Avant-propos

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De 2007 à 2012, des mouvements étudiants et enseignants de grande ampleur ont secoué les universités françaises, britanniques, chiliennes, québécoises. Dans chacun des cas, il s’est agi de réagir à la crise néolibérale de l’université. En France, sous couvert d’autonomie, la crise de l’évaluation est nouée à la mise en concurrence généralisée des sites. En Grande-Bretagne la rentabilité est le maître mot : suppression des secteurs qui ne le seraient pas, augmentation des droits d’inscription, endettement des étudiants. Même schéma au Chili et au Québec où pour pouvoir payer des études à leurs enfants, les familles sont dans le rouge.Or l’accès aux savoirs est une question déterminante du fondement de tout pays qui prétend à la qualification de « démocratique ». C’est pourquoi ces crises universitaires, sont aussi des crises de la démocratie.

En effet, l’accès aisé au savoir, sinon l’accès gratuit, suppose non seulement un État capable de pourvoir à la formation de chacun d’une manière équitable, capable d’inventer des formes de redistribution qui permettent de ne pas discriminer les plus démunis, mais une société qui déclare collectivement que les questions en jeu dans l’éducation publique doivent être soustraites aux circuits marchands d’économie classique. Reconnue comme dette sacrée de chacun envers chacun, l’éducation publique de la maternelle à l’université, relève alors plutôt de l’économie du don que de cet échange marchand. Pourquoi ?

Les travaux de Mauss ont montré la coexistence de deux circuits distincts d’échange : le circuit du don cérémoniel (l’échange kula) glorieux et festif et le circuit de l’échange utile (le gimwali) qui est le lieu de tractations souvent âpres. Or l’échange kula, est d’abord « une affaire de reconnaissance réciproque ». Enjeu social par excellence qui fonde la possibilité même de concevoir l’égalité entre les êtres humains. Il y aurait alors à distinguer, non pas entre échange utile et inutile, mais entre une utilité immédiatement instrumentale et une utilité sociale des objets échangés en tant qu’ils permettent de faire tenir une société, de faire société. Dans une démocratie, l’éducation et l’accès aux savoirs relèvent en premier lieu de cette catégorie d’utilité sociale et seulement en second lieu de l’utilité instrumentale, comme en surcroît. C’est le sens même des mobilisations étudiantes pour protéger l’égalité des savoirs et les manières de les acquérir, les manières d’y avoir accès.

On peut donc prendre la mesure de ce qui est transformé à l’université à la suite des luttes menées dans différents pays, observer avec intérêt la concomitance [1] des résistances à ces transformations et saisir ces mouvements comme un symptôme politique qui déborde la question d’un néolibéralisme destructeur des institutions de savoir. Ces résistances étudiantes éclairent la forme prise par le combat politique aujourd’hui. Deux conceptions de la politique s’affrontent qui ne se résument pas à néolibéralisme contre démocratie sociale. Il s’agit plutôt d’un côté du « global politique » — nouvelle forme de la politique des populations gérées par une économie mondialisée, une finance despotique, où chacun est réduit à se contenter de survivre (ici choisir son prêt étudiant et son endettement à vie) —, de l’autre d’une demande renouvelée, non pas de régime ou de représentation démocratique, mais bien d’éthos de la cité, de refondation démocratique.

De fait, dans les différents pays traversés dans ce dossier, il s’agit de refonder un pacte perdu, celui de Salvador Allende au Chili, celui de la Révolution tranquille au Québec, celui des fondations républicaines en France, celui du welfare state d’avant l’ère Thatcher en Grande-Bretagne. Les luttes étudiantes, en particulier au Chili et au Québec, ont réclamé une nouvelle constitution. La demande d’éthos, de justice, de droits, prend des allures de remaniement du temps, participe à une volonté de se ressaisir de l’histoire qui vient, quand le dessaisissement accepté a souvent été patent ces dernières années, sous couvert d’impuissance ou de réalisme. Le combat des étudiants, à qui il est donné ici la parole, alerte sur la transformation d’universités à visée démocratique face à des adversaires déterminés à fabriquer une caste de ploutocrates au sein des institutions démocratiques, dans une complicité douteuse entre milieux d’affaires, directions universitaires et directions des partis politiques, complicité souvent transnationale. Les Chicago boys devenus présidents des universités privées au Chili, les recteurs et autres administrateurs des universités au Québec bénéficiant d’un train de vie fastueux garanti par de nouveaux privilèges, l’implication des banques comme des gouvernants dans des logiques d’endettement des étudiants en Grande-Bretagne en sont autant de signes. Comme disent les Chinois, les poissons pourrissent d’abord par la tête.

L’inventivité des mouvements étudiants, leur grande compétence à analyser les situations, leur volonté affirmée de maintenir un cadre de lutte non violent, témoignent d’une politique de la vie bonne face à ce pourrissement. Le silence mortifère qui leur répond ne permet pas de dire aujourd’hui si ces luttes participeront à court, moyen ou long terme à la victoire de l’éthos démocratique.

Post-scriptum

Dossier coordonné par Sophie Wahnich.

Notes

[1La revue en ligne, Reclamations, permet de prendre la mesure du caractère généralisé de cet affrontement. Elle a publié un un entretien avec Peter Osborne sur les luttes menées à l’université Middlesex http://reclamationsjournal.org/issu... dont nous publions un extrait traduit en français.