« Ce qui nous indigne est l’essence qui nous alimente » entretien avec Daniel Vasquez

Nous avons rencontré Dani en octobre 2011 — après l’appel à manifester le 15 octobre partout dans le monde, puis en mars 2012. Il est l’un de ces hacktivistas espagnols qui occupent des centres sociaux depuis plus de quinze ans et mettent leur compétence au service des mouvements sociaux, culturels et artistiques. Membre de Hacklabs et ALabs (groupes de recherche autour des logiciels libres), du collectif Hactivistas.net (centré sur la lutte contre la loi Sinde [1]), il a également participé à la création de Oigame, une plateforme de mobilisation citoyenne.

Peux-tu revenir sur l’occupation de la Puerta del Sol à laquelle tu as contribué ?

Le 15-M n’est pas né de nulle part : les manifestations contre la guerre en Irak en 2003, les attentats de la gare d’Atocha en 2004, la frustration de ces fins de manif où l’on passe de tous ensemble à chacun chez soi, ont préparé le terrain ; tout comme, par la suite, la mobilisation contre la loi Sinde, la création de plateformes internet, comme Juventud sin futuro en février 2011, essentiellement étudiante, et Democracia Real Ya (DRY) en mars de la même année, dont la fréquentation a explosé en quelques jours. Quand, à la fin de la manifestation du 15 mai 2011 appelée par DRY et par Juvendud sin futuro, nous nous sommes retrouvés à une quarantaine à deux heures du matin à la Puerta del Sol, un peu comme des extraterrestres mais portés par l’incroyable activité des jours précédents sur les réseaux sociaux, nous avons décidé de rester. Les gens ont tout de suite répondu par milliers à nos tweets et nos sms. Les informations des sites ont été immédiatement relayées et répercutées. En quelques heures, nous étions 400, puis 8 000 le lendemain. Dans la nuit du 15 mai, nous avons créé le site Toma la plaza, puis Take the square, et nous nous sommes réparti le travail : tels répondant aux courriers électroniques, tels répercutant les informations, tels faisant office de web masters etc… Nous avons fermé temporairement le Patio Maravillas [2] pour mettre notre connaissance et notre pratique de la toile au service du mouvement.

De l’allégresse de la Puerta del Sol à la situation actuelle, qu’est-ce qui a changé selon toi ?

Le gouvernement a changé. Nous le savions à l’époque, mais entre savoir et vivre une situation, il y a une différence : face à nous, la droite la pire d’Europe dispose de la majorité absolue. Cela veut forcément dire qu’il y a quelque chose que nous n’avons pas réussi à faire correctement ; que le mouvement n’est pas parvenu à se connecter en mettant en place une structure capable de prendre des décisions. Je ne parle pas de se convertir en un parti mais bien de prendre des décisions.

De notre côté, dès la première semaine du mouvement, nous nous sommes réunis une fois par semaine pour réfléchir à ce qui se passait et anticiper l’avenir. La situation présente ne suscite donc en nous qu’une sorte de frustration. En revanche ceux qui nous ont rejoints par désir de se rassembler, sans analyse politique ou stratégique — soit la grande majorité —, se sentent à nouveau déconnectés. L’important est toutefois de voir aujourd’hui des personnes qui auparavant ne participaient pas aux mouvements sociaux, rallier et soutenir des centres sociaux occupés... De ce point de vue il y a bien un changement. C’est ce qui a permis d’éviter une gigantesque déroute et de maintenir, malgré le froid et la frustration, une cohésion diffuse à travers les groupes de quartier, l’internet et les centres sociaux.

On doit donc désormais envisager le 15-M comme un ensemble de groupes liés entre eux par un état d’esprit : quelque chose d’immatériel, une sorte de phénomène viral qui fonctionne par contamination, sur le modèle du web. Nous pouvons l’alimenter en virus réplicables, en actions qu’il permet de relayer et d’inscrire dans une continuité. Le 15-M est devenu un méta-outil qui traverse horizontalement l’espace social, un espace de discussions qui peut faire boule de neige. C’est une bonne chose.

À quoi servent ces assemblées qui ne prennent pas de décisions ?

