Vacarme 62 / Cahier

ACTA récit d’une victoire (#pasencoretotale). entretien avec Gaëlle Krikorian

ACTA est l’une des dernières grandes victoires remportées par les mouvements sociaux. Le 4 juillet 2012, le Parlement européen a voté à une majorité écrasante contre la ratification d’un accord considéré encore quelques mois plus tôt comme inévitable. Négocié depuis 2007 par la plupart des grands pays (États-Unis, Japon, Union europérenne…), ACTA (pour Anti-Counterfeiting Trade Agreement) visait, sous couvert de lutte contre la contrefaçon, à augmenter de manière drastique les standards de la « propriété intellectuelle », à renforcer les pouvoirs de ceux qui détiennent ces fameux « droits de propriété intellectuelle », quitte à recourir à des procédures juridiques fortement liberticides. Le champ de l’accord couvrait tous azimuts du textile à l’Internet, en passant par les médicaments. Que s’est-il passé pour qu’ACTA, voulu par beaucoup des puissants de ce monde et ratifié par la plupart des pays, soit finalement rejeté ? Gaëlle Krikorian, en plus d’être membre du comité de rédaction de Vacarme, est chercheuse. Elle termine une thèse de sociologie sur les accords de libre-échange. Longtemps militante au sein d’Act Up-Paris pour l’accès aux médicaments et contre l’accroissement des standards de la propriété intellectuelle, elle est, depuis un an et demi conseillère du groupe Verts au Parlement européen. Nous lui avons demandé de nous faire le récit et l’analyse d’une victoire, fameuse mais loin d’être définitive.

Quand as-tu commencé à entendre parler d’ACTA ?

Si je regarde mon ordinateur, le premier message que je retrouve date d’octobre 2007 et provient d’IP Watch, une organisation basée à Genève qui fait de la veille sur les questions de propriété intellectuelle. IP Watch explique que les États-Unis, l’Union européenne (UE) et quelques autres partenaires ont an-noncé le lancement de négociations pour encourager les pays à adopter des exigences plus élevées concernant la mise en œuvre des règles de propriété intellectuelle. L’argument avancé est la lutte contre la contrefaçon, la piraterie et les soi-disant milliards de dollars volés aux travailleurs, aux artistes et aux entrepreneurs. Il n’y a pas beaucoup plus d’infos que ça, mais on a les mots magiques qui font que dans les réseaux militants, tous ceux qui lisent ce message se disent : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Alerte ! ».

À l’époque, il n’y a pas de texte disponible. Tout ça est secret…

Les négociations d’accords de libre-échange, comme les négociations de traités, sont toujours secrètes. Même si les revendications de transparence portées par les ONG et les militants prennent progressive-ment un certain poids politique, même si le fait qu’elles soient répétées à chaque nouvel accord finit par creuser un sillon et les inscrire malgré eux à l’agenda des responsables politiques, elles n’obtiennent à ce jour pas gain de cause. Les négociateurs tiennent fermement leur ligne selon laquelle le B.A-BA des tractations internationales est de cacher ses cartes.

Dans quel contexte se met en place la mobilisation contre ACTA ?

Pour les activistes et les ONG, il est déjà difficile de passionner les foules en parlant de propriété intellectuelle. C’est encore plus compliqué d’expliquer que la lutte contre la contrefaçon est un prétexte, qu’elle sert de cheval de Troie pour satisfaire un objectif de suprématie économique bien moins légitime. Prenons l’exemple des médicaments : la contrefaçon est un problème important, mais il ne faut pas, pour autant, faire d’amalgame entre médicament contrefait (faux produit de marque, faux emballage) et médicament générique, ou sous-entendre que ces derniers posent des problèmes de qualité. Qu’un produit ne réponde pas aux normes de propriété intellectuelle (est-ce qu’il est couvert par un ou plusieurs brevets ? est-ce que ces brevets sont valides dans le pays concernés ? etc.) ne dit rien de sa qualité. Or, comme l’industrie pharmaceutique le faisait déjà depuis plusieurs années à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), ACTA cultive la confusion et s’appuie sur ce type de raccourci. À partir de 2008, quelques groupes très experts sur ces questions ont essayé de réveiller l’opinion publique et d’attirer l’attention des médias sur ACTA, mais sans succès. Au regard des trois an-nées de négociation, la façon dont l’histoire s’est terminée était à l’époque extrêmement improbable. Nous n’aurions jamais jamais osé rêver un tel scénario.

