Vacarme 61 / Cahier

Jouer/Déjouer Ou le rire comme résistance. À propos d’Olga Neuwirth

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Il y a une dizaine d’années, l’Autriche faisait accéder Jörg Haider au pouvoir. C’est à ce moment que la compositrice Olga Neuwirth, collaboratrice d’Elfride Jelinek, mit à l’épreuve la manière dont musique et politique peuvent s’articuler, reprenant la question de l’engagement là où René Leibowitz l’avait laissée dans L’artiste et sa conscience (1946). Réactivant le geste dadaïste, Neuwirth travaille dans ses compositions à faire du rire un mode opératoire pour déborder les cadres du concert classique. Parce qu’il n’y a pas de raison que la musique fasse la sourde oreille.

Très tôt dans sa carrière, dès l’essai Music and Peace (1988), la compositrice autrichienne Olga Neuwirth a exprimé son agacement, son allergie même, à tout rapprochement entre musique et politique. C’est parce qu’il est abstrait que le matériau sonore est à ses yeux flou et indéterminé et qu’il se prête, plus que tout autre, à la récupération politique et à la manipulation, dès lors qu’on lui associe des contenus idéologiques. La compositrice oppose à une musique puissante, porteuse d’utopies politiques, une musique éphémère et fragile dont le contenu ne saurait être réduit à un message précis. Mais si Olga Neuwirth refuse de mettre son art au service d’une cause et entend limiter son engagement à l’exhibition du potentiel critique inhérent à l’œuvre musicale, son origine autrichienne l’a exposée à des problèmes sociaux et politiques spécifiques qui l’ont contrainte à plusieurs reprises à sortir de sa réserve habituelle. Devant le succès remporté aux élections fédérales le 3 octobre 1999 par le FPÖ, parti populiste et nationaliste mené par Jörg Haider, la compositrice décide de s’associer aux mouvements de protestations organisés à Vienne : une première fois, le 4 février 2000, elle participe à un concert organisé par Pierre Boulez au Konzerthaus de Vienne, une deuxième fois, le 19 février 2000, elle prononce un discours intitulé « Je ne me laisserai pas évincer à coup de jodels » (« Ich lasse mich nicht wegjo-deln »). Sur les marches de l’opéra de Vienne, elle pose publiquement la question : « Ai-je la possibilité de protester en tant que compositrice avec ma musique, en restant sur mon terrain ? ». Le bref pamphlet tente de tracer un chemin praticable qui permettrait à l’artiste de manifester son désaccord de façon ponctuelle sans pour autant aliéner l’œuvre d’art en la liant à un discours politique. C’est en empoignant l’auditeur, en exerçant sur lui une tension pour lui faire prendre conscience de l’acte de création artistique que Neuwirth entend appeler son public à la vigilance. Même si elle reconnaît à des œuvres comme A survivor from Warsaw (1946) d’Arnold Schönberg et à Ricorda cosa ti hanno fatto in Auschwitz (1965-66) de Luigi Nono, d’avoir su évoquer la souffrance et l’horreur tout en gardant une distance nécessaire afin de réveiller les consciences, elle avoue préférer ne pas dénoncer la barbarie explicitement. Exception faite du cinquième tableau de son drame musical Bählamms Fest, où l’on perçoit sous d’autres strates acoustiques deux fragments de chants d’enfants, composés en yiddish par Mordechaj Gebirtig, compositeur juif polonais, mort assassiné en juin 1942 dans le ghetto de Cracovie, Olga Neuwirth pense que c’est par l’humour et la dérision que l’on peut aujourd’hui le mieux parvenir à exprimer dans l’écart la souffrance et la détresse humaine. Elle définit le rire comme « un acte de résistance contre l’horreur » (cf. l’entretien réalisé par Stefan Drees en 1998 « Surrealismus und aufgebrochenes Musiktheater »), une horreur qui peut s’apparenter sous sa forme extrême aux crimes nazis ou, sous sa forme mineure, aux violences quotidiennes.

