patra, Greece » :

May Allah take you safe and sound to your final Destinations my Brothers ; LOVE YOU_ and may Allah protect you !!!!! [3]

Considering the desastrous economic situation in Greece, it’s highly urgent to avoid entering this country [4]

Je ne sais si le film sert d’avertissement aux migrants en route vers la Grèce, mais ceux qui sont passés le connaissent, il fait partie de ce bagage qu’ils constituent sur eux-mêmes, choses qui circulent et fabriquent une histoire collective — j’ai été étonnée lorsque C. m’a appris qu’il y avait en soninké beaucoup de chansons qui parlent des « clandestins », a-t-il dit, des gens qui meurent sur la route, dans la mer, bien sûr - c’est lui qui s’étonnait de ma surprise.

(j’avais donc pensé que seuls nous Européens prenions en charge symboliquement cette histoire, nous qui écrivons, photographions, enregistrons, filmons, que nous étions les seuls à la documenter ?)

La Turquie que quitte le héros d’Elia Kazan, hauts paysages déserts et magnifiques, c’est ce pays aujourd’hui parcouru d’Est en Ouest, entrée par l’Iran, sortie par la Grèce, traversée cruelle — montagnes sans pitié où tout le monde a perdu une partie de ses affaires, est tombé, s’est blessé, où plus aucune fraternité n’a eu cours - en Turquie, explique S., personne n’aide personne, j’ai même vu un frère qui a laissé son frère - les sentiers sont jalonnés de morts d’épuisement, sans sépulture. Si bien que je me représente les montagnes de la Turquie comme un monstre au dos hérissé couché là au milieu des terres entre l’Asie et l’Europe, déchiquetant les voyageurs minus-cules — et j’entends qu’ils se sont hâtés pour ne pas trouver là un tombeau à ciel ouvert.

Aux survivants l’État grec opposera bientôt ses 12 km de barrière et ses 120 km de fossé.

C’est S. qui m’a montré la vidéo de samir730, alors que nous parlions de la configuration du port de Patras. Sur Youtube enfin j’ai vu un peu de cette scène terrifiante, dont j’avais depuis plus d’un an des bribes dans la tête, décousues et assez peu intelligibles, comme par exemple lorsque vous pensez à une opération chirurgicale subie par un proche - l’imagination jette vite un rideau. Je savais que S. ou M. (comme des centaines d’autres) avaient passé quarante-huit heures agrippés au-dessus des roues d’un semi-remorque, deux jours embarqués dans la cale du ferry sans boire ni manger, S. avait mimé le tremblement de ses bras pendant toute une journée après sa descente du camion, on n’en parla jamais beaucoup, car les souvenirs de voyage font revenir les cauchemars et fuir le sommeil. Mais le jour des films sur Youtube, S. m’expliqua qu’il y avait deux techniques pour se glisser sous le camion : soit tu franchis les barrières du port et tu parviens jusqu’aux camions stationnés sur les docks - mais il y a les patrouilles de police qui attrapent, frappent, renvoient en prison et il est rare d’y arriver du premier coup - soit tu t’accroches très vite à un camion avant son entrée dans la zone fermée du port, lorsqu’il est arrêté à un feu rouge. Très dangereux, et voici comment on peut si facilement rencontrer la mort à Patras. J’ai vu beaucoup de morts, dit S., par exemple ceux qui monnayent avec le chauffeur du camion de voyager dans une benne d’olives, et s’y enfoncent pour être invisibles au moment des contrôles policiers. C’est parfois leur cadavre qu’on en retire — enterré alors en terre étrangère, comme le jeune homme du film.

De nombreux camionneurs, les apercevant dans le rétroviseur, leur reculent dessus pour s’en débarrasser. La veille de notre arrivée, un migrant est mort écrasé, écrit Nathalie Loubeyre le 26 avril 2012 sur Politis.fr [5]. Quand ils sont découverts, aux contrôles du port, la police les bastonne violemment et ils sont mordus par les chiens dressés pour les débusquer.