D’autant qu’au départ, on a un traité qui pose deux énormes problèmes. D’abord il engage de nombreux pays qui n’ont pas forcément de réseaux militants communs. Ensuite, il touche des secteurs très différents (internet, médecine, industrie…). Comment dans ce contexte peut se créer un front commun de lutte à une échelle globale ?

Ces caractéristiques peuvent au contraire être vues comme des avantages. C’est même la beauté d’ACTA : fabriquer un ennemi commun et ainsi amener des gens qui travaillent dans des secteurs très divers à collaborer et à se retrouver sur des revendications simples. Il faut aussi considérer le fait qu’ACTA s’inscrit dans l’histoire plus ancienne des standards de la propriété intellectuelle. ACTA vient après trente ans de stratégie des détenteurs de propriété intellectuelle pour augmenter les exigences en jouant alter-nativement d’un certain nombre d’outils comme les accords de libre-échange, les négociations internationales dans les agences de l’ONU ou le fonctionne-ment de « club ». Jusqu’ici, les États-Unis, qui ont incorporé à leur agenda politique les objectifs de ces acteurs, faisaient ce qu’un chercheur australien, Peter Drahos, appelle le « forum shifting » entre le niveau bilatéral et le multilatéral. Ils travaillaient d’abord en bilatéral pour obtenir, dans le cadre de rapports de pouvoir très déséquilibrés, l’adoption par les pays du Sud de standards élevés de propriété intellectuelle, tirant avantage du fait que ces derniers n’ont généralement pas d’agenda particulier concernant la propriété intellectuelle mais souhaitent en revanche obtenir des facilités d’accès au marché américain au nom desquelles ils sont prêts à accepter des concessions dans d’autres domaines. Lorsqu’un petit groupe a accepté, la discussion est ramenée en multilatéral ; il est alors plus facile d’obtenir une masse critique menant au consensus. Une nouvelle phase de négociation bilatérale permet alors de monter à nouveau la barre, et ainsi de suite.

Cette stratégie nous était très familière. Avant qu’ACTA n’apparaisse, nous étions confrontés à un char d’assaut américain qui multipliait les accords bilatéraux, avec à chaque fois une augmentation des standards de propriété intellectuelle, et on n’arrivait pas à le stopper. On n’arrivait pas à faire entendre nos revendications, on n’arrivait pas à obtenir des pays du Sud qu’ils rejettent les demandes en matière de propriété intellectuelle, et ce malgré des mobilisations locales parfois très fortes. ACTA représente une variante dans la stratégie de l’ennemi — attestant par là même un certain enlisement de cette stratégie. En effet, depuis 2006-2007, les États-Unis rencontrent des difficultés avec leurs accords de libre-échange. Les négociations sont suspendues en Thaïlande et en Malaisie. Au Congrès, où jusque-là la notion de libre-échange faisait l’adhésion des Républicains comme des Démocrates, des voix critiques s’élèvent (notamment au sujet des délocalisations et des pertes d’emplois sur le territoire américain). Pour le mouvement en faveur de la propriété intellectuelle, ACTA est une innovation stratégique qui repose sur l’utilisation de l’argument de la contrefaçon et la logique du « club ». Depuis quelques années déjà, on avait repéré cette manière de faire, notamment dans le domaine de la santé : invoquer la contrefaçon et les problèmes de qualité pour demander le renforcement de la propriété intellectuelle ; jouer avec les chiffres sur les pertes estimées de l’industrie qui sont directe-ment produits par les lobbies et ne renvoient à aucune réalité mais sont malheureusement répétés par les responsables politiques.

