Essayons de faire de la critique une hygiène, une médecine, un art de vivre. Essayons d’admettre que lire une bonne critique, c’est apprendre à mieux vivre dans les dimensions les plus quotidiennes de la vie. Quelles critiques nous permettent de mieux ai-mer et de mieux voir, de mieux danser, de mieux être en colère, de mieux affirmer notre mauvais goût ? Lesquelles au contraire nous rendent plus méchants, plus froids, plus assis, plus solitaires, sans amis et sans énergie ?

Nous sommes tous des critiques. Nous faisons tous de la critique. Tous les jours. Le matin, on se lève, on regarde le ciel et on fait de la critique. Le soir, on se couche, on rêve et on fait de la critique. On critique en rêvant. On rêve en critiquant. Beaucoup. Partout. Et même un peu trop.

Mais aussi pas assez.

Le problème est là : trop de critique, ça donne un sentiment de pas assez, et même parfois, de plus du tout.

Mais pas question de déplorer la massification de la critique — dans les blogs, sur les sites spécialisés ou pas — ni de regretter la grande époque des hautes autorités critiques. Réjouissons-nous plutôt d’en avoir fini avec le temps où seules des voix accréditées pouvaient se faire entendre, où la valeur d’une critique se mesurait à la place de son énonciateur dans l’ordre du discours, aux autorisations sociales, culturelles, symboliques dont celui-ci pouvait se prévaloir, ce qui conduisait souvent la critique elle-même à s’incliner très bas devant les valeurs instituées et à en confirmer le privilège : journaux de référence, critique de déférence.
Qu’il n’y ait plus, aujourd’hui, de hiérarchie dans l’activité consistant à émettre un avis ; que des faiseurs de rois en soient parfois réduits à s’autocaricaturer de peur de se voir débordés par une opinion profane est une bonne nouvelle, pour peu qu’on aime l’égalité.
Mais une bonne nouvelle qui annonce quoi précisément ?

Avant tout, une nouvelle unité de la pluralité.

Parce que la critique est un monde radicalement un et radicalement pluriel, un monde dont toute l’unité vient de sa pluralité. C’est sûr. Il n’y a pas une critique littéraire, une critique cinématographique, une critique politique, une critique sociologique, etc. Il n’y a pas une critique journalistique et une critique théorique. Il y a la critique. Il y a le monde critique où chacun ne cesse de se travestir : le théoricien en journaliste, le journaliste en philosophe, l’ésotérique en exotérique, et inversement, le sujet en objet, l’autorité en compagnon, le critique de cinéma en critique de tennis, le critique de rugby en critique gastronomique (allez voir le site boucherie-ovalie qui est au rugby ce que fabula est à la littérature). La critique est cette alchimie très curieuse qui réalise la transsubstantiation invraisemblable de ses lectures en écritures, de ses visions en discours, de sa méchanceté en générosité, de ses amours emportées en lucidité, de son indignation individuelle en appartenance de groupe.

Évidemment, une telle unité dans la pluralité a un coût. Oui, tout le monde aujourd’hui peut ouvrir un blog et discuter tout seul d’une œuvre qu’il a aimée ou qu’il a détestée. La multiplication des niches, la prolifération des petites chapelles où toutes les for-mes d’ouverture au monde et à l’autre que promet le premier geste critique peuvent se métamorphoser en signes de distinction et en positionnement dans son petit champ.

Prenons acte que ce ne sont plus les critiques qui formalisent les objets mais la multiplicité des objets qui nous redonnent le goût de la critique, le goût de l’invention des formes, le désir de changer la donne, de rebattre les cartes, ou du moins d’essayer.

Oui, essayons de revenir à la fonction élémentaire du geste critique : c’est-à-dire partager, recréer les conditions d’échange autour des œuvres, par-delà le jugement lapidaire du j’aime/j’aime pas.

Essayons d’assumer les conditions de ce partage : égale dignité des voix, égale dignité des objets, égale dignité des perspectives.