Quoi faire, répond S. lorsque je le questionne sur la terreur qui a du l’envahir avant de se jeter sous ces monstres, rangés comme des gros legos colorés sur le port de Patras face à la mer bleue. À l’horizon l’Italie. Débarqué dans un port inconnu, seul, S. court, dévore des fruits qu’il trouve sur un arbre, les muscles de ses bras en ont pris un coup mais il est vivant.

Cette scène du camion me hante bien davantage depuis que S. et M. me sont devenus si proches, car c’est leurs corps vulnérables que j’imagine suspendus dans la ferraille brûlante — et d’ailleurs j’imagine très mal, malgré le film la scène demeure vague.

et ma mère se coiffe au miroir,
ancienne coutume comme ton éclat,
en pensant à son fils sans vie

………………………..
Ma mère si jeune encore, sur les bords de la Livenza
cueille une primevère dressée, étrange…
(…) Tout se précipite sur moi comme le vol d’une hirondelle.
Et là dans l’herbe, inanimé, une fois de plus il ne reste de moi qu’un cœur palpitant
. [6]

Les mères savent-elles ce qu’ont enduré leurs tendres fils ? Dieu sait dans quelle angoisse elles les ont vu partir, égayés comme des oiseaux à tous les vents de la fortune - et à Patras on voit la masse des policiers les disperser comme des moineaux. Sur les pages facebook des jeunes hommes, voici des larmes, des cœurs brisés, imagerie ultra-kitsch, cœurs dévorés de flammes ou saignant de rouge sur fond noir ou gris, phrases en ourdou ou en farsi - « ma mère tu es toujours dans mon cœur », MOTHER gravé dans le cœur blessé. La dévotion pour les mères laisse parfois deviner une grande douceur et intimité dans l’enfance si rude par ailleurs.

Longtemps avant son départ, la mère de M. pleurait tous les soirs, la tête de son fils sur les genoux, car elle savait la séparation inéluctable, décidée en conseil de famille, et ce dernier fils bien sûr préférait-elle le savoir vivant à l’étranger qu’assassiné au pays — mais laisser partir son garçon de seize ans, sans espoir de retour ! Lorsqu’ils réussissent à se parler au téléphone aujourd’hui, il a du mal à lui dire quelque chose tellement elle pleure.

Intimité encore grandie par les années de deuil — une nuit où l’enfant était encore petit des hommes sont entrés dans la maison, ont tué le père, enlevé un fils, on essaie d’imaginer cette nuit-là, avec notre bagage de contes terrifiants, de terreurs enfantines. Là encore on n’y arrive pas, il y a trop de mystère dans ces épreuves.

À qui se fier ?

Tout est là désormais.

M.Oury Diallo n’a jamais vraiment connu sa mère, il m’explique la signification du mot oury devant son nom : lorsqu’un enfant peul devient orphelin, on ajoute ce mot qui signifie longue vie, destiné à le protéger maintenant qu’il est abandonné à son sort. Il me montre à sa main une bague où sont mélangées les lettres de son nom et de celui de sa mère, selon la coutume, à l’autre main il en avait une pour son père, il l’a donnée à la femme de MSF, la première qui s’est occupée de lui à son arrivée en France à la fin du mois de février, celle qui lui a attribuée la tente dans laquelle il passe ses nuits sous le métro à Jaurès. « Ce n’est pas un endroit pour les enfants, non, ce n’est pas bon ici, ce n’est pas bien de voir ce qui se passe la nuit ici ». Ce soir-là il m’amène au seuil de sa tente puis me raccompagne courtoisement à l’entrée du métro Colonel Fabien, comme si j’étais une dame en visite. « Je suis un enfant des rues », explique-t-il lorsqu’il se présente, mais en Guinée il ne pleut pas continuellement comme ce printemps à Paris et les enfants trouvent toujours des menus travaux dans la journée pour gagner quelques sous. Les week-ends et les jours fériés, qui abondent en ce mois de mai, tous pluvieux, M. reste le ventre creux jusqu’à 18h, heure de la soupe de Stalingrad, parce que le centre d’accueil de jour qu’il fréquente est fermé. Une nuit où il a pris le bus Atlas pour aller au 115, le centre d’hébergement d’urgence l’a refusé parce qu’il est mineur. Pourtant M. est à la rue parce que l’Aide Sociale à l’Enfance l’a décrété majeur, déclarant faux ses papiers d’identité. Lorsqu’il raconte ces absurdités j’ai honte. Solitaire, M. se fie surtout à la langue : il parle magnifiquement, il a toujours un livre à la main et note tout dans son cahier pour ne pas devenir fou, écrit-il.