Plutôt que de prendre des décisions dramatiques, mieux vaut dilater le temps, rechercher les consensus. Il faut dire que ce pays n’a jamais vraiment discuté : jamais il n’y a eu de débats publics, d’assemblées publiques. Il est donc nécessaire de passer par cette phase. C’est peut-être un peu frustrant pour ceux qui veulent occuper le devant de la scène. Souvent la frustration ou la culpabilité — ces sentiments si humains — nous empêchent de comprendre que nous sommes dans une période d’essai qu’il faut envisager comme telle. Si l’on regarde les choses à froid, on se rend compte que l’on n’a pas la capacité de changer le pouvoir : ni aujourd’hui, ni l’an prochain. Il s’agit donc de faire des expériences en attendant le moment où cela pourra se faire. Nous savons que ce moment se rapproche parce nous disposons aujourd’hui d’outils nouveaux, parmi lesquels la capacité de de communiquer sans leaders. En ce sens, le jeu est désormais très différent.

Le 15-M ne peut donc se perpétuer sans le web ?

À l’heure actuelle, le combat ne peut pas avoir lieu dans la rue, nous n’avons pas les moyens d’une lutte frontale. Il s’agit donc d’envisager des luttes de contournement, qui s’appuient sur la création de coopératives et d’espaces libérés, et de faire sortir les gens de chez eux pour qu’ils se mettent à penser, qu’ils se réveillent. Grâce aux réseaux, on peut mettre en place des solutions aux problèmes de distribution de nourriture, de partage des ressources énergétiques. Que le changement global puisse se faire sans violence était une chose aussi inconcevable qu’utopique aux XIXe ou XXe siècles. Aujourd’hui, je vois des opportunités pour y parvenir, ou du moins je comprends comment cela pourrait avoir lieu : les canaux existent. L’utopie est devenue possible. En Andalousie, le réseau de participation citoyenne Democracia 4.0 [3] a proposé un système de démocratie participative. Puisqu’on peut payer ses impôts sur internet, rien ne devrait empêcher que chaque citoyen puisse voter et intervenir directement au Congrès des Députés. Un fonctionnement basé sur la démocratie directe serait possible : quand je suis intéressé par un débat, j’y prends part et je vote en ligne ; si je ne le suis pas, le député qui me représente vote pour moi. Encore une façon de changer le système sans le casser. Et de créer le premier État démocratique de toute l’histoire de l’humanité.

Donc aujourd’hui, tout dépend des réseaux ?

Le réseau est le armature neuronale qui permet l’existence d’un cerveau collectif : sans lui, le reste ne sert à rien. Grâce à l’essaimage, cette potentialité démesurée de la toile, nous pouvons faire pression pour obtenir ou faciliter certains changements. Quand nous disposerons des outils pour réaliser des actions bien structurées, ces essaimages pourront renverser n’importe quelle entreprise dans le monde. Imaginez un essaimage de 300 000 personnes retirant leur argent d’une banque, falsifiant des informations, y ajoutant du bruit, avec la possibilité de migrer ailleurs en un seul clic. Essaimer peut devenir un modèle pour le syndicalisme, pour des associations de consommateurs du XXIe siècle.

Les plateformes comme Facebook ou Twitter, qui semblent avoir joué un rôle essentiel dans la mobilisation, ne sont-elles pas des outils ambigus ?

Ces plateformes ont des aspects négatifs, notamment le fait que beaucoup de gens les utilisent comme leur seul outil de stockage d’informations : il suffit qu’elles soient bloquées pour que tout disparaisse. Mais on a beau avoir des réticences sur ce type d’outil, ou souhaiter qu’il soit utilisé autrement, il reste un instrument incontournable de diffusion. Entre 500 et 700 millions de personnes utilisent Facebook. Ne pas y être, c’est se déconnecter des masses, de la multitude, de la planète. L’affligeant, c’est que cet outil a été généré par une start-up qui a capitalisé la mobilisation ; mais l’idée est géniale. Nous sommes bien d’accord, il faut trouver des alternatives.

Le 15-M s’inscrit dans un mouvement global. Sa capacité d’évoluer dépendra-t-elle de ce qui se passera ailleurs ?

Il va y avoir plusieurs phases, comme dans tous les processus. Je pense que nous sommes entrés dans un processus révolutionnaire global depuis quinze, vingt ans. Ce processus a commencé au Mexique et s’est poursuivi à Seattle. La phase suivante a été la connexion de la Tunisie, de l’Égypte, du Liban, de la Syrie, Santiago du Chili… Il y a donc une accélération : entre Mexico et Seattle, il se passe six ans ; entre la Syrie et l’Espagne, seulement quelques mois. Dans la phase suivante, qui sera encore plus rapide, il faudra être encore mieux préparé pour que notre communication soit plus efficace, pour que nos liens et leur diffusion aillent en se concentrant et en se concrétisant.