Sa conception du rire s’inscrit dans la continuité de celui des dadaïstes, dont le caractère loufoque et irrévérencieux recouvrait une dimension politique et sociale en ce qu’il constituait un acte de désobéissance civile et de résistance, notamment à travers le jeu et une indifférence revendiquée aux idées admises et à l’ordre social. Pour Neuwirth aussi, il s’agit de subvertir par le détournement, de s’opposer à toute sacralisation dans le domaine de l’art et de refuser les rôles attribués par la société urbaine qui conduisent à l’aliénation et la déshumanisation. Le rire dadaïste était une arme, ou encore une façon de mener une guérilla contre la culture et l’art en place. Dans le prolongement des dadaïstes, Neuwirth intègre toujours à ses œuvres une dimension grotesque qui interroge par le rire ce qu’elle déconstruit, par ailleurs, du point de vue formel et invente de nouveaux dispositifs d’écoute pour déjouer les habitudes auditives du public et aiguiser son esprit critique.

Il s’agira donc en premier lieu de s’attaquer au cadre de représentation, le concert, et d’en dynamiter les habitudes de réception afin de libérer le public du caractère figé de l’écoute. Ainsi, dans une pièce nommée Spleen, elle conçoit une partition pour clarinette basse qui pousse le soliste à jouer à une hauteur telle que celui-ci peut à peine respirer et doit, pour parvenir à interpréter l’ensemble de la partition, ménager de brèves pauses de respiration qui produisent un effet risible. Neuwirth sème le par-cours du soliste d’embûches et l’on doit rire à le voir déraper, incapable de tenir l’objectif fixé. Tandis que le titre suggère une pièce d’inspiration néo-romantique, elle propose une musique qui rit ou sou-rit d’elle-même, s’opposant ainsi à toute métaphysique de la musique, en particulier à la définition de la musique comme absolu.

Le 24 octobre 2011, c’est dans le temple de l’art, l’opéra Garnier, que Neuwirth a décidé de faire représenter sa pièce Kloing !, composée en 2008. Elle s’y attaque à la virtuosité pianistique, en mettant sur scène un Upright Player Piano (le disklavier Yamaha) qui permet à la fois, comme le piano mécanique le faisait à partir de fiches cartonnées, de reproduire de façon automatique les performances passées de solistes virtuoses, et de créer, ensuite, une interaction avec le jeu d’un soliste. Cette pièce interroge le rapport dialectique entre la main et l’instrument en nous montrant un interprète qui se bat contre un clavier devenu autonome, qui lui impose alternativement le jeu virtuose de Ferrucio Busoni, d’Edvard Grieg ou de Gustav Mahler. Alors que le pianiste tente de maintenir son jeu, le clavier déroule le sien de façon mécanique, contraignant à plusieurs reprises le soliste à abandonner les touches. La détresse du soliste ne recouvre jamais la dignité du combat de Sisyphe. Elle nous fait rire d’un rire qui interroge les limites du dispositif main/clavier/son qui a dominé, deux siècles durant, le rapport à cet instrument. Le pianiste est réduit au rang du chat soliste du célèbre dessin animé The cat concerto (1946) de la série des Tom & Jerry, projeté sur écran géant. Le titre du happening avait pourtant été inspiré non par un dessin animé mais par la bande dessinée Astérix, plus particulièrement par la figure du barde qui tente d’imposer à la fin de chaque volume sa musique à tous les convives et produit des sons discordants avant de finir bâillonné : « Kloing ou Zuuuupf ou Zklooooing » (en version allemande) ou encore, quand c’est particulièrement insoutenable « kl(o)ing… ». Une troisième source sonore vient bousculer le jeu et permet de dépasser ce qui oppose le rythme biologique du soliste au rythme haché du clavier mécanique : il s’agit de mouvements sismiques enregistrés dans la grotte Gigante à Trieste, qui ont été transcrits, par un procédé de « mapping », pour le piano. Les mouvements irréguliers de la grotte actionnent les touches et imposent une troisième strate sonore qui, se mêlant aux deux premières, crée des sons hybrides. C’est au cœur de la terre que la compositrice a su puiser un matériau acoustique capable de désenfouir la beauté du son pianistique, en dégageant une ligne de fuite dans une pratique concertante trop bien huilée. Elle ouvre ainsi un nouvel horizon tout en en refermant un autre avec fracas et humour.