L’abandon de M. Oury Diallo fut tellement précoce que sa solitude irradie tout malgré sa délicatesse et les longues conversations que l’on peut avoir. Il se tient sur un bord inconnu, sa vie précédente m’est plus étrangère que tous les aléas inimaginables de ceux qui eurent père, mère, sœurs et frères et dans la déploration desquels m’est ouverte une place, que je reconnais peu à peu.

S. et M. ont grandi dans de très grandes maisons avec peu de pièces, au milieu d’une vaste cour-jardin close, ceinte de haut murs très épais : un paradis, le jardin originel où poussent des arbres fruitiers, des fleurs et des légumes, où évoluent des bêtes, où l’on reçoit les hôtes pour de grandes fêtes avec mouton qui tourne sur la broche, où demeurent les femmes, dévoilées. J’imagine les premières visions d’enfants, pendus aux longues robes, cris des oiseaux, fumée, parfums de la nourriture sur le feu, lumière crue de la montagne. Roucoulement des pigeons multicolores, rares et très prisés que S. dessine souvent. Trottinement derrière les mères affairées penchées sur le pain, le linge — odeurs. Les petits garçons ont le droit d’aller et venir hors du jardin, dans les rues où chaque jour le boucher égorge un bœuf. Ce pays est perdu depuis l’âge de quinze ou seize ans, l’entrée dans la vie d’homme — anormale, puisque chassée, errante, sans famille et sans terre, soudain misérable parmi les misérables. Ce pays est un pays d’enfance, puissant. C’est fini, dit parfois S., c’est fini, c’est mort je le sais — pour dire qu’il n’y a pas de retour possible. Ce pays est l’utopie à laquelle nous parvenons parfois en bavardant — car il existe désormais ici dans ma tête, je ne cesse de composer avec leurs bribes, leurs fragments, je reconstitue de plus en plus.

Se souvenir du bonheur.

Comme je ne parle pas leur langue, ça veut dire que le pays commence à exister en français.

À la table du café sur le canal, M. me dessine un plan de sa maison, voici la pièce où il dormait. À l’entrée de la cour, explique S., pas loin des grands pigeonniers me semble-t-il, il y a les chambres pour les hôtes. Les maisons de son carnet de croquis ont quelque chose de bizarre, on voit le détail de l’architecture élégante, soignée, et puis soudain un vide, un blanc dans le dessin, blanc aux bords dentelés. Cassé, dit-il avec un sourire gêné, bombe.

Sur les pages facebook de A., des cousins posent gravement, perchés en robe blanche dans des arbres. Ils ont l’air doux et timides, ils sont restés au pays, que s’imaginent-ils de la vie ici ?

Lorsqu’il était encore imberbe, S. se rasait tous les jours pour hâter cette barbe qui lui donnerait le droit de quitter le village sans ses parents pour vadrouiller ici et là. Enfin un beau matin il eut l’air d’un homme ! Joie de courte durée car très vite il ne s’agit plus de faire des virées en ville entre cousins mais de tout abandonner pour s’en aller vers l’Ouest. Plus tard en Italie, un docteur mesura ses os et déclara qu’il avait quinze ans. Impossible, car S. voulait continuer sa route, alors, comme au pays, il tenta de se vieillir. Ah vous n’êtes pas un enfant ? Très bien monsieur, vous pouvez circuler. Arrivé en France, quel âge pouvait-il bien avoir (car même sa mère n’avait jamais compté ses années) ? Dix-huit, lui souffla un ami. C’est ainsi que S. fut majeur et traité comme tel par l’administration française, sans espoir de recevoir jamais une éducation. « Maintenant j’ai vingt ans, j’ai vingt ans », rigole S. — mais moi maintenant je sais que c’est un enfant.