Essayons de faire de la critique une hygiène, une médecine, un art de vivre. Essayons d’admettre que lire une bonne critique, c’est apprendre à mieux vivre dans les dimensions les plus quotidiennes de la vie. Quelles critiques nous permettent de mieux ai-mer et de mieux voir, de mieux danser, de mieux être en colère, de mieux affirmer notre mauvais goût ? Lesquelles au contraire nous rendent plus méchants, plus froids, plus assis, plus solitaires, sans amis et sans énergie ? Les romantiques allemands en un sens disaient déjà cela : « la critique est l’unique substitut d’une mathématique et d’une science morale de la convenance, vainement cherchées par tant de philosophes et l’une comme l’autre impossibles ». La critique est cet art de convenir avec soi-même, les autres et le monde. Cet art ne peut jamais être donné d’avance. Il est à réinventer pour chaque objet et chaque situation.

Formulons des hypothèses pour une critique qui existe déjà par fragments, de ça de là, et que nous aimerions en tous cas écrire et lire absolument. Le renouvellement de la critique tient souvent à des jeux de permutation (emprunter les formes de la cri-tique de film pour parler de tennis), de déplacement (questionner la petite enfance des rockers plutôt que leur adolescence), d’élection d’objets (rédiger chaque semaine la critique d’une audience d’un tribunal correctionnel), de temps (écrire sur la façon dont un spectacle vit et se transforme dans le souvenir qu’il a laissé), de lieux (passer du journal papier au site électronique), de circuits encore déserts sur le chemin qui va des œuvres aux œuvres, des biens culturels à leurs consommateurs, des créations à leurs auteurs. Le jeu est ouvert.

Essayons

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Essayons d’entendre ce qui n’est pas manqué dans ce qui est manqué. Chaque œuvre est un coup. Quand le coup est perdu, il reste un désir. Ce désir ouvre sur un monde qui n’est pas mais qui nourrit une quête formelle, elle, incessante. De très mauvais films ont des instants de grâce. De très mauvais livres ont des pages qui les dépassent.

2

Publions des critiques de ce qui n’existe pas — tel film, telle exposition, tel discours politique, telle forme narrative, telle théorie économique — en comptant sur la capacité de la fiction à rendre possible ce qui ne l’est pas encore.

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Efforçons-nous sans retenue d’énoncer ce qu’une œuvre visuelle nous fait dire. Tentons-le chaque jour, car faire ponctuellement la critique d’une œuvre et ne plus l’interroger, c’est inscrire cette œuvre dans la ronde des marchandises. Il ne serait pas nécessaire d’élaborer un lourd protocole, mais juste une disponibilité, un vivre avec, une entrevue rapide ou un long séjour en face à face. Certains jours, cela pourrait être deux trois mots dans un style télégraphique, d’autres une réminiscence qui se déploie plus longuement. Ou encore : comment cette œuvre soudain se précipite dans le roman qu’on est en train de lire, se confond avec un film, se débat avec nos difficultés financières, entre en conflit avec les personnes de notre entourage, s’endort à nos côtés ou n’en finit plus de nous laisser à la solitude ressentie de vivre trop avec. Chaque jour, laissons-la énoncer une critique de notre vie quotidienne : entrevue par un petit matin gris lors-que nous vaquons à nos obligations habituelles ou subrepticement lorsque nous glissons dans le couloir pour aller pisser, ce dont elle nous entretiendra fera résonner des échos, des souvenirs, des rencontres, des temporalités différentes. Surgira peut-être alors la simple question : comment vivre avec une œuvre ? ou peut-on faire une critique d’une œuvre avec laquelle on ne vivrait pas ? ou encore : pourquoi y a-t-il tant d’œuvres d’art qui refusent de vivre avec nous ?

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Rédigeons, en empruntant ses outils à la critique d’art, des critiques de manifestations politiques auxquelles nous aurions participé. Que disons-nous, au juste, quand nous parlons d’une « belle manif » ou d’un « rassemblement raté » ? N’y a-t-il pas là l’intuition, trop peu explorée, que leur efficacité doit notamment à leur qualité chorégraphique (quels corps, plus ou moins divers et plus ou moins nombreux, s’agencent de quelles manières et selon quels rythmes ?), musicale (quel vacarme, quelles consonances, quel silence ?), poétique (quels slogans, quels mots d’ordre ?), symbolique (quel parcours ?), etc. Déplier ces questions dans des comptes rendus critiques, ce pourrait être aussi exprimer la lassitude éprouvée à voir ressortir, de manif en manif, le même attirail, les mêmes ballons, les mêmes chars, les mêmes rengaines (XXX, t’es foutu, les ZZ sont dans la rue) scandées sur les mêmes avenues, et esquisser la possibilité d’inventer d’autres formes de rassemblements.