Néanmoins, il y a un pendant à l’action collective des détenteurs de droits de propriété intellectuelle : le développement en réaction d’une mobilisation contre la propriété intellectuelle qui a sa propre histoire. Au moment de la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), en 1995, certains membres des délégations des pays du Sud se rendaient compte du problème que posait l’inclusion de la propriété intellectuelle à l’OMC, sans pour autant pouvoir l’éviter (le deal de l’époque était l’acceptation de la propriété intellectuelle en échange de perspectives d’accès aux marchés du Nord pour les produits agricoles, ce qui s’est révélé un marché de dupes). Quelques années plus tard, des mobilisations ont émergé, en particulier dans le contexte de la santé et de la lutte contre le sida. Un mouvement global pour l’accès aux médicaments lie des groupes implantés en France, aux États-Unis, au Brésil, en Thaïlande, au Maroc, en Afrique du Sud, en Inde, etc. Parallèlement, s’est développée une mobilisation contre le contrôle de l’Internet. Ces deux mouvements ont fini par se rencontrer vers 2004 autour de la question de l’accès : accès aux médicaments, à l’Internet, aux bibliothèques, aux textes pour les malvoyants, etc. Sur la question de l’accès, comme revendication fédératrice, s’est opérée une coalescence. Avec une volonté de ne plus être seulement dans une stratégie défensive, mais d’essayer d’avoir un agenda positif. En 2004-2005, les militants de l’Internet ont mené une forte mobilisation au Parlement européen contre les brevets logiciels et l’ont gagnée. Certains au sein du Parle-ment, chez les Verts en particulier, se sont alors fortement impliqués et ont intériorisé cette victoire et ces problématiques. Quand les négociations pour ACTA débutent, ce maillage entre mobilisations sociales est déjà en place. Certaines institutions internationales sont l’objet de l’attention des ONG et des activistes depuis plusieurs années — l’OMC, l’OMS, et aussi l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) avec l’agenda pour le développe-ment. Ceux-ci élaborent d’intéressantes collaborations avec les pays du Sud. Or c’est un phénomène assez nouveau que les pays du Sud travaillent avec les ONG. Petit à petit naît une intelligence commune. Les pays du Sud commencent à voir dans les ONG la possibilité d’un renforcement de leurs ressources dans un contexte de négociation où ils sont en général en infériorité numérique et du point de vue de l’expertise. ACTA arrive dans ce contexte. On ne part donc pas de rien.

Et pourtant, dans l’immédiat, pas grand-chose ne se passe…

La négociation est secrète, c’est dur d’avoir de l’info. On a peu de contacts avec certains pays concernés : Singapour, la Nouvelle-Zélande, le Japon… Les pays du Sud impliqués sont comme par hasard des pays qui ont signé un accord de libre-échange avec les États-Unis récemment et déjà adopté des standards de protection qui dépassent les normes de l’OMC. Le Mexique comme le Maroc sont dans cette situation. Il se passe tout de même des choses intéressantes. En France, Act Up-Paris et la Quadrature du Net [1] commencent à travailler ensemble et à prendre ensemble des rendez-vous dans les ministères concernés - Bercy notamment. Les responsables politiques se retrouvent face à deux acteurs de types différents, qui représentent des intérêts différents, comme on dit dans le monde du lobbying, et qui ont des expertises différentes. Mais ils ont comme point commun d’être des teignes… Pendant un round de négociation à Lu-cerne en Suisse, ils organisent de l’action publique ensemble. Une vidéo est faite par un petit groupe avec des gens des Verts. Si on ajoute à cela Reporters Sans Frontières, un peu d’Oxfam, de Médecins Sans Frontières, un front commun se développe. Cette action peine cependant à trouver de l’écho dans l’espace public. On essaie d’intéresser des journalistes mais sans succès.

