Qu’est-ce que « l’objet autistique » ?

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L’« objet autistique » a souvent été décrit comme nocif, l’entourage des personnes autistes y voyant souvent une « obsession » et l’obstacle à une relation. Mais c’est peut-être prendre la chose à l’envers. L’objet autistique n’est pas seulement apaisant, il est nécessaire. Il participe de ce « bord » qui permet aux autistes de faire rempart — et tout autant d’offrir prise, quand une relation parvient à s’animer.

La désignation d’« objet autistique » suggère qu’il s’agit d’un objet dans le sens courant du terme, c’est-à-dire un objet distingué, séparé du corps de l’enfant qui le manipule. Or l’objet autistique concerne justement une manipulation impliquant le corps. Par exemple un enfant réalise à longueur de journée des mouvements toujours identiques avec sa main, ou encore des trajets précis dans une pièce, toujours de la même façon, d’un mur à un autre, et sans jamais s’arrêter. Dans ces exemples, la clinique avec les autistes nous a appris que le corps est utilisé comme un objet dont certaines propriétés doivent suivre des règles spécifiques (un battement ou mouvement régulier, des figures, etc.). Il arrive que l’enfant associe cette utilisation objectale du corps à celle d’un objet extérieur (pour l’observateur) au corps, par exemple des bâtons, un fil de laine ou une feuille de papier. Mais la caractéristique, semble-t-il, de ces « objets » est d’être pris comme des appendices du corps. Ils se sont ni séparés ni séparables du corps propre de l’enfant, du moins sans hurlement ou rage pour qu’on les lui restitue dans les plus brefs délais.

La seconde spécificité de l’objet autistique est que son utilisation ne supporte pas de discontinuité car elle répond à une exigence subjective. Il n’est pas question d’un « jeu ». L’enfant autiste ne joue pas avec ce bout de bois qu’il ne cesse de manipuler ou ce geste spécifique qu’il ne cesse de reproduire du matin au soir. Ce n’est pas une activité de plaisir. C’est littéralement un besoin, autant que boire et manger.

À l’Antenne 110, nous considérons que la position à tenir par rapport à la relation privilégiée que peut avoir un enfant avec un objet spécifique est toujours complexe, et nous en discutons en réunion en ces termes :

1. L’objet autistique est une solution élaborée par l’enfant

Nous faisons l’hypothèse que la manipulation la plus banale et la plus simple d’un objet, étant entendu qu’il peut s’agir d’un « bout » de corps, implique une élaboration de savoir dont l’enfant se sert à l’occasion comme bord lui permettant d’organiser, de contrôler ce qui est au départ sans loi : par exemple le fonctionnement du corps, de l’environnement, des relations humaines etc.

Par exemple : Romain, un enfant autiste mutique, passe ses journées à frotter ses index (ou de façon équivalente deux bouts de bois) l’un contre l’autre. Après plusieurs semaines, nous cernons que cette manipulation incessante est la face visible d’une élaboration de savoir concernant la batterie et les joueurs de batterie.

Lorsque Romain réalise cette friction, il est « quelqu’un ». C’est-à-dire qu’il « sait » quelle posture adopter, quelle démarche avoir dans telle circonstance, comment saluer les autres, comment sourire, etc. Si ces bâtons lui sont retirés, il n’est pas « Romain sans ses bâtons », il n’est simplement plus rien et seul le chaos du monde lui apparaît, sans qu’il puisse s’en défendre. Alors surviennent les hurlements, les pleurs et la rage comme moyens de récupérer le seul point d’identité qui le représente entièrement et dont de simples bouts de bois sont les insignes nécessaires.

2. L’objet autistique est une solution problématique

Si ces objets permettent à l’enfant de s’arrimer à « au moins une chose » dans la vie, le problème est que cette solution n’est pas symbolique. Autrement dit, il ne suffit pas d’avoir manipulé un objet pour que cela compte une fois pour toutes et que l’enfant soit pacifié. Non. L’enfant doit sans cesse réitérer sa solution pour qu’elle continue à valoir. Ce qui en fait une solution particulièrement problématique car elle exclut l’enfant de tout lien social et de toute forme d’apprentissage.

Par exemple : Romain, dès qu’il en a l’occasion, se met devant un miroir ou une vitre et manipule ses bouts de bois. Toute son attention est polarisée sur l’image de ce joueur de batterie qu’il incarne. Pour lui, seul compte d’entretenir cette image qui constitue son identité. Ce dispositif visuel qu’il a mis en place est exclusif. Il ne se soucie absolument pas des autres, de ce qu’on lui dit, de ce qu’on lui demande, du rythme institutionnel. Il se lève durant le repas ou durant la nuit pour manipuler ses bouts de bois devant un miroir.

3. L’objet autistique est une solution problématique à cadrer

Essayer, contre l’enfant, de supprimer l’utilisation de cet objet équivaudrait à retirer les seules béquilles dont il dispose, faute d’inscription de repères symboliques classiques. À l’Antenne on considère donc le plus souvent qu’il faut « faire avec » ces objets des enfants. Il est remarquable que lorsque nous ouvrons un espace pour ces objets-partenaires, très souvent les enfants nous ouvrent en retour une place au sein de ce qu’ils élaborent avec ce partenaire. Nous cessons d’être invisibles. Nous commençons à compter pour eux. À partir de là, et seulement à partir de là, il est possible de les inviter à opérer des petits déplacements par rapport à ces objets.

Par exemple : il est hebdomadairement proposé à Romain d’utiliser Youtube sur l’ordinateur pour visionner des vidéos de performances de batteurs. Dans le contexte de cette activité, il lui est demandé de bien vouloir céder à l’intervenant ses bouts de bois quand il rentre dans la pièce. Cela permet à l’enfant de se poser sur une chaise et d’étudier dans les moindres détails la prestation d’un batteur de jazz, et cela sans être parasité par la manipulation des objets. À la fin de l’atelier, ses précieux bouts de bois lui sont rendus. Non seulement l’enfant peut s’autoriser des déplacements dans quelque chose qui était au départ immuable, mais en plus, en dehors du cadre de cet atelier Youtube, l’enfant sera sensible à la parole de celui qui a organisé cette activité. Petits pas donc vers une socialisation consentie, condition préalable à tout apprentissage.

Post-scriptum

Cédric Detienne est intervenant à l’Antenne 110. Psychologue, il fait une thèse sur l’autisme avec Philippe Fouchet.