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Renouons avec une critique négative consistante, à contre-courant des notules spi-rituelles et assassines qui l’ont remplacée dans les médias grand public. Car la raréfaction d’une violence critique étayée trahit une difficulté à proposer des valeurs — éthiques, esthétiques, politiques — à l’aune desquelles envisager les œuvres. Peut-être le mot d’ordre de Godard (« Les travellings sont affaire de morale ») a-t-il tourné au dogme ; reste que l’article de Rivette qui s’en est réclamé pour dire l’abjection d’un plan sur un cadavre dans le Kapo de Pontecorvo a longtemps servi de balise pour rappeler qu’un choix formel est indissociable d’une position éthique. 1/ Une œuvre est toujours la proposition d’une manière d’habiter le monde et appelle à ce titre une réponse, fût-elle véhémente. 2/ Aimer certaines œuvres ne va pas sans en exécrer d’autres.

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Imaginons la critique comme un corps à corps incontournable, une lutte avec d’un côté l’auteur de l’objet critiqué qui ne se retrouve jamais dans ce qui est dit, et d’un autre côté le lecteur ou le spectateur à qui la critique en dit toujours trop ou pas assez. Tâchons de nous représenter cette confrontation qui permettrait (en rêve !), de vérifier la vérité et l’impact d’un énoncé. Elle existe dans au moins deux séquences de films, et se finit chaque fois très mal pour le critique. Première séquence dans Annie Hall : Woody Allen est dans une file d’attente de cinéma et il entend derrière lui un homme qui pontifie. Ce sont d’abord des énormités sur Fellini : « il manque de cohérence. On a l’impression qu’il ne sait pas vraiment ce qu’il a en-vie de dire… ». Ensuite sur Beckett : « j’admire sa technique, mais ça ne me prend pas vraiment aux tripes ». Et pour finir, l’homme parle de Marshall Mac Luhan. Excédé, Woody se retourne et exprime son désaccord total avec les positions de son voisin. Et pour appuyer ses propos, il convoque (ou invoque) Mac Luhan, qui apparaît en personne, s’avance vers la caméra et dit à l’homme : « j’ai entendu ce que vous avez dit. Vous ne connaissez rien à mon œuvre ». Jubilation totale. Deuxième séquence, Journal Intime. Après avoir lu une excellente critique de Henry, Portrait of a serial killer de John Mac Naughton, Nanni Moretti va voir le film. Il en sort enragé et accablé tout à la fois par la violence du film et par le mensonge de la critique qu’il a lue. Il fonce chez le critique et se met à l’insulter, et à le torturer par la parole. Le critique finit par pleurer de honte. Deux règlements de compte au nom de la vérité qui disent combien, dans l’exercice de la critique, il faudrait tendre un arc invisible entres ces deux pôles : l’auteur qui ne prend jamais la parole à cet endroit, et le lecteur ou le spectateur qui ne répondra jamais.

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Essayons une critique mimétique des œuvres. Parce que quand on parle d’un livre qu’on a aimé, on est souvent tenté d’en imiter le style (à moins qu’on ne puisse pas faire autrement : comment parler de Blanchot sans faire du Blanchot... ce qui peut donner d’assez mauvais textes d’ailleurs), et que lorsqu’on pastiche un texte, on en comprend les rouages les plus délicats (l’horizon limite étant le Pierre Ménard de Borges qui réécrit Don Quichotte mot à mot). Parce qu’on pense de manière incarnée : notre corps de lecteur réagit, on peut même se sentir physiquement tiraillé, comprimé par le mouvement d’une pensée ; et inversement, lorsqu’on lit un roman, on a toujours une idée précise de ce à quoi ressemblent les personnages — en général on trouve l’adaptation cinématographique complètement à côté. Parce qu’il est divertissant de faire le clown dans les lieux dévolus à l’art, où l’expérience de spectateur est souvent phagocytée par l’esprit de sérieux. Il faut donc tenter une critique mimétique. Prendre la posture de la dame dans sa coquille en regardant la Naissance de Vénus de Botticelli, pour découvrir qu’on ne tient pas debout — c’est normal, il y a du vent. Prendre modèle sur Louis de Funès, l’inventeur de la critique musicale par la mimique, qui dirige la Damnation de Faust de Berlioz au début de la Grande Vadrouille : car jouer de l’air guitar ce n’est pas seulement se prendre pour une rock-star, c’est aussi rendre compte d’un style.

