« un système d’antennes de sécurité né d’îles fabuleuses »

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Comment aborder l’autisme, ce trouble associé à la figure d’enfants repliés sur eux-mêmes, mutiques ou hurlant, enfermés dans un monde indéchiffrable ? S’agit-il d’une maladie génétique, d’un handicap, comme les législations récentes le définissent, ou, comme en témoignent les écrits de nombreux autistes, d’un fonctionnement subjectif singulier ?

Dès les années 1930 l’autisme (du grec autos, « soi-même ») est cité par Bleuler dans le groupe des schizophrénies. Mais il faut attendre les années 1940 pour que les travaux de deux cliniciens, Leo Kanner à Baltimore (1943) et Hans Asperger à Vienne (1944), en distinguent les traits saillants et s’interrogent sur l’existence d’une structure autistique distincte de la schizophrénie et de la débilité mentale. L’autisme « kannerien » désigne un autisme infantile précoce qui a pour traits principaux le repli dans la solitude et la recherche de l’immuabilité ; le « syndrome d’Asperger » qualifie lui aussi la solitude et la limitation des relations sociales. Tous deux notent l’importance de certains objets pour ces enfants, mais Asperger envisage une évolution de l’autisme plus ouverte : il observe qu’une fois adultes certains autistes peuvent développer des compétences hors du commun, dans leur profession, et devenir ce qu’on appelle des autistes « de haut niveau ».

Aujourd’hui ces catégories gardent leur pertinence. Mais le champ de l’autisme n’a cessé, depuis trente ans, d’agréger de nouveaux troubles. Ces derniers sont d’une variabilité si grande qu’elle invite à parler de « spectre autistique », notion que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) englobe sous l’appellation de « troubles envahissants du développement » (TED), et ces TED eux-mêmes intègrent de plus en plus de « troubles précoces du développement ». Kanner pensait que l’autisme touchait 4 ou 5 enfants sur 10 000 ; on est passé progressivement à 1 sur 1000, et les dernières enquêtes épidémiologiques américaines en comptent 1 sur 150. À l’été 2012, Marie-Arlette Carlotti, ministre déléguée en charge des Personnes handicapées et de la Lutte contre l’exclusion, avançait le chiffre de 600 000 personnes en situation d’autisme en France.

Que s’est-il passé ? Un tournant radical s’amorce dans les années 1970, souligne Jean-Claude Maleval [1], avec la publication du DSM-III [2] qui, s’affranchissant des grands cadres de la psychopathologie enrichie par la psychanalyse, re-médicalise une psychiatrie dont le champ s’était amplement diversifié. L’autisme y figure comme un sous-type des « troubles globaux du développement » ; le corpus des recherches d’inspiration psychanalytique [3] qui avait enrichi la clinique des trente années précédentes y est occulté à la faveur des méthodes comportementales, qui prônent, à défaut de traitement curatif, une prise en charge précoce et intensive des enfants autistes, susceptible d’augmenter leurs capacités d’interaction sociale et leurs possibilités d’acquisition du langage. L’autisme stricto sensu glisse ainsi du champ de la « maladie » (de la folie) vers celui du « trouble » (du comportement), de l’accompagnement thérapeutique vers la rééducation, il passe incidemment du soin à l’éducation spécialisée. La multiplication des programmes de dépistage précoce de troubles du comportement, comme celle des recommandations de traitements, comportementaux notamment, adossés à une norme sociale de plus en plus exigeante, feront ensuite le reste : le champ des troubles associés à la notion d’autisme continue aujourd’hui de s’étendre et de se brouiller (la prochaine édition du DSM pourrait évoquer des « troubles multiples et complexes du développement »), les diagnostics augmentent de 15 % par an.

Mais il y a plus grave, sans doute, que la seule dilution des repères et la confusion qui en résulte. L’accompagnement des personnes autistes risque l’assèchement, à se laisser guider par le désir de normativité. Certes, « les méthodes cognitivistes ont apporté des outils de travail utiles au quotidien », témoigne Jacqueline Berger, mère de deux enfants autistes. Des thérapeutes ou des éducateurs ont su adjoindre au principe de l’inculcation de comportements par des apprentissages standardisés la souplesse et l’intelligence d’une adaptation aux besoins de chacun. « Mais la tentative d’explication globale erronée [de ces méthodes] a encouragé des pratiques rigides appuyées sur l’idée de rééducation, sans tenir compte du sujet pensant, même s’il s’agit d’un sujet pensant de travers [4]. » Et elles peuvent être d’une grande violence quand l’apprentissage par conditionnement se double de « renforcements » par la punition, ou plus simplement impose aux sujets d’abandonner des « obsessions » et des objets de prédilection qui sont autant de défenses élaborées pour se protéger des agressions du monde extérieur.

écouter les autistes

Les méthodes adossées à la psychanalyse explorent d’autres voies. L’époque est loin aujourd’hui où Kanner ou Bettelheim incriminaient des « mères frigidaires ». La clinique, comme la recherche, ont fait du chemin et tous — ou presque, on trouvera toujours çà et là une exception — s’accordent à prendre au sérieux l’hypothèse neurodéveloppementale qui veut que, pour des causes méconnues, et bien qu’aucun gène n’ait pu être identifié comme directement causal, l’autisme ait pour origine la combinaison de multiples évènements géniques rares [5].