Qu’est-ce qu’on vous rétorquait ?

Rien. Les gens répondaient poliment, mais ça ne menait à rien. Le fait est que les messages étaient difficiles à transmettre : on parlait de quelque chose qui était secret, avait lieu loin, sur un sujet pas sexy, ultra juridique et technique, dont on ne savait presque rien. En 2008, il y a eu des fuites sur Wikileaks qui ont donné accès à une première mouture du texte. Mais, c’est comme avec les accords de libre-échange, quand on regarde ce genre de textes, c’est dur d’exposer simplement les problèmes que cela pose. Les gens mobilisés ont néanmoins continué. Un certain nombre des groupes et des militants impliqués sont tenaces et ont l’habitude des combats à la David contre Goliath.

Les groupes ont leurs pratiques, leurs grammaires, ils ont continué à faire ce qu’ils savent faire. Rencontrer régulièrement les gens des ministères, mettre la pression, faire des communiqués, des actions de temps en temps. Parallèlement, les Verts, sensibilisés à ces questions depuis leur lutte contre les brevets logiciels, ont fait tout un travail au Parlement européen, notamment sur la question de l’absence de transparence des négociations ou de la conformité du brouillon de l’accord avec les traités européens. Pour les élus, il était plus difficile que pour les activistes d’être dans un affrontement direct avec les négociateurs de la Commission ou des États membres sur le contenu de l’accord alors que celui-ci n’était pas public et que le Commissaire européen au commerce, De Gucht, jurait à qui voulait l’entendre que l’accord n’aurait aucune répercussion négative pour les citoyens européens. Les Verts ont demandé un recours à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) — notamment pour statuer sur le fait de savoir si la Commission ne débordait pas son mandat en négociant un accord avec des implications sur la justice pénale, celle-ci étant normalement du ressort des États. Tout ce qui concernait la justice, la présomption d’innocence et les modalités de l’action des juges était un des aspects les plus affreux de l’ACTA, avec une remise en cause potentielle de droits fondamentaux au nom de la défense des intérêts des détenteurs de droits. Fin 2010-début 2011, l’argument juridique était pour les parlementaires la seule voie possible pour tenter d’enrayer la ma-chine. Malheureusement, aucun autre groupe n’a suivi et il n’y a pas eu de recours auprès de la CJUE. L’accord a été conclu, signé par la Commission. Fin 2011 on attendait que le dossier soit transmis au Parlement pour ratification. À ce stade-là restait la possibilité de faire échouer la ratification. Les chances étaient minces mais c’était la dernière option.

Au moins, vous disposez alors du texte définitif…

Et un texte un peu amélioré par rapport aux premières moutures dont nous avions eu connaissance. Les mobilisations et les critiques avaient eu un certain impact. Certains se réjouissaient d’avoir obtenu des améliorations et des retraits (par exemple le fait que la mention des brevets soit retirée du texte). Pour les moins optimistes, nous avions un texte encore moins précis qu’avant, dont la mise en application dépendrait d’autant plus des interprétations légales qui en seraient faites, ce qui n’était pas sans risque. Quoiqu’il en soit, les modifications apportées attestent qu’il n’y a pas d’hermétisme total entre les gens qui négocient ce type d’accord et la société civile. Faire exister une critique dans l’espace public est très difficile. Mais elle peut avoir des effets notables. Même si on reste incertain sur la valeur véritable des changements obtenus, le fait est que la mobilisation a mis des grains de sable dans la machine et obligé les négociateurs à certaines contorsions.

Que se passe-t-il à partir du moment où le traité arrive dans les mains du Parlement ? Les lobbies pro-ACTA se mettent-ils en activité au sein du Parlement ?

