Vacarme 62 / Cahier

À l’hôtel des Africains

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Des milliers de travailleurs migrants sont arrivés ces derniers mois en Europe après avoir fui les guerres de Libye et du Mali. Certains se retrouvent coincés à Naples, en Italie, où en attendant un hypothétique permis de séjour ils sont logés dans des hôtels cossus de la ville. Ils s’organisent, rencontrent des militants associatifs et des avocats et travaillent au noir, souvent au bénéfice de la mafia. Ils voudraient sortir de la clandestinité pour poursuivre leur route, mais rares sont ceux qui parviennent à être reconnus comme réfugiés.

Un soir de septembre 2012, un concert piazza Bellini, dans le cœur historique de Naples. Des Italiens, mais pas seulement. Des Maliens, des Tchadiens, des Burkinabés, des Soudanais, avec lesquels on ne se mélange guère. Ces hommes trentenaires ont en commun d’être arrivés en même temps, il y a un an et demi, et de vivre sur la piazza Garibaldi, la place de la gare centrale. « Cela fait quatre ans que je n’ai pas vu la terre malienne » dit l’un d’entre deux en agitant ses mains dans le vide, comme s’il la touchait.

Deux jours plus tard, un vendeur ambulant propose en vain de petits parapluies colorés à un groupe de retraités français sortant de l’hôtel Cavour, place Garibaldi. Au pied de la statue du grand homme, c’est l’agitation d’un jour ordinaire. À quelques mètres de l’établissement trois étoiles, un autre du même genre, l’hôtel Rebecchino ; plus loin, l’hôtel San Angelo, l’hôtel Cristal… mais ces hôtels-là ne sont pas des hôtels comme les autres. Ici, les touristes croisent des Africains, seuls ou par petits groupes, dans le hall d’accueil et devant l’entrée. Les mêmes hommes qui vivent dans les hôtels vendent des pro-duits de contrefaçon étalés sur le trottoir.« Sur le troisième étage, ce sont des gens comme moi, des Africains » dit Youssouf (comme tous les autres, il n’a pas voulu que son nom apparaisse). Que des Africains, entre Africains. Que des hommes, entre hommes. Et pourtant, des populations très différentes. Une bonne part de l’Afrique subsaharienne se croise ici, sans compter les différentes ethnies de chaque État, ce qui a provoqué des conflits dans certains établissements. Des journaux trempés jonchent le sol du couloir ; c’est le moyen qu’on a trouvé pour lutter contre les fuites des climatiseurs. Sa chambre, Youssouf la partage avec un autre Malien, un Peul qui ne parle ni le bambara ni le français. « Entre nous, on cause. Sinon, c’est manger, dormir, c’est tout… »

Deux lits, une table sur laquelle trône la télévision branchée en permanence sur France 24. Dans les draps défaits, un petit ordinateur portable grâce au-quel Youssouf discute avec une femme qu’il n’a jamais vue ailleurs que sur Skype. Quelques pots rem-plis de fleurs en plastique. Dans les placards, des vêtements neufs. Sur les murs, d’anciennes images de la vie napolitaine. Le luxe et le kitsch ambiants contrastent avec le dénuement des locataires qui semblent être arrivés ici sans rien. Et de fait rien ne leur appartient vraiment : leurs affaires leur ont été offertes. Pas d’objets personnels, que de l’utilitaire.

D’une chemise où il range tous ses documents, Youssouf tire les deux permis de séjour qu’il a obtenus depuis son arrivée, puis désigne du doigt le lieu et la date de son entrée sur le territoire italien : Lampedusa, 19 mai 2011.
Assis sur son lit, il raconte comment il en est arrivé là. À cause d’une affaire de voisinage, son père a dû quitter le Mali pour la Côte d’Ivoire. Youssouf l’a suivi et a été employé dans une société de cacao. Tout se passait bien, jusqu’à la guerre civile et aux violences exercées à sa suite à l’encontre des musulmans et des étrangers. En 2008, la maison que la famille habitait a été saccagée. Alors que Youssouf travaillait, son père est mort d’une blessure à la jambe. « C’est bizarre, hein » conclut-il, et le silence tombe dans la petite pièce. Il a fui au Burkina Faso voisin, où sa mère se trouve toujours. Ensuite il a gagné le Liberia, où il travaillait comme manœuvre ; et puis ce fut la Libye.

