Vacarme 62 / Cahier

Quelques remarques sur la littérature américaine

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Et si c’était autre chose un roman américain ? Le 03 mars prochain, Tanguy Viel publiera aux Éditions de Minuit La disparition de Jim Sullivan, tentative d’écriture, par un romancier français, d’un « roman américain ». Vacarme lui a demandé de retirer quelques éléments d’analyse, forcément épars et lacunaires, de ce qui ferait la chair de l’entité abstraite nommée « littérature américaine ».

« Un grand roman américain ! » / TELERAMA

« Une histoire bouleversante, qui rejoint la grande Histoire » / LE NOUVEL OBSERVATEUR

« Sexe, pouvoir, argent. Toute l’Amérique en 500 pages » / LES INROCKUPTIBLES

« Des personnages criants de vérité » / ELLE

« On en a pour son argent » / LE POINT

Un roman américain est un roman qui parle de l’Amérique. Cette remarque, c’est vrai, frôle la tautologie, mais il est troublant de constater que si on remplace Amérique par France, alors ça ne marche pas du tout : un roman français n’est pas un roman qui parle de la France. Non pas qu’un roman français ne parle pas du tout de la France mais elle n’est pas sa raison d’être ni même son horizon - l’horizon d’un roman français, autre tautologie frôlée, c’est la littérature.

S’il y a bien une chose qui traverse tout le roman américain, c’est ce fait assumé que parler de l’Amérique, la définir même, est le moteur intime de la fiction, sa nécessité profonde, comme si tout écrivain se mettant au travail disait « je vais ra-conter une histoire qui dit des choses sur mon pays, je vais dire quelque chose de l’Amérique ».

Est-ce pour cela que tant de romans américains le programment dans leurs titres : Un rêve américain, Pastorale américaine, Americana, Une odyssée américaine, American Psycho, Éloge d’un Améri-ain, Une enfance américaine, Au grain d’Amérique ?

De l’étranger (de la France), cette perception est forcément renforcée par le fait qu’on assigne plus volontiers une littérature étrangère à son territoire que celle de son propre pays : par métonymie, on pense forcément qu’un roman hongrois dit quelque chose de la Hongrie, un roman japonais quelque chose du Japon. Et ce phénomène est encore plus prégnant pour le roman américain. Il n’y a qu’à lire les quatrièmes de couverture rédigées par les éditeurs français pour y trouver à l’envi des expressions comme « portrait de l’Amérique », « radiographie de l’Amérique », « envers de l’Amérique », « Amérique désenchantée », « Amérique post-11 septembre ». Dès lors, c’est vrai, il est impossible de lire un roman américain sans être sensiblement orienté vers une lecture référentielle.

Mais, à la décharge des éditeurs, un écrivain américain ne s’offusquera pas, je crois, de cet accès « thématique » à son livre. Non pas que le romancier américain ne soit soucieux de forme, mais il ne cherche pas à établir un « espace littéraire » autonome, où le roman n’aurait d’autre réalité que celle dépliée dans ses pages, et garantissant, dans cette autonomie même, la valeur de son travail. Au contraire, il semble sans cesse converser avec le dehors du livre, c’est-à-dire avec le monde qu’il évoque et nomme, multipliant les références quasi-déictiques à ce monde-là (surenchère de la quotidienneté, description des particularismes locaux, connivences sociologiques, prolifération des noms propres). Ainsi la forme, au lieu de construire le deuil du monde, en est l’écho le plus intime, et rejaillit sur lui, comme s’il en était l’ultime destina-taire. C’est une lecture possible de la phrase de Tocqueville : « Ils mettent le Réel à la place de l’Idéal ».

C’est peut-être pour ça que le roman américain est si réaliste justement, qu’il ne défie que rarement les lois d’équation entre les mots et les choses, se construisant presque toujours sur les convenances de la mimesis. Multipliant à l’envi les indices de la réalité, il s’obstine à la décrire selon une focale « quasi-balzacienne » — celle par laquelle la perception des espaces (social, géographique, visuel) est partageable par tous.

Revers de la médaille : beaucoup de romans américains ont pour modèle formel le même Balzac. Beau-coup de romans, cent cinquante ans plus tard, ne pro-posent pas grand-chose de plus, ni formellement (les marquises continuent de sortir allègrement à cinq heures), ni thématiquement (analyse aquarelliste d’un milieu social). C’est une chance pour eux que le monde ait un peu changé. Sinon, ils seraient obligés d’écrire César Birotteau. Exemples d’écrivains qui me laissent cette impression : Jeffrey Eugenides, Jonathan Franzen.