Olga Neuwirth cherche à établir le rire comme une catégorie centrale de la musique contemporaine, ce qui se heurte souvent à l’incompréhension ou à la critique. Dans le monde germanique, l’opposition entre « musique savante » et « musique populaire » a encore la vie belle, et le caractère irrévérencieux ou drôle d’une musique, instrumentale ou vocale, déplaît ou choque. Le potentiel subversif d’une telle attitude a été révélé lorsque les organisateurs du festival de Salzbourg 2006, consacré à Mozart dans le cadre de l’année Mozart, ont décidé de ne pas programmer Le cas W. (Der Fall W.), le Don Giovanni commandé à la compositrice et à Elfriede Jelinek : les deux artistes en effet ont fourni un drame musical qui s’en prend à la forme de l’opéra tout comme au mythe du séducteur espagnol. Sous la plume de Jelinek, le mythe de Don Juan est repris et intégré à une histoire de mœurs ayant défrayé la chronique en Autriche : celle d’un pédophile qui a fait subir des sévices à de nombreux enfants et auquel les deux artistes identifient le légendaire séducteur. Neuwirth et Jelinek s’appuient sur l’essai de Sören Kierkegaard, Les étapes érotiques spontanées ou l’érotisme musical (1843), dans lequel le philosophe établit une analogie entre le mode de fonctionnement de la musique et celui de Don Juan : telle un séducteur avide, qui, dans une perpétuelle fuite en avant, vivant dans le souvenir de plaisirs passés, doit toujours à nouveau assouvir ses pulsions, la musique, insatiable, cherche toujours, dans la nouveauté apparente, des sons anciens afin de séduire l’auditoire. Dans cette pièce, les deux artistes autrichiennes s’étaient fixé comme but commun de nous faire rire de ce qu’elles considèrent être le der-nier tabou de notre société, la pédophilie. Le professeur W. désire l’enfant à l’instar de Don Giovanni qui, dans le livret de Da Ponte, désirait le seul être qui lui résistait, le secrétaire Leporello, brisant là le principal tabou de son époque : l’homosexualité. Mettre en scène l’histoire d’un pédophile ayant fait les gros titres peu de temps auparavant permettait de proposer une nouvelle analogie, et donc une nouvelle ré-flexion sur le caractère dangereux des séductions exercées par la musique dans le contexte figé du Festival de Salzbourg. Il s’agissait de s’insurger contre la réification de Mozart, contre la momification du caractère subversif de son œuvre. Le cas W. était conçu comme un hommage burlesque à l’irrévérence de Mozart, qui jouait en son temps sur les tabous de la société dans laquelle il vivait.

Les deux artistes n’ont pas arrêté là leur collaboration. Neuwirth a composé ensuite, en collaboration avec l’écrivain, des drames musicaux — notamment Bählamm’s Fest (1999) et Lost Highway (2002-2003) - où elle expose des folies ordinaires qu’elle pousse à l’extrême. Ces drames musicaux « fracturés » (« aufgebrochenes Musiktheater »), composées d’éléments hétérogènes - notamment filmiques, musicaux et poétiques - sont reliés les uns aux autres par des « sutures » apparentes selon le principe mis au point par l’artiste Valie Export. Ils sont une invitation à rejeter les violences quotidiennes et les « tendances fascistes » de la société. Dans Bählamms Fest, Neuwirth s’attaque au destin d’une famille médiocre. Le drame met en scène leur quoti-dien et révèle les rapports de domination entre indi-vidus, où s’expriment la haine, l’envie et la jalousie. Le livret est inspiré d’un drame surréaliste de Leonora Carrington. La compositrice reconnaît que sa musique présente ici des affinités avec le surréalisme tel que l’a défini Breton dans le manifeste Qu’est ce que le surréalisme ? (1934) : l’art ne doit pas permettre de s’éloigner du réel en le transcendant, mais au contraire de l’approfondir en l’exagérant, le déformant ou le caricaturant.