Comme beaucoup de jeunes hommes originaires du Sahel, Youssouf a été attiré par les opportunités de travail que proposait la Libye de Kadhafi. À cet étage, il n’est pas le seul à regretter le colonel dé-chu : « On était 430 Africains dans la société de construction où je travaillais. On avait du travail, on gagnait bien ». Il montre fièrement ses mains aux lignes creusées. Pourtant, Youssouf a d’abord fait partie des nombreux Maliens enfermés à la prison de Ghat, une oasis située près de la frontière algérienne. « Je n’avais rien fait. Là-bas on prenait les Africains et on les enfermait » dit-il en mimant des menottes avec ses mains. Il est tombé malade pendant sa détention, puis a pu monter dans une voiture pour Tripoli. La guerre de 2011 a mis fin à son séjour. « On était paniqués par les bombardements. Des Africains sont morts comme ça quand le fils de Kadhafi a été tué ». Youssouf n’est pas le seul non plus à penser que les malheurs des Maliens sont dus à l’intervention de l’OTAN, qui a poussé Kadhafi à les expulser vers l’Europe. « Tout ça c’est à cause de Sarkozy et Obama… » lâche Samba. « Les Occidentaux voulaient du pétrole, ils ont obtenu des immigrés ! » rigole un autre. « Sans la guerre en Libye, moi je m’en fous de venir en Europe, j’étais bien en Libye… » Dans une autre chambre, quelques hommes mangent un plat de haricots et préparent du thé. On parle de la guerre au Mali. Si la guerre en Libye les a amenés là, le nouveau conflit les empêche de rentrer chez eux. Sur son ordinateur, Yous-souf montre des images des violences perpétrées par les troupes islamistes d’Ansar Dine dans le nord du Mali : il a collecté et enregistré des photos de lapidations, de blessures, de villages brûlés. Ce qu’ils attendent, c’est l’asile politique. Rentrer un jour au pays ? « D’abord la paix, après on verra ». Les dernières nouvelles ne sont pas bonnes : les militaires ne veulent toujours pas de l’intervention de la CDAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest). « Les armes d’Ansar Dine sont les armes de la guerre en Libye. Les Occidentaux savaient que la guerre allait tout bousculer dans la région » résume Samba.

Ces hommes se sont connus entre Tripoli et Lampedusa, l’une des portes d’entrée de l’Europe. Les souvenirs de Youssouf sont précis, et il les livre à nouveau comme s’ils n’avaient rien de terrible. Cela se passait « sur une pirogue » dit-il. Sûrement l’un de ces nombreux bateaux de pêche qui traversent la Méditerranée remplis de clandestins. Il se souvient qu’ils étaient 207 à bord, répartis sur deux étages, debout ou à genoux, avec une bouteille de lait pour repas ; les autorités libyennes leur avaient don-né une petite pompe, sachant que l’embarcation risquait de couler. Arrivé au large de l’Italie après quatre jours de mer, le bateau s’est fait arrêter par les garde-côtes. On était en mai 2011. En plein « Printemps arabe ». Deux mois auparavant, le chef du gouvernement de l’époque, Silvio Berlusconi, se rendait à Lampedusa pour rassurer non pas les migrants mais les habitants de l’île, annonçant l’évacuation de tous les immigrés d’ici soixante-douze heures. De Lampedusa, ils sont montés « dans un grand bateau », puis l’histoire des hôtels de Naples a commencé.