Ce qui fonctionne se clone. Yo no pago [4] vient des Grecs ; aux États-Unis ils s’organisent pour paralyser les expulsions. Si la Grèce, l’Italie, le Portugal… trouvent un hack, dans le système, susceptible de changer quelque chose, nous le clonerons. Tout type de mobilisation novateur sera cloné et fonctionnera. Au niveau international, nous avons pu créer des communautés et croître. Nous devons désormais prendre le temps de nous reconnaître comme une seule communauté, prendre conscience que nous avons un avenir en commun, que nous sommes frères, que notre horizon est le même.

Tu sembles suggérer la nécessité d’une avant-garde ? N’est-ce pas contradictoire avec l’horizontalité des réseaux ?

Vous abordez un sujet délicat. Nous avons toujours tenté d’échapper à ce rôle. Dans le monde des hacktivistes, nous proposons que chacun soit une avant-garde. Mais d’un autre côté, l’expérience que certains ont accumulée durant plus de dix ans les met dans une situation particulière et privilégiée. Soit on l’ignore, soit on tente d’en profiter. C’est en ce sens qu’il peut y avoir un processus d’avant-garde. Je pense aussi que c’est une responsabilité. Nous en débattons beaucoup. L’éventualité de devoir décider de ce que les gens feront demain nous oblige à réfléchir. Si nous avons peur d’assumer cette responsabilité, cela peut devenir paralysant.

Pourquoi la « guerre du web » est-elle actuellement l’angle prioritaire d’attaque ?

La propriété intellectuelle, l’industrie du copyright et des brevets… freinent l’évolution de l’humanité et engendrent plus de mortalité sur l’ensemble de la planète que l’industrie militaire. J’inclus dans la propriété intellectuelle les médicaments, les plantes, le transgénique, etc. C’est une industrie intangible, difficile à cerner, source de famine et de misère, responsable de la déforestation au Brésil pour la production du biocarburant, de l’inaccessibilité des médicaments pour les plus pauvres… L’attaque frontale de l’industrie du copyright contre les réseaux (Sopa, Pipa, Acta, Sinde, Hadopi) est brutale. Dans toute l’histoire de l’humanité on a appris en copiant, nous sommes des singes qui copient ce que font d’autres, qui mélangeons copies avec d’autres copies. La découverte proprement dite représente 0,01 % de l’innovation ; le reste consiste en copies de copies de copies.

Comment vois-tu l’avenir du mouvement ?

Mon espoir, c’est le passage de l’indignation à l’action. J’attends de voir ce qui va se passer quand les syndicats lanceront des grèves. Ils sont nombreux (il y a environ un million de syndiqués en Espagne), ils savent comment agir et comment faire mal. Ils ont des structures, sont disciplinés, et constituent une force encore puissante. Nous verrons quel type d’alliance pourra surgir avec eux. Même si pour notre part, nous restons sceptique sur l’efficacité, voire même la possibilité de la grève comme outil. Ceux par exemple qui travaillent dans les secteurs immatériels ne peuvent et ne savent pas faire grève, car ils sont déconnectés de la production physique de marchandises. Que signifie une grève pour les jeunes qui ne travaillent pas encore ou pour les retraités, soit 40 % de la population ? Quels seront nos moyens d’attaquer le pouvoir ? Nous ne le savons pas. Mais je crois qu’il lui sera de plus en plus difficile de nous réprimer. Les gens se montrent chaque fois plus intelligents. Bien sûr ce n’est pas aussi simple que cela : hier, par exemple, à l’occasion d’une action de Yo no pago dans le métro, il y a eu neuf arrestations. Mais elles sont mal perçues par les usagers parce qu’ils considèrent ces groupes comme des militants non-violents et non comme des criminels.

Dans l’avenir, nous devons continuer de travailler à la construction de coopératives, d’échanges, de nouvelles relations entre producteurs et consommateurs, avec tous ces instruments qui permettent de cesser d’être sur la défensive. Créer de nouvelles réalités qui changent concrètement la vie, donner à voir des exemples, afin que les gens puissent se dire « puisque cela marche, allons dans ce sens ».

Notes

[1Équivalent de la loi Hadopi, vise à protéger les droits d’auteur sur internet et à lutter contre le piratage. Il y a eu une très forte mobilisation en Espagne contre la loi Sinde.

[2Centre social occupé depuis 2007, considéré comme l’un des bastions du 15-M.

[4« Je ne paie pas », collectif « d’insurrection économique » intervenant principalement dans le métro, sur les parcmètres et aux péages.