Fluides bouillants entretien avec Beatriz Preciado

Fluides bouillants

Qu’allons-nous faire de nos matériaux reproductifs ? Comment résister au marché néolibéral sans verser dans la nostalgie des institutions disciplinaires ? Pourquoi faut-il en finir avec l’hétérosexualité et l’homosexualité ? Le corps est-il encore une notion pertinente ? Qu’est-ce qu’un organe dissident ? Qui invente aujourd’hui de nouvelles possibilités d’