Je crois qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de lancer une opération de lobbying. À part quelques alliés socialistes pas très déterminés, il n’y avait guère que les Verts ou la Gauche unitaire européenne pour poser des questions sur ACTA et formuler des revendications sur la propriété intellectuelle ; les autres s’inquiètent généralement peu de l’augmentation des standards. Sur ces questions, le contexte est très dogmatique, la critique n’est pas bien vue. L’accord est négocié, la commission dit qu’il n’y a pas de problèmes, les Verts râlent, soit … et alors ?! Et puis, ça a commencé à se lézarder…. Dans un nombre croissant de pays (Pays-Bas, Bulgarie, Allemagne, Roumanie notamment) des parlementaires demandent à leur gouvernement de ne pas signer ou suspendent les processus de ratification du traité au niveau national. Et surtout, il y a eu la Pologne : en janvier 2012, de grosses manifestations, des députés polonais qui portent le masque des Anonymous, le Parlement polo-nais qui refuse la ratification et surtout des députés européens polonais qui, même quand ils sont de droite, ne peuvent plus soutenir le traité.

Justement, quel est le rôle des mobilisations Internet dans cet effritement du front pro-ACTA : les Anonymous, les mouvements suivant la fermeture de Megaupload en janvier 2012, la lutte contre les législations sur la propriété intellectuelle PIPA et SOPA [2] aux États-Unis ?

Il est certain que la fermeture de Megaupload a eu un effet contre-productif pour les promoteurs d’ACTA. PIPA et SOPA, c’est presque en même temps, au mois de janvier, et ça déclenche un gros mouvement aux États-Unis qui conduit le Sénat et le Congrès à enterrer les deux législations : des millions de mails, des pétitions via le site Avaaz, une centaine de milliers de sites qui affichent des bandeaux de protestation ou suspendent leur activité (Wikipédia, Reddit, etc.)…. Tout un arsenal est alors mobilisé et va se tourner contre ACTA. Les Anonymous, c’est une question qui a provoqué des discussions au sein des ONG. Pour certains, les actions des Anonymous ont suscité une forme d’inconfort, voire de rejet vis-à-vis de ce qui était perçu comme des mobilisations de jeunes tenant des propos caricaturaux qui risquaient de porter préjudice à des critiques plus fondées. C’est un débat classique entre les ONG institutionnalisées et mouvements plus spontanés. Mais, objectivement, sans les mobilisations spontanées de citoyens, qu’un peu rapidement tout le monde appelait action des Anonymous - mais de fait c’était ça : des actions d’anonymes-, la victoire n’aurait pas été possible. Il y a eu des protestations un peu partout en Europe, mais c’est surtout la mobilisation massive en Pologne qui a eu un impact énorme sur les responsables politiques du pays. Et puis ça a donné un caractère ubiquitaire à la mobilisation, l’impression pour l’ennemi que les gens étaient mobilisés partout, que le mouvement était incontrôlable. Symboliquement, c’est important. C’est un élément fort de la magie qui permet à une dynamique collective de trouver son efficacité. Les campagnes de courrier électronique organisées par la Quadrature du Net au Parlement Européen ont aussi eu un gros impact. Maintenant, ce qui peut paraître un peu déprimant, c’est que la victoire tient en grande partie au fait que le Parlement a été inondé de mails. Pas de la politique de haute-volée, pas de débat de fond sur les dispositions liberticides d’ACTA ou ce que cela signifie de mettre au service d’industries privées les moyens de contrôle et de sanction de l’État. Pas non plus de recette à retenir pour le long terme : il est probable que les déferlements de mails perdront de leur efficacité dans un futur proche. Mais indéniablement, et pour des rai-sons pratiques, l’invasion des boites mail des députés par des milliers et des milliers de messages électroniques de citoyens a eu un effet politique fort. Paradoxalement, pour des raisons très matérielles : l’assistant d’un parlementaire européen de droite, le soir de la victoire, me décrivait le stress et la charge de travail qu’avaient engendrés tous ces mails anti-ACTA qu’il ne pouvait pas jeter en lot de peur d’en laisser passer un important, dont il fallait se débarrasser un à un et qui réapparaissaient le jour suivant. Un vrai travail d’usure. Il y a aussi eu quelques hackings du Parlement, avec blocage des serveurs. À l’une de ces occasions, l’ensemble du Parlement a reçu un mail des services informatiques disant que l’Internet serait coupé pendant un moment en raison d’une action contre ACTA. Je me suis dit : « Voilà le plus efficace flyer que l’on pouvait imaginer ». Ces interventions un peu mécaniques n’ont généralement pas conduit à de profonds échanges avec les élus. En revanche, la question a envahi l’espace public et est devenue impossible à ignorer pour les députés. Par ailleurs, les députés, qui dans leur très grande majorité veulent être réélus, sont sensibles à l’opinion de leurs électeurs, et puis les élections européennes de 2014 ne sont pas très loin. Quand le vent a commencé à tourner, je me souviens d’avoir rencontré la responsable de la propriété intellectuelle à la Direction générale du marché intérieur : j’ai pris plaisir à lui décrire comment au sein du Parlement, ACTA était devenue une sorte de matière politiquement sale, à laquelle plus personne ne voulait toucher. Et de fait, tout le monde commençait à avoir le sentiment que ce truc devenait un poison, de moins en moins de députés avaient envie de risquer une part de leur capital politique en défendant l’accord. Alors, à mesure que les soutiens d’ACTA se défilaient, on a commencé à faire du comptage. C’était un peu infernal : « Mais attend si on a 30% de tel parti, plus 80% de tel autre… Plus tant de % de socialistes, plus 15% de PPE... on gagne ! »