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Expérimentons des formes de critique idiote, qui radicaliseraient l’idée que tout compte rendu d’une œuvre procède, avant toute autre chose, d’un travail de description, voire de traduction. Reprenons par exemple l’invitation d’un éditeur australien à produire des tweetches — mot-valise composé de tweet et de pitch —, soit des résumés d’une œuvre narrative (ou non) en dix mots. Ainsi des deux tweeches suivants de Madame Bovary, où l’on peut voir s’esquisser la possibilité d’un débat critique entre deux lectures du roman de Flaubert :
« gets married, gets bored, gets laid, gets broke, gets arsenic » (Ce qui donnerait en français, et en un peu plus de dix mots, quelque chose comme se ma-rie, s’ennuie, s’envoie en l’air, se fout en l’air à l’arsenic). Ou : « Gourde normande rêve, s’entête, s’endette... Jupon s’envole ! »

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Tentons de lire La Chartreuse de Parme comme si elle n’avait jamais été lue (on dit La Chartreuse de Parme, mais on pourrait aussi bien dire Les Misérables ou La Princesse de Clèves). Lire La Chartreuse, donc, sans avoir pour a priori que c’est un chef d’œuvre de la littérature ; et la critiquer comme s’il n’y avait pas des milliers de discours déjà produits, comme si le fait de commencer par « c’est pas extraordinaire La Chartreuse » n’invalidait pas d’emblée tout ce qui pourrait suivre. Tâchons donc de lire La Chartreuse comme l’aurait fait un copain à qui Stendhal aurait filé son manuscrit pour avoir un avis : de se mettre à la hauteur de son émergence, c’est-à-dire en deçà du destin du livre. Essayons d’y voir ce qui marche et ne marche pas, là où Stendhal exagère un peu, là où les ellipses ressortissent à la paresse, là où il se répand, là où il excelle. Essayons une critique qui aurait sur les « grandes œuvres » le regard d’Usbek. Plus l’œuvre fait l’unanimité, plus ce regard est risqué, donc intéressant.

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Essayons—nous à « ne pas aimer » avec rigueur, puis à « aimer » avec rigueur, en exigeant de soi d’être de parfaitement bonne foi, ou, aussi bien, de parfaitement mauvaise foi les deux fois.

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Proposons, aux œuvres dont nous parlons (et même si Pierre Bayard l’a déjà fait), des pistes pour les amender ou les retaper. Retrouvons le geste de ces époques insolentes où les œuvres d’art n’étaient pas encore investies de sacra-lité. Indiquons des refontes de casting, esquissons des dénouements alternatifs, bataillons contre la suradjectivation, supprimons des scènes excédentaires, dégraissons, étoffons… Parions que pénétrer ainsi dans la machinerie des œuvres est une manière exigeante de les comprendre, de les aimer et de les rendre désirables. Et prenons ainsi le risque d’afficher clairement, et positivement, l’esthétique normative à l’horizon duquel se déploient la plupart des jugements critiques.