« C’est une histoire incroyable » confie Yasmine Accardo, membre de l’association Garibaldi 101, qui enseigne gratuitement l’italien aux étrangers. En plein mois de juillet et avec sept autres bénévoles, cette jeune vétérinaire a dû improviser des cours pour plus de 800 nouveaux venus, arrivant majoritairement de Libye. « Avec le cours d’italien, on a compris ce qui se passait dans les hôtels. Dans les classes, les garçons ont commencé à parler. » À leur arrivée, les autorités italiennes auraient dû passer la main aux associations expérimentées. Au lieu de cela, ce sont ces hôtels du centre-ville et de la périphérie qui ont été chargés de tout par les contrats signés avec la Protection civile : non seulement du logement et des repas, mais aussi l’assistance sanitaire, l’aide psychologique, « et même la coupe des cheveux ! ». Avant la guerre de Libye, la prise en charge des réfugiés revenait au système national Sprar (Système pour la protection des demandeurs d’asile et des réfugiés). En pleine crise, le gouvernement italien a délégué cette gestion à chaque région ; la région de Campanie a choisi ces établissements privés comme centres d’accueil. Pendant des mois, « les garçons » sont restés seuls, cachés dans les chambres, sans aide ni contrôle. Pourtant, ce n’est pas l’argent qui manquait. Chaque jour, une cinquantaine d’euros par personne sont versés par les autorités aux hôtels. Certes ces centaines d’hommes ont un toit ; mais c’est là une bonne affaire pour les patrons d’hôtels, qui n’ont pas toujours le souci de leurs locataires.

Dans une ville où le laisser-aller et le laisser-faire sont devenus la règle générale pour les immigrés, tout semble reposer sur le travail des bénévoles et des avocats. « La société civile en Italie est tombée à terre. Il y a des Italiens qui luttent, mais ils sont peu ». C’est l’un des locataires qui le dit. Les Italiens qui luttent, les avocats Christian Valle et Gilda Violato en font partie. Une petite foule occupe la salle d’attente de leur cabinet. Guinéens, Nigériens, Burkinabés, Ma-liens sortent du bureau avec une mine heureuse ou dépitée. Le problème, c’est que beaucoup n’ont même pas les papiers prouvant leur nationalité d’origine. Tous ceux passés par la Libye avant la guerre sont dans ce cas. La seule possibilité, pour la plupart, est un permis de séjour dont la durée varie selon les cas, délivré par l’une des dix commissions administratives italiennes. Chacune écoute l’histoire des demandeurs d’asile au cours d’un interrogatoire. Et pour la région de Naples, tout se passe à Caserte, dont la commission est connue pour ses avis négatifs.
Certaines histoires sont là pour convaincre qu’il vaut parfois mieux ne pas dire toute la vérité. Malé vient de la région de Koulikoro, au nord de Bamako. À 26 ans, sans papiers maliens, il n’a passé que trois ans sur les bancs de l’école. Il a quitté son pays parce qu’il est homosexuel. Après un an de prison, il est allé en Algérie, puis en Libye. Puis à Lampedusa, en juin 2011. Transféré à Caserte, il a raconté son his-toire à la commission en février 2012. Au mois de mai, la préfecture lui a appris que cette histoire n’avait pas paru crédible, voilà tout. Entre-temps, la guerre s’est durablement installée au Mali. Mais pour la commission, Malé peut retourner chez lui. En attendant, il est nourri et logé dans l’un des hôtels de Caserte, que l’État continue de payer au nom de « l’urgence Nord-Africa ».