Les États européens sont obsédés par l’âge des jeunes gens qui cherchent l’asile et tentent par tous les moyens de mesurer ce qui ne se mesure pas. Face à leur batterie de tests, se tiennent debout des êtres inconnaissables, qui totalisent un faible nombre d’années et sont pourtant dotés d’une expérience de l’adversité, de la mort, de la trahison et de la rare amitié qui n’est pas de leur âge. De leur âge la joie, le désir d’apprendre et le désir de se laisser vivre, de se faire beau, de flâner dans les rues avec des jolies fringues, de jouer au foot, de se rouler dans le gazon, de leur âge cette vitalité dans l’épreuve, enthousiasme de qui est encore au début de sa vie. De grâce, ne les laissez pas vieillir à toute allure dans l’attente.

mais ce n’était pas encore l’Amérique :
seulement un prolongement du bateau,
un débris de la vieille Europe
où rien encore n’était acquis,
où ceux qui étaient partis
n’étaient pas encore arrivés,
où ceux qui avaient tout quitté
n’avaient encore rien obtenu
et où il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre,
en espérant que tout se passerait bien,
que personne ne vous volerait vos bagages
ou votre argent,
que tous vos papiers seraient en règle,
que les médecins ne vous retiendraient pas,
que les familles ne seraient pas séparées,
que quelqu’un viendrait vous chercher.
 [7]

Mais quatre émigrants sur cinq n’ont passé sur Ellis Island que quelques heures. Ici désormais, l’attente n’a pas de limites. Chaque soir on se couche avec elle, chaque matin on se réveille dans ses bras morbides, elle fait de l’existence
un rêve gris

où tout ce que l’on touche tombe en poussière - impuissance.

Vendredi 11 mai, pendant les jours de rédaction du texte pour Vacarme où je réfléchis à la façon de rendre perceptible l’usure de l’attente, cette angoisse folle qu’elle distille, remontant à sept heures du soir les escaliers du métro Jaurès vers le quai, je tombe presque sur A., qui descendait, nous nous arrêtons entre les deux niveaux, sur ce palier ouvert d’où l’on voit le canal. A. est un grand type volubile, polyglotte, fier, capable de faire un scandale dans un bureau pour obtenir un logement, d’haranguer un juge au tribunal pour expliquer qu’il vaut mieux, pour essayer d’avoir une vie décente, être vendeur à la sauvette que voler, de réclamer partout infatigablement la justice et ses droits - et s’il a dû quitter l’Iran où il était immigré, c’est parce qu’il fut arrêté lors des émeutes de 2009 à Téhéran

je le vois peu désormais car il a été envoyé « en zone 5 », à Orsay, au 9e étage d’un foyer ADOMA (où il y a deux toilettes pour vingt chambres, deux gazinières qui marchent sur six) mais ses yeux sont fiévreux et battus
je vais rentrer en Afghanistan

je reste sans voix

si je n’ai pas de réponse de l’Ofpra à la fin du mois, je rentre

ça fait deux ans que je suis là et qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que j’ai fait en Europe ? Je suis fatigué, fatigué, fatigué. Je reste dans ma chambre - au bout d’une heure je n’en peux plus, je sors - je marche dans la rue, c’est pareil, je deviens fou, je rentre

j’ai des sacs de médicaments, allez, je prends des cachets pour ça et ça

est-ce une vie ?

ma mère avait confiance en moi

mon petit frère s’est fait expulser d’Iran, personne n’a plus de ses nouvelles

et je fais quoi ?

l’autre jour j’allais sauter du 9e étage si quelqu’un n’avait pas été là

Je suis pétrifiée parce que A. dans l’adversité a su provoquer souvent la bonne fortune par son audace et une sorte de charme, un don, comme celui de parler si vite les langues étrangères, une combativité frondeuse et là je le vois brisé par l’attente qui coupe les bras, réduit à néant, lui qui disait jusque là j’ai eu beaucoup de chance.