En France, à l’inverse, et depuis Balzac justement, nous n’avons cessé d’augmenter la focale, sorte de zoom incessant qui depuis Flaubert jusqu’à Proust puis Claude Simon n’a fait que tendre vers une vision quantique du monde. Cette tendance ayant trouvé son mur d’achoppement chez Beckett (l’homme qui avait déjà trouvé le boson de Higgs en quelque sorte) a commencé à s’inverser dans les années 1980.

Mais en Amérique, jamais la focale ne s’est ainsi tendue vers la molécule. C’est une histoire d’optique. Le roman est resté à hauteur d’œil. C’est ce qui ex-plique en partie son succès et son hégémonie.

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Il y a des exceptions à ce régime balzacien. Un autre pan de la littérature américaine fait un tel sort à la langue qu’elle défait le sens commun et réinvente un monde tout de langage et de chair moléculaire. Ce sont même les écrivains les plus amples du dernier demi-siècle : Thomas Pynchon, John Hawkes, William Gass, William Gaddis, plus récemment David Foster Wallace. Pourtant, même ces romanciers-là, plus intellectuels, plus opaques (plus européens, serait-on tenté de dire), n’ont pas renoncé à la capacité mimétique du langage. Ils sont à des kilomètres de notre « textualisme », pour cette raison profonde qu’ils n’ont pas renoncé à construire la fable qui saura en miroir réverbérer le monde.

Donc : les Américains pensent encore que le roman est un miroir qu’on promène le long des chemins (et qu’importe au fond, que les chemins soient devenus des autoroutes). L’écriture américaine n’a jamais rompu le pacte du « Il était une fois » si cette formule signale l’existence d’une narration qui se fait confiance. Elle se situe « au-delà du soupçon », pour reprendre l’expression de Marc Chénetier. Les Américains ont peut-être lu les essais de Nathalie Sarraute et d’Alain Robbe-Grillet mais ils ne se sont jamais reconnus dans ces mots-là, dans ce tremblement coupable de la représentation, dans cet abîme du sens. Norman Mailer, entre admiration et agacement, évoquait Beckett comme « un type qui mâchouille deux cents mots ».

Les Américains ont senti à leur manière les mutations du monde, la difficulté du langage à capter les réalités nouvelles qui nous entourent (la vitesse, la ville, la mondialisation), mais au lieu d’un gouffre de silence et d’expérimentation, ils en ont fait une gageure et un artisanat, celui que John Dos Passos proposait déjà dans USA, celui que continuera Thomas Pynchon de L’arc-en-ciel de la gravité à Mason and Dixon. L’opacité d’un Pynchon, fût-il un lecteur de Maurice Blanchot, n’a jamais retourné le signe sur sa propre matière : à travers la puissance certes excédée mais lumineuse de la fable, il rend compte d’un peuple, de son territoire, de son Histoire.

Point capital du roman américain : l’omniprésence de l’Histoire. Aucune littérature récente n’aura à ce point continué à produire des récits d’origine, d’ancêtres, de généalogie. Au pied de n’importe quel gratte-ciel continue de pousser l’herbe de la prairie originelle. Il n’y a pas un gros roman américain qui ne remonte jusqu’au XVIIe siècle pour nous faire revivre l’arrivée des pionniers, ou bien des émigrants sur un bateau du XIXe, ou bien nous conter l’histoire de la ville.

C’est encore plus vrai, peut-être, des livres liés aux minorités. Jim Harrison (les Indiens), Toni Morrison (les Noirs), Philip Roth (les Juifs) ont éprouvé ce besoin généalogique. Et l’Amérique étant un tissu de minorités, la chose est extensible à toute sa littérature.

Exilés d’origine, les Américains cherchent sans cesse une maison, un « home » où déposer les malles de souvenirs et les récits des ancêtres. Écrire pour eux a à voir avec habiter, force centripète qui doit permettre d’avoir un sol où tenir et fonder une communauté synonyme d’identité.

Le contraire exactement de l’Europe, où les poétiques des deux derniers siècles furent toutes teintées d’écart, d’exil et de différence, contre les ombres caverneuses du sens commun. En Europe, tout grand roman moderne ne pouvait s’écrire que dans une langue étrangère, afin de faire résonner les accents du singulier. Aux États-Unis, tout grand roman moderne cherche la langue qui fabriquera du pluriel.

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Peut-être que « l’Amérique » fonctionne comme pur signifiant, que le mot « Amérique » est le contenant magique qui ouvre à la littérature (quel-que chose comme chez Proust, Nom de pays : le nom), à moins qu’il ne soit la pointe d’un cône vers laquelle les récits et la langue seraient inéluctablement happés. Ce serait cette puissance aspirante du signifiant qui justifierait l’écriture américaine et peut-être alors sa volubilité : les Américains écrivent de gros livres qui drainent avec eux toutes les histoires, remontent tous les destins, dès lors que leur point de rencontre utopique, l’aimant qui attire toute la matière du monde vers la fin de chaque livre, c’est l’Amérique.