Le drame musical fait évoluer les membres d’une famille bourgeoise isolée dans une lande, en insistant sur le conflit qui oppose leur part animale à leur part humaine. Olga Neuwirth travaille sur les voix pour rendre audible cette animalité. Le recours à un programme de sound-morphing permet également de souligner, à différentes reprises, l’inquiétante étrangeté de Jeremy et son ambivalence. S’il commence à dire une réplique à la façon d’un contre-ténor, il la termine en la feulant à la façon d’un loup. Le sound-morphing, procédé de transformation des sons, permet d’osciller sans cesse entre les pôles contraires d’une même personne et de rendre palpable le caractère menaçant d’une violence toujours prête à éclater au grand jour : ainsi entend-on, au cinquième tableau, la voix d’une enfant qui torture des animaux se transformer peu à peu en celle de Mrs. Carnis, la mère de famille respectable, qui se révèle donc avoir été une enfant sadique. Quant au serviteur, Robert, il porte une peau de chien autour du cou qui, en fonction de sa colère, grandit ou rapetisse. Cette lutte entre le pôle animal et le pôle humain se manifeste aussi à travers son chant et sa diction qui, en fonction des situations, se transforment : au troisième tableau, lorsqu’il voit des cadavres de moutons égorgés par Jeremy, Robert a ainsi l’air soudain « sauvage » et il « grogne » (knurrt) aussi bien en parlant qu’en chantant. Le rire est ici grinçant, noir, chargé d’exprimer l’amertume et la cruauté sociale et familiale.

Le travail sur le chœur est un des exemples de la façon dont la compositrice manie le matériau vocal pour mettre en évidence les rapports de domination qui déterminent le jeu familial et plus généralement social. Les moutons scandent des propos agressifs et brandissent des fanions, clin d’œil aux foules acclamant un dictateur ; quant aux policiers qui poursuivent Jeremy, ils halètent comme des chiens, plus loin on lit qu’ils aboient « à la façon de dobermans » ; enfin les mouches constituent un groupe qui ricane et glousse et parfois éclate d’un rire violent. Cette fois, le rire est ambivalent, il est aussi une explosion violente, le rire sardonique des bourreaux. Une seule fois, le chœur représente le point de vue des victimes : dans la chambre d’enfant, ordre inversé du monde familial violent, les animaux jadis torturés par Mrs. Carnies apparaissent sous forme de spectres. On voit ici que les victimes tiennent par-fois elles-mêmes un discours violent, appelant à la vengeance. Mais là encore, l’humour noir inter-vient : Jelinek transforme l’impression inquiétante de la voix des animaux torturés pour ajouter une dimension grotesque et drôle : les didascalies révèlent que les animaux doivent apparaître sur écran à la façon de « doudous » géants, articulés comme des au-tomates, rendant ainsi le spectacle aussi ridicule qu’effrayant. À de nombreuses reprises, des pantomimes projetées sur écran géant doivent évoquer les comédies américaines ou les films d’horreur auxquels il est fait à plusieurs reprises allusion dans les indications scéniques. Ainsi, lorsque la voix de Jeremy se transformant en loup inspire la peur, les jeux de scène du chanteur en font un acteur ridiculement inquiétant. Peu après sa métamorphose en un loup qui se délecte d’égorger les moutons, on le voit agir « comme un gredin de film muet, exagéré, roulant des yeux », et Jelinek ajoute : « Il pourrait même se déguiser en Nosferatu en haut de l’arbre ».

Sans donc engager son art, Olga Neuwirth résiste et protège le geste créateur des automatismes et des dogmatismes sociaux et politiques. En exposant la fragilité du matériau sonore et celle des êtres, en raillant les mécanismes de domination, sa musique et ses drames musicaux se constituent en autant d’appels à la vigilance. Celle qui a été soutenue par Pierre Boulez et Helmut Lachenmann impose ici une trajectoire nouvelle dans la musique contemporaine : le rire devient un élément essentiel dans le dispositif acoustique de la compositrice. Il ne s’agit à aucun moment de donner ses lettres de noblesse au rire, mais au contraire celui-ci doit ôter leurs lettres de noblesse au concert et au drame musical afin de libérer la vigilance de l’auditoire, de permettre à celui-ci de saisir les structures inhérentes à l’œuvre et au travers d’elles les dysfonctionnements de notre société et les menaces en résultant.

Post-scriptum

Laure Gauthier enseigne à l’Université de Reims. Cet article complète celui publié sous le titre « Olga Neuwirth. Vigilance oblige » dans le dossier « Éthique et esthétique. La responsabilité sociale de l’artiste » de la revue Filigrane (2012).