Je dois faire une drôle de tête parce qu’ensuite dans le métro c’est S. qui tente de me consoler : allez, ça fait rien, c’est la vie, ne pense pas.

10 avril, à la fin de l’audition de S., qui a bien duré deux heures, l’officier de l’Ofpra a croisé les doigts. Je comprends pas ça veut dire quoi. Bonne chance.

L’attente a ses rites, la fortune son visage : les employés de France Terre d’Asile qui donnent les lettres hebdomadaires. Lorsqu’on va chercher son courrier, on ne sait jamais ce qui va vous tomber dessus. Une semaine plus tôt, M. est averti qu’il doit quitter définitivement Paris dans deux jours, direction Le Havre où il sera désormais domicilié. Le voilà qui monte dans ce train avec à nouveau toute sa vie dans un sac - à Paris il avait conquis une forme de bonheur et de paix, que faire ? Jours de tristesse.

4 mai, le soir, les garçons se moquent de S. : il n’a pas reçu au courrier « la carte de 10 ans » qu’il avait annoncée — parce qu’un ami l’avait vue en rêve la nuit d’avant. S. secoue la tête : ce n’est pas lui qui a fait ce rêve. Lui ne rêve jamais que de sa mère, pas des papiers français.

Lorsque tombe la bonne nouvelle, le statut de réfugié, ils font de grandes fêtes, à vingt dans une petite chambre, avec des plats très mijotés et très raffinés qu’ils ont cuisiné je ne sais comment. Quand j’aurai la nationalité française, dit S., on mangera un mouton. Il s’achètera une moto.

Lorsqu’on sort du RER Val de Fontenay, absolument rien n’indique la direction de l’Ofpra, qui est pourtant très difficile à trouver, car il faut prendre derrière la gare ce qui est à peine une rue (et s’appelle d’ailleurs « sentier ») et passe sous une bretelle d’autoroute. Je le sais parce que c’est à côté du Pôle Emploi où j’avais rendez-vous tous les mois en 2010-2011, l’hiver où arrivaient ceux que j’allais bientôt rencontrer dans Paris.

Fin février, M. me parle d’un Afghan qui s’est pendu l’an passé dans son hôtel. C’est difficile. Il se souvient des morts, trop de morts, ceux qui tombaient des camions, ceux qui se sont noyés, souvenir accablant qu’il n’évoque jamais, et ce soir-là j’entends que ces morts viennent aussi lui rappeler sa fortune de vivant. Nous parlons de choses légères.

Comme un naufragé indemne je me retourne
et je vois derrière moi, attendris
par le passé, des océans de rares
violettes, de primevères silencieuses.
mais ce paysage de jeunes pousses azurées
que le clair avril adoucissait
est déjà un songe plus lointain que le ciel.
 [8]

Post-scriptum

Au moment où Vacarme boucle ce numéro, nous apprenons que S. a reçu une réponse positive de l’Ofpra, assortie d’une carte de 1 an.

Notes

[1« Terrible situation des réfugiés afghans à Patras, Grèce ».

[2Je ne sais pas comment nos ancêtres grecs ou arméniens ont enduré des choses pareilles.

[3« Puisse Allah vous garder sains et saufs pour votre destination finale mes Frères ; JE VOUS AIME — et qu’Allah vous protège !!!! »

[4« Vu la situation économique désastreuse en Grèce, il est très urgent d’éviter d’entrer dans ce pays ».

[5Nathalie Loubeyre, « Migrants : le piège de Patras »

[6Pasolini, Je suis vivant, éd. Nous, 2001.

[7Georges Perec, Ellis Island, éd. POL, 2010.

[8Pasolini, Je suis vivant, éd. Nous, 2001.