C’est pourquoi ils peuvent remonter des pages durant dans les généalogies et les destins complexes des personnages ancestraux. C’est pourquoi l’écriture des romans américains peut avancer en crabe, pour ainsi dire latéralement (ainsi de ces grandes scènes statiques remplies de détours et de flash-backs) sans même qu’on s’impatiente. Tous les chapitres regardent vers ce même endroit qui fut celui regardé par Achab sur son Péquod : une baleine blanche qui rend fou, qui fascine et dont il faut venir à bout (vu du dessus, sur un planisphère, l’Amérique ressemble un peu à une baleine).

Cette « Amérique » peut bien être devenue fantôme ou déception, le constat même de son échec, au lieu de mener l’écriture à l’assèchement, continue de motiver de gros livres, eussent-ils l’air de s’écrouler sur eux-mêmes (Pynchon toujours, Gaddis bien sûr). De là cette inoxydable tradition du « great american novel », pour lequel il faut la force d’attraction d’un rêve inaccompli, qu’il soit pro-messe ou déjà deuil, mais dans tous les cas serti dans les lettres d’un seul mot, « Amérique ».
Le dernier en date s’appelle Outremonde de Don DeLillo : la baleine blanche est devenue une balle de base-ball, blanche pareillement, qui maintenant tient dans la main, domestiquée et manipulable, fluidifiée par la circulation moderne et le risque du faux, mais dont les personnages, dans le grand deuil de la nation, cherchent en elle (la balle de base-ball) le point minimal d’un récit commun.

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Spéculation à partir de Max Weber : notre littérature, à peine sortie des monastères, encore toute marquée de son devoir catholique, n’en finit pas de racheter par sa probité supposée (sa langue essentielle, sa pureté abstraite) les fautes et les grossière-tés du langage courant. En France, la littérature est à la fois l’exception de la langue et son surmoi.

La littérature américaine, forte de son éthique protestante, n’a pas de moine qui fasse régner la terreur dans les lettres. Elle est née d’aventuriers, de baleiniers, de fermiers qui n’ont jamais érigé le moindre mur entre leurs actes et leurs paroles, entre, même, la vie active et la vie contemplative. Ils ont peut-être emporté la Bible dans leur valise mais elle fut d’abord un livre d’Histoire auquel s’identifier, quelquefois un bréviaire à l’usage des jours, jamais une aspiration, pour ainsi dire augustinienne, à la vie idéelle.

Alors la littérature, comme la Bible elle-même en quelque sorte, fut la résultante d’un lent et naturel glissement qui a voulu qu’agir fasse parler, que parler fasse écrire. Et c’est ainsi que Moby Dick a pu être écrit, calligraphié sur le dos d’une baleine.

C’est pour cela que Moby Dick supporte si bien sa charge documentaire, parce qu’il n’est pas pensé hors de la langue commune. C’est pour cela que le roman américain supporte si bien le journalisme, le document, la digression, le commentaire. En fait, il supporte que la vie et les livres ne soient pas séparés. On tourne la page et soudain on peut lire un manuel de bricolage pour construire son chalet.

La littérature américaine, au meilleur d’elle-même, produit des livres de vie, comme si, au fond de chaque roman américain, il y avait cette contribution de bâtisseur, une sorte d’effet Walden qui veut qu’un livre apporte sa pierre à l’édifice social du pays, comme si, en filigrane, continuait de se tenir la question des premiers temps, celle de survivre dans un monde hostile.

Par exemple, en France, Maurice Blanchot peut écrire « vivre, ce n’est pas survivre ». Je ne sais pas si un Américain dirait cela, si vivre et survivre, écrire un livre et faire du feu, dans une conception emersonienne, unitarienne, n’est pas précisément une seule et même chose, dans tous les cas un acte qui vient comme les autres renégocier le contrat avec l’âpre réalité (« quand dire, c’est faire »).

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On peut prendre tous les genres américains : le nature writing ou le polar, le thriller politique ou le roman juif new-yorkais, aucun ne déroge à cette règle, qui est de fondre la fable dans l’arrière-fond d’une réalité plus grande qu’elle, ainsi se perdre dans la trivialité d’un langage qui n’appartient pas qu’aux écrivains.
Ce sentiment culmine dans l’usage du détail, précisément le détail réaliste, contingent, et même, inutile. Chez un Américain, le souci du détail n’est pas seulement la recherche d’une précision romanesque mais semble rappeler la contingence du livre lui-même, comme si le livre nous disait sans cesse que pendant ce temps (celui du récit), le monde en vrai continuait de tourner et que donc forcément, son bruissement s’y faisait entendre.