Et le jour du vote alors ?

On était tous là. Dans le public il y avait des petits jeunes de 18 ans venus faire du lobbying auprès des parlementaires, plein de membres de la Quadrature. On était tendu. Depuis quelques semaines on savait la victoire à portée de main mais, comme toujours dans ces situations, on avait peur d’un coup de théâtre, qu’au dernier moment le Parti Populaire Européen dépose une motion pour bloquer le vote. Au moment de voter, il y a eu un frémissement. La machine à voter du Parlement européen, qui va généralement très vite avec d’innombrables votes qui se succèdent les uns derrière les autres, a fait une pause. Tout le monde a retenu son souffle et s’est concentré à cause de la formulation de la question qui pouvait être ambiguë : il fallait se prononcer sur l’avis du rapporteur, qui lui-même était contre ACTA. Et tout d’un coup les chiffres sont apparus sur l’écran, la victoire était totale : 478 voix contre, 39 pour. Nous n’en revenions presque pas.

Si on en croit ton récit, ce ne sont pas les arguments politiques qui l’ont emporté ?

La bagarre était politique, mais il n’y a pas eu de débats politiques sur les raisons pour lesquelles ACTA dans sa substance était une mauvaise chose. Ceci ex-plique que la veille du vote contre ACTA, le Parle-ment a adopté une directive sur les douanes dans la-quelle on retrouvait une partie des dispositions d’ACTA ! Donc, c’est bien une victoire politique mais pas encore une victoire idéologique. Bien sûr, ça n’est pas sans conséquence sur le conflit idéologique autour de la propriété intellectuelle, parce qu’il s’agit aussi d’une victoire symbolique qui participe à ouvrir des brèches dans les représentations et à discréditer le discours monolithique selon lequel on ne peut pas être critique vis-à-vis de la propriété intellectuelle. Un doute est instillé. En revanche, si ACTA a volé en éclats, nous sommes aussi confrontés à une multitude de ces petits débris coupants qui vont venir se ficher dans d’autres textes, d’autres lois ou accords. Dès lors qu’on a un texte rédigé, qu’un appareillage juridique est prêt, les tentations de le réutiliser sont fortes… C’est tout l’objet de la vigilance des mouvements aujourd’hui : y a-t-il des éclats d’ACTA dans l’accord de libre-échange que l’UE négocie avec le Canada ? Y en aura-t-il dans les accords de libre-échange à venir ? Va-t-on retrouver certaines des dispositions sur l’Internet ? Sur la justice pénale ? Sur les médicaments ?.... Une partie du travail consiste maintenant à courir après ces petits morceaux. Et c’est difficile. On essaie de capitaliser sur la victoire, d’évoquer le « traumatisme » d’ACTA pour rappeler aux parlementaires qu’il y a des chemins qu’ils feraient mieux de ne pas emprunter. Toute cette pression politique, tous ces mails, tous ces SPAM servent de menace. Le jeu politique n’est que ça : insinuer des menaces, faire semblant, faire croire… Mais le travail ne consiste pas simplement à repousser des dispositifs comme ACTA, il faut intervenir sur les mentalités pour changer la perception que les gens ont des choses, il faut se battre sur le terrain idéologique, c’est-à-dire déconstruire l’appareil de l’ennemi. Faire comprendre que la propriété intellectuelle ne relève pas du droit