Sauf que, comme le dit Jean-Claude Maleval, cela ne suffit pas. Peut-être l’autisme a-t-il une part génétique, mais même « les gènes ont une certaine réactivité à l’environnement [...] [et] la psychothérapie ou les méthodes thérapeutiques diverses ont la capacité de modifier le positionnement subjectif. Avec des limites effectivement, parce qu’on ne sort pas de la structure autistique, comme on ne sort pas de la structure psychotique, mais l’on peut faire avec. »

« Ne cédons pas aux illusions qui voudraient nous transfigurer » écrit Jean-Luc Nancy, rappelant la mise en garde de Freud dans sa préface à une édition japonaise de ses œuvres complètes. Pour Freud, ne pas céder passait avant tout par le fait d’être enseigné par ce qu’a à dire le sujet qui souffre de sa souffrance singulière, et de comment il s’en débrouille. Faire place aux inventions autistiques, aux bords, obsessions, objets que parviennent à mettre en place les sujets pour se ménager une place moins douloureuse dans le monde, c’est se départir de la lecture déficitaire de leur trouble et reconnaître l’autisme comme une structure distincte. C’est en revenir à l’hypothèse forte, soutenue par Freud puis par Lacan dans le champ de la psychose, selon laquelle le savoir s’élabore à partir de ce dont témoignent les autistes eux-mêmes. S’aventurer vers ce système d’antennes de sécurité essentiellement né d’îles fabuleuses [6] que chaque individu autiste se fabrique devient alors possible, autant que travailler, comme de nombreuses familles l’ont fait, à tisser pour chacun un accompagnement singulier à partir de ses objets et ses passions exclusives, qui, dans certains cas, note encore Maleval, permettront que « ce qui au départ occupait une place de protection s’ouvre sur le monde extérieur », voire « mène ces hommes et ces femmes à devenir des savants dans un champ particulier, exceller dans une profession, développer une pratique artistique ».

« L’autisme n’est pas quelque chose qu’une personne a, ou une “coquille” dans laquelle une personne est enfermée, écrit Donna Williams [7]. Il n’y a pas d’enfant normal caché derrière l’autisme. […] Prenez un moment pour y réfléchir : l’autisme est une manière d’être. Il n’est pas possible d’en séparer la personne. »

L’autisme n’est pas à vaincre mais à accompagner. Ainsi l’activiste Jim Sinclair [8] conseille-t-il, au nom des autistes : « Approchez respectueusement, sans préjugés, et ouverts à apprendre de nouvelles choses, et vous trouverez un monde que vous n’auriez jamais pu imaginer. »


À lire absolument

  • Jean-Claude Maleval, L’autiste et sa voix, le Seuil, 2009.
  • Jacqueline Berger, Sortir de l’autisme, Buchet/Chastel, 2007.

Et à voir, un très beau film d’animation : Mary et Max, d’Adam Elliot (2009).

Quelques témoignage d’autistes

  • Sean & Judy Barron, Moi, l’enfant autiste [1993], J’ai Lu, 2001.
  • Joffrey Bouissac, Qui j’aurai été… Journal d’un adolescent autiste, Autisme Alsace 2002.
  • Annick Deshays, Libres propos philosophiques d’une autiste, Presses de la Renaissance, 2009.
  • Temple Grandin, Penser en images [1995], O. Jacob, Paris, 1997.
  • Tito Mukhopadhyay, I’m Not a Poet but I Write Poetry : Poems from My Autistic Mind, Xlibris Corporation, 2012
  • Birger Sellin, La solitude du déserteur [1997], Robert Laffont, 1999.
  • Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu [2006], Les Arènes, Paris, 2007.
  • Donna Williams, Si on me touche, je n’existe plus [1992], Robert Laffont, 1992.
  • Donna Williams, Quelqu’un, quelque part [1994], Éditions J’ai Lu, 1996.

Notes

[1Jean-Claude Maleval, L’Autiste et sa voix, le Seuil, 2009. Voir aussi http://pontfreudien.org/content/jean-claude-maleval-qui-sont-les-autistes.

[2Le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder est une classification des troubles mentaux établie par l’Association américaine de psychiatrie (APA) et utilisée par les cliniciens, chercheurs, psychiatres, compagnies d’assurance et firmes pharmaceutiques. Après les DSM I et II (1952-1968), le DSM III (1980) est vidé de toute étiologie (étude des causes) des troubles psychiatriques, et articule les syndromes en cinq axes dans une approche statistique et quantitative.

[3Ainsi, par exemple, des travaux de Bettelheim, de Tustin, des kleiniens, ou des Lefort en France (voir notamment Rosine et Robert Lefort, La Distinction de l’autisme, Seuil, 2003).

[4Jacqueline Berger, Sortir de l’autisme, éd. Buchet-Castel, Paris, 2007.

[5François Ansermet et Ariane Giacobino, À chacun son génome, éd. Navarin, Paris, 2012.

[6« Notre monde n’a pas sombré pour toujours dans l’insensé comme on le suppose ; notre monde au contraire est pareil à un système d’antennes de sécurité essentiellement né d’îles fabuleuses. » Birger Sellin, La Solitude du déserteur, éd. Laffont, 1998.

[7Donna Williams, Si on me touche, je n’existe plus, Laffont, Paris, 1992.

[8Activiste de l’Autism rights movement et auteur de divers textes dont « Don’t mourn for us, a message to parents and other people who care » (« Ne nous pleurez pas », conférence prononcée à Toronto en 1993), http://jisincla.mysite.syr.edu/inde....