C’est peut-être chez Richard Ford que cette sensation est la plus forte, cette façon qu’il a de faire passer des figurants dans le texte, de noter l’élément le plus contingent (un panneau publicitaire, un détail vestimentaire). Mais ce sont plus que des figurants : c’est le monde lui-même qui passe. Et en passant, la relation s’inverse : le livre qu’on lit s’y trouve déjà dissous, comme un objet parmi les autres.

En France, bien sûr, nous avons une grande tradition du détail mais le détail n’a jamais eu cette fonction d’ouvrir le texte à son dehors, au contraire, il est là pour confirmer l’autonomie de la fable, sa capacité à construire un monde total — c’est le fameux « effet de réel » que Barthes décrit à propos du baromètre mentionné chez Flaubert (Flaubert, ou l’homme qui rêvait de faire un livre dont n’exsuderait plus la moindre goutte de réalité).

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D’où encore, dans les romans américains : le bruit du monde, sa vulgarité, l’histoire récente, les faits divers. Il n’y a pas d’éléments ignobles dans la littérature américaine. Il n’y a pas de hiérarchie, ni entre les objets, ni entre les registres linguistiques.

La grande matrice en est sûrement le Patterson de William Carlos Williams ; le dernier avatar l’Infinite Jest de David Foster Wallace. Mais le phénomène ne concerne pas ces cas-limites d’invention et d’exhaustivité. Il innerve jusqu’au mainstream : dans n’importe quel roman américain se côtoient tous les champs, le trivial et le poétique, le lyrique et le technique, l’épique et le ragot. Même la subculture (le polar, la science-fiction, le comics ou le gore) a l’air de déborder sans cesse des livres les plus élaborés (DeLillo, Wallace, Lethem, Safran Foer).

Par exemple, il y a toujours chez eux cette étonnante diction de la technologie, du dernier cri. Peut-être cela a-t-il commencé avec Faulkner, quand les derniers modèles de voiture traversaient déjà les petites routes des Snopes. Cela continue depuis, dans la limousine high-tech de Cosmopolis.

Par exemple, j’ai toujours été frappé par l’omniprésence des marques dans le roman américain. On roule en Lexus. On boit une Budweiser. On s’arrête dans un Motor Inn (et encore, ce sont presque là des icônes, il y a bien moins glamour). Et j’ai toujours été frappé par la place « naturelle » que tous ces signes de trivialité, de quotidienneté locale, trouvaient dans la phrase, sans que chute immédiatement le « taux de littérature ».

En France, bien sûr, il arrive qu’on s’y essaye. Mais au lieu que ce soit « naturel », il semble qu’il faille l’interpréter aussitôt comme la teneur en sulfure du texte, sa provocation ou sa révolution. C’est en quoi nous ne serons jamais démocratiques en art : si nous nous abaissons au trivial, il faut que cela devienne notre fait d’armes.

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En me relisant, je tombe sur le mot « artisanat ». C’est aussi, je crois, une certaine idée de l’écrivain. Les Américains n’ayant jamais eu cette charge romantique qui ferait peser sur eux le fatum de l’inspiration, la notion d’ingenium leur a toujours été plus utile. L’écrivain est un homme comme les autres, un ingénieur, un artisan qui présente le fruit de son travail. Bien sûr, les talents ne se valent pas tous. Bien sûr, il y a, pour les Américains aussi, des « grands écrivains », nourris par de grandes ambitions (Faulkner en 1939 à son éditeur : « Bon dieu, c’est bien moi le meilleur écrivain d’Amérique »).

Mais par exemple, symptôme d’une autre approche, aux États-Unis, on peut apprendre à écrire. La seule existence des célèbres writing schools postule que l’écriture est soumise aux lois de l’artisanat, dût-il être un étrange cocktail de désir, de travail et d’occasion — et qu’importe si tout le monde sait qu’il faut sans doute « autre chose », un impalpable supplément, un charme indécidable, pour faire un bon livre ou un bon écrivain.

Mais en France, on n’a retenu que ça. Nous avons beau, nous aussi, savoir que l’œuvre est en grande partie le fruit du désir, du travail et de l’occasion, au lieu d’en prendre acte, au lieu de le dire à nos enfants, nous préférons le masquer derrière ce fameux « supplément », certes essentiel, mais qu’ensuite on a beau jeu de faire dévier en une formule plus magique et plus destinale - quelque chose comme pouvait dire par exemple Marguerite Duras : « Si à 7 ans on ne sait pas qu’on sera écrivain, on ne le sera jamais ».

Post-scriptum

Tanguy Viel est né en 1973. Il a publié cinq romans dont le dernier, Paris-Brest, a paru en 2009 aux Éditions de Minuit.