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Élaborons une critique du tueur à gages, non pas celui qu’on rencontre dans les romans policiers, ni même dans quelques villages corses, mais celui qui œuvre anonymement pour certains artistes plasticiens : « Je suis un tueur à gages », dit un assistant de Ai Weiwei [Ai Weiwei : Never Sorry, film d’Alison Klayman, 2011]. Si, bien évidemment, on tentera de cerner la mission, le type d’arme employée, la stratégie ou les gages à payer, il sera plus difficile de décrire le tueur, d’établir sa psychologie et peut-être même le processus qu’il met en œuvre pour simultanément accomplir son crime et se rendre invisible et silencieux. Qu’il s’agisse des paysans chinois qui élevaient les cochons tatoués par Wim Delvoye, des petites mains indiennes qui forgent ses camions cathédrales, des invisibles qui ont peint et peignent rond après rond les trois cent spot paintings de Damien Hirst, ou encore de tous les anonymes qui façonnent les œuvres et la célébrité de leurs patrons, on souhaiterait savoir comment ils parlent, se par-lent, de ces « machins » avec lesquels nous explorons le monde. S’agit-il de tuer la réalité ou seule-ment d’encaisser des gages ? Quels sont les mots qu’ils murmurent, les chansons qu’ils entonnent, les gestes qu’ils déploient quand ils « visent » une œuvre ? Est-ce eux, et non plus les artistes, qui souffrent en silence des affres de la création ? Qui dissimulent des intentions ? Et réussir ou rater une œuvre, comment savoir ? Rater sans doute pour y prendre plus de plaisir, laisser une trace infime, s’endormir le soir en rêvant d’usurper la place de l’artiste.

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Proposons de jouer à Assassin’s Creed pour retrouver les plaisirs de la déambulation cartographique. Le signe qu’un jeu est bon est qu’on doit y jouer avec une carte à côté, confiait récemment à la revue L’Impossible le philosophe des jeux vidéo Mathieu Triclot. Essayons d’aborder les jeux vidéo non plus seulement en termes de gameplay, mais via tous leurs à-côtés. Il ne s’agirait plus alors de buter des Templiers mais de se réapproprier une sorte d’anthropologie minimale. De jouer pour dériver sur cet espace infini conçu dans un bureau d’où les développeurs ne sont pas sortis des jours durant. Où conduirait cet éloignement ? Peut-être à un blocage du personnage contre un mur pixellisé, ou bien à une boucle. Mais le joueur/tueur retrouverait pour un temps son ethos de chasseur/cueilleur. Alors, dans cet éloignement paradoxal de la civilisation, face à l’immensité des sentiers spiralés, peut-être réaliserait-il l’absurdité du scénario conspirationniste où la cinématique l’avait coincé. Essayons d’approcher du jeu et du réseau en remplaçant la binarité lassante du shoot and kill, le pas cadencé du milicien, par celui, plus incertain, du flâneur.

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Proposons une critique scénographique de l’espace urbain : si la rue est notre scène principale, les acteurs principaux en sont les péripatéticiens. Ce sont également les spectateurs. Et c’est la multitude des acteurs-spectateurs qui met en scène la ville. Essayons donc de la critiquer comme telle. Soit une critique qui ne serait pas transcendante mais immanente.

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Risquons une critique myope, ou presbyte. Horace, dans son Art poétique, explique que certains tableaux demandent à être vus de près et d’autres de loin, et engage à se conformer au type de regard que nécessiterait tel ou tel type d’œuvre. Les concepteurs d’espaces muséographiques et les scénographes d’exposition ne font pas autre chose, qui prescrivent au public la distance juste à laquelle il faudrait se tenir pour observer un objet. On sait bien, pourtant, qu’on ne voit pas la même chose de près ou de loin : que dans un tableau, parfois, on aime un détail, une main, un pied, comme dans un livre on aime un paragraphe ou une phrase, quitte à se foutre de leur composition d’ensemble. Recomposons les objets, fabriquons des Victoires de Samothrace, bâtissons des petits pans de mur jaune.

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Développons une critique rigoureuse de ce que les grands auteurs n’ont pas dit, ou pas vraiment, ou pas comme ça. La plupart des citations qui nous tiennent lieu de viatique sont des remarques rêvées : ouvrir le livre, chercher la page fébrilement, y perdre sa matinée, se convaincre finalement que l’on ne retrouvera pas la phrase, est une expérience quotidienne et sans doute partagée. On s’attacherait donc, par exemple, à ce qu’a voulu dire Roland Barthes quand il a recommandé de « mettre l’essentiel dans l’indirect », ce qu’il n’a, jusqu’à preuve du contraire, jamais formulé de cette manière. Et on se demanderait pourquoi John Irving n’a pas répondu, dans Pourquoi écrivez-vous ?, le numéro spécial de Libération, « J’écris pour prévenir » — ce qu’il aurait non seulement pu faire, mais DÛ faire, pareille lacune de sa part laissant pantois.