En dix ans, la situation est devenue dramatique, expliquent Christian Valle et Gilda Violato. Depuis l’instauration du délit de clandestinité en 2009, les réfugiés ne peuvent même plus les accompagner devant le juge. Leur travail d’avocat est rendu de plus en plus compliqué par les variations des lois migratoires, et ils doivent faire avec l’impatience de leurs clients. Il faut attendre pour le passage devant la commission ; si la réponse est négative, comme c’est souvent le cas, il faudra attendre encore pour un permis de séjour, rarement obtenu. D’ici là, on reste à l’hôtel et rien ne se passe. À moins qu’on trouve un travail. « S’ils n’ont pas de travail, ils font des bêtises, continue Yasmine Accardo. Et les bêtises, c’est souvent tomber dans les mains de la Camorra ». Elle, a toujours du travail à donner. Les jobs non déclarés, les immigrés les prennent, faute de mieux. L’un charge des sacs de marchandises sur des containers en partance pour l’Afrique ; l’autre vend des mouchoirs dans la rue. Sans-papiers et donc sans protections, les immigrés sont des cibles de choix pour la puissante mafia napolitaine, qui trouve en eux des bras payés un demi-salaire, voire moins. Au bout du chemin, il y a parfois la drogue, la prostitution et les règlements de comptes. Le 18 septembre, on commémorait la tuerie de Castel Volturno, dans la région de Caserte, fief de la Camorra : il y a quatre ans, six Africains y avaient été tués par balles. Pour Yasmine Accardo, « c’est nous, les Napolitains, qui permettons de les envoyer dans les bras de la mafia. Les institutions qui devraient nous protéger ne nous protègent pas. On doit aider les immigrés, mais pas seulement pour les immigrés, pour notre ville aussi ». Mais pour Youssouf, « les blancs ne connaissent pas Naples », car à la corruption s’ajoutent les gestes du racisme quotidien dans la ville.

Ce qui a changé depuis un an et demi ? Quelques médiateurs culturels travaillent dans certains hôtels ; la question sanitaire a été globalement réglée ; les cours de langue continuent. Mais à côté de cela, les réfugiés ne savent pas de quoi sera fait leur lendemain, et les contrats avec les hôtels arrivent à échéance en janvier, ce qui les poussera dans la rue. La plupart d’entre eux n’auront pas « la positive », parce que leur pays d’origine n’est pas en guerre, ou pas assez. En plus de cela, leur situation juridique perdure ou empire. Beaucoup aimeraient obtenir le statut de réfugiés politiques comme les Maliens. Alors, devant le juge, ils inventent parfois des histoires, créent des vies qu’ils n’ont pas eues. Mais selon Gilda Violato, « ils ne savaient pas dans quel système ils entraient en arrivant ». Confinés dans l’attente, ignorés par le gouvernement, recrutés par la mafia, méprisés par la population, les Africains de la place Garibaldi sont pleins de fatigue et de peur. Et après une grande manifestation à Rome en janvier et plusieurs rencontres avec les autorités qui n’ont abouti à rien, ils dépriment seuls dans leur chambre. « Leur dernière révolte, c’était pour obtenir de la crème pâtissière, dit Yasmine. Au début, ils se battaient pour l’assistance sanitaire par exemple ».

Ce soir-là à l’hôtel Cavour, la salle chic du premier étage, éclairée par des lustres, est le lieu d’une assemblée générale improvisée. Dans l’escalier pas-sent des touristes interloqués, qui ne semblent pas vouloir en savoir plus. Autour d’un plat de riz, quelques meneurs parlent de plus en plus fort, dans un mélange d’anglais, de français et d’arabe. La veille, les réfugiés ont reçu un document annonçant le prolongement de leur séjour dans les chambres. Et une nouvelle fois, la rumeur court qu’ailleurs en Italie, des étrangers ont obtenu des papiers. Ils veulent organiser quelque chose, sans savoir quoi ni comment. Si rien n’est obtenu d’ici quelques jours, Youssouf, Samba et les autres camperont devant les hôtels, sous le regard du fondateur de la nation.

Post-scriptum

Pierre Benetti étudie la littérature. Il a écrit ce reportage en septembre 2012 à Naples, à l’occasion d’une année qu’il consacre à voyager et écrire.