naturel, que c’est une notion construite par des intérêts qui ont développé des outils et des pratiques collectives d’ailleurs fort similaires à celles des mouvements sociaux… Elle n’est qu’un outil juridique dont la finalité est d’être au service d’un objectif social : permettre l’innovation et la création. Mais il existe d’autres outils pour cela, peut-être plus efficaces et ayant moins d’effets secondaires regrettables. On peut penser les choses autrement. D’où la nécessité pour les mouvements de développer un agenda positif qui s’appuie sur les communs [3] et d’autres outils juridiques et financiers permettant de favoriser la création, qui prend le partage comme valeur forte et s’inspire des méthodes de travail coopératif permises par les nouvelles technologies, etc. La victoire contre ACTA n’est qu’une étape, mais avec les rejets de SOPA et PIPA, elle marque sans doute le fait qu’une partie des citoyens en Europe comme aux États-Unis est décidée à ne plus accepter passivement la rhétorique et les exigences des détenteurs de droits de propriété intellectuelle. L’alternative entre obéissance et piraterie a fait long feu. Les responsables politiques devraient en prendre acte, ne pas se contenter d’abandonner de mauvaises législations lorsqu’il de-vient impossible de les passer en force, mais remettre l’intérêt public au centre de leurs arbitrages.

Notes

[1. La Quadrature du Net est selon ses propres dires « une organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet ». Organisation citoyenne internationale animée par des bénévoles et financée par des dons et des ONG, elle « promeut une adaptation de la législation française et européenne qui soit fidèle aux valeurs qui ont présidé au développement d’Internet, notamment la libre circulation de la connaissance. » « Elle intervient notamment dans les débats concernant la liberté d’expression, le droit d’auteur, la régulation du secteur des télécommunications ou encore le respect de la vie privée. Elle fournit aux citoyens intéressés des outils leur permettant de mieux comprendre les processus législatifs afin d’intervenir efficacement dans le débat public » et participe à la promotion des logiciels libres.

[2En octobre 2011, le Stop Online Piracy Act est présenté à la Chambre des représentants américaine. Dit SOPA, ce projet de loi entend comme son nom l’indique lutter contre le piratage de la propriété intellectuelle via internet en identifiant une liste noire de sites ou encore en imposant aux fournisseurs d’accès le blocage de l’accès aux sites incriminés. La loi PIPA, Protect IP Act, est présentée quasi-simultanément au Sénat (mai 2011). Le 18 janvier 2012, une alliance du monde libre (Wikipedia, Mozilla) et moins libre (Google, Ebay) marque son op-position aux deux projets de loi. Les deux projets sont suspendus au Congrès, quelques jours à peine avant le vote d’ACTA au Parlement européen. En suédois, “sopa pipa” signifie “tuyau de balayage”. Il est des coïncidences linguistiques éloquentes.

[3Les biens communs ou communs désignent des ressources matérielles (l’eau, l’atmosphère, la forêt, etc.) mais aussi immatérielles (le savoir, la connaissance, la langue, l’Internet) gouvernées collectivement par des individus dans l’intérêt général.