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Donnons-nous des critères simples de discrimination entre les œuvres. Inspirons-nous par exemple du test formulé en 1985, dans l’une des planches de la bande dessinée d’Alison Bechdel, Dykes to watch out for, par une lesbienne excédée par l’indigence de la représentation des femmes au cinéma. Ainsi propose-t-elle de soumettre chaque film au crible de trois questions élémentaires : 1/ comporte-t-il au moins deux personnages féminins de premier plan, 2/ le cas échéant, ont-elles l’occasion de se parler, 3/ le cas échéant, discutent-elles d’autre chose que d’un homme ? L’épreuve est imparable, qui permet de retoquer plus de la moitié de la production cinématographique passée et actuelle, sans avoir à fournir d’épuisantes justifications politico-théoriques, et tout en affichant fièrement les vertus heuristiques d’une correction politique minimale.

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Essayons une critique d’art qui considèrerait les matériaux utilisés, leur prix, leur accessibilité, les difficultés de leur mise en œuvre. À partir du moment où l’art se pense comme une « attitude de-venue forme », qu’est-ce que ça raconte du geste artistique, des témérités ou de l’autarcie de l’artiste, bref, de son rapport au dehors, de penser une œuvre en pelures d’oranges ou de la penser en voitures de luxe ?

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Mettons sur pied une critique des cours en organisant, sur le mode du « client mystère » des guides d’hôtellerie et de restauration, le passage d’un élève mystère dans une salle de classe ou un amphithéâtre, dont le point de vue serait impitoyablement axé sur la dose de plaisir ou d’ennui ressenti durant la séance (à l’exclusion de toute considération liée au profit, à la réputation de l’établissement, aux taux de réussite au bac, à la qualité du professeur — car on peut passer un très bon moment aussi à dessiner sur une table, à embêter sa voisine, etc.)

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Cherchons à faire une critique joyeuse et enveloppante de l’art contemporain. Établir la liste des expositions, c’est mourir d’indigestion. Se focaliser sur une seule exposition est déloyal vis-à-vis du lecteur qui a forcément vu une autre exposition qu’on ne critique pas. Suggérer un best-of serait se prendre les pieds dans les dessins du tapis. Commencer, peut-être, par une simple photographie de la pile des cartons d’invitation reçus ou faire un collage avec ce surplus d’images — et voir ce que le chef du service Culture en pense. Dresser la liste des noms d’artistes, les mélanger, attribuer des prénoms féminins à quelques-uns pour obtenir la parité, ou plus simplement les oublier. Lire les communiqués de presse, chercher l’expression vague mais assez englobante qui fera le titre ou la chute de l’article (par exemple : « les chronologies croisées et les nœuds temporels »). Découper ces communiqués, demander à un critique spécialiste de l’art relationnel de passer sous la table pour les redistribuer et enfin transcrire. Ou écrire à l’avance une dizaine d’articles et les attribuer arbitrairement aux expositions à chroniquer.

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Essayons de parler des publics de stade, de leur capacité à faire subtilement usage de vulgarité et de mauvaise foi : dans les règles de l’art. Un public sportif réagit à la fois au jeu qui s’offre aux regards, aux autres dont il est composé, et au monde extra-sportif dans lequel il ne cesse d’être pris. Il faudrait faire une critique du public ultra, qui ne porterait pas sur le caractère ULTRA du public, mais sur les variations de son ex-pression. Une critique du supporter qui ne serait pas une critique de sa violence ou, plus précisément, qui prendrait acte de la part de violence irréductible au spectacle de l’affrontement, sans ignorer les codes précis dans lesquels elle s’inscrit (en cas de baston générale, les coups s’arrêtent au moment où l’adversaire est à terre). S’attacher, donc, à comprendre la foule en renonçant aux grosses ficelles de Gustave Le Bon : en observant chez elle cette alchimie bizarre de l’instant, qui voit soudain des milliers de personnes moquer l’embonpoint de Gignac, déjà « faux gitan » pour La Paillade de Montpellier, dont la presse sportive avait entre temps rapporté le goût immodéré pour les burgers, et qui se mit spontané-ment à scander : « un Big Mac, pour Gignac ».

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Essayons de faire une critique de musique sans adjectif qualificatif ni adverbe. Désactivons le dictionnaire des synonymes et sus à « l’électro-pop piquante », à la « soul vaporeuse », au « hip hop lysergique », au « délicieux album de folk expérimental », au « chef-d’œuvre de pop radieuse, sonique et enragée, sans queue ni tête et sens dessus dessous » (toutes les formules sont extraites d’articles publiés ces trois derniers mois dans Les Inrocks). Remisons les élucubrations sur la « précision française » de tel pianiste jouant du Debussy, le « jeu slave » de tel violoniste interprétant un concerto de Chostakovitch. Décrétons un moratoire pour une vingtaine d’années sur l’usage de ces mots qui, chaque semaine, encombrent nos oreilles, ne rendent pas compte de ce qui a été écouté mais comblent l’incapacité à se saisir de l’expérience d’une écoute. Les producteurs et tourneurs ne pourront plus au passage balancer trois mots en pâture comme seule stratégie de légitimation de leur marketing. Cela forcera les critiques de musique à faire preuve d’imagination. Ce qui serait un gage de générosité et de respect à l’égard des musiciens au demeurant.

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Posons à toutes les œuvres dont nous rendons compte, la question de savoir en quoi elles contribuent à rendre plus présente, et plus sensible, l’histoire à laquelle nous appartenons.

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Essayons de vivre en regardant, en écoutant, en lisant. La vie par les œuvres, pas seulement les fantasmes, c’est la possibilité de vivre une fois, deux fois, trois fois… La critique, c’est la revie. Casanova est vieux. Il n’a plus de dents. Il mange de la soupe, froide. Par charité, on le loge dans un château de bohème, mal, lui qui a été le grand Casanova. Il perd un manuscrit. Que fait-il ? Il le réécrit. Qu’est-ce qu’il réécrit ? Entre autres, son grand œuvre. Son évasion spectaculaire de la prison de Venise. Ce chef d’œuvre du roman d’aventures avant son invention est une critique fantastique d’une œuvre totalement fermée et cadenassée : la prison des Plombs. De la prison des Plombs, Casanova fait une évasion spectaculaire de la forme. Les communications sont coupées ? Tant pis, au moyen d’un grand plat de macaronis au beurre, on communique quand même à la barbe des gardiens du sens. Avec beaucoup de beurre, du beurre fondu et qui coule. Le dessus des toits n’offre-t-il que des précipices pentus ? Tant pis. Étendu sur le ventre jusqu’au cou et la tête dans le vide, on finit par trouver une petite lucarne oubliée. Du poids mort qui accompagne, le poids de la doctrine et de l’usage, un moine couard et lâche, que fait-on pour réussir son évasion hors des cadres et contraintes de pensée ? « … je l’ai fait coucher sur le ventre et je l’ai fait descendre à reculons sur le petit toit de la lucarne ; où me tenant à cheval du sommet toujours maître de la corde, je lui ai dit de s’introduire par les jambes jusqu’aux hanches en se soutenant sur ses coudes… » Pour qui a l’intelligence des lignes et des courbes, des dessins et des pentes, les corps se réveillent, les bâtiments se retournent, les usages sont déjoués, les poids deviennent plastique. Tout revit ! S’échapper d’une forme ou vivre l’aventure critique, que nous puissions vivre une fois, deux, fois, trois fois… tout comme Casanova.

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Inventons un lieu, une page peut-être, qui invite les commentateurs à prendre place, non pas au-dessous du texte, ni au-dessus, mais dans une marge qui un jour sera digérée par le texte et deviendra texte lui-même ; une page où les critiques cohabitent ; une page où le centre n’a plus de frontière, où les frontières du texte commenté sont poreuses et indécises ; des marginalia ; une sorte d’exercice talmudique ; une page où les critiques devront assumer une même responsabilité que le texte, une même exposition, en tout cas une même hauteur de parole. Une critique qui n’aurait pas un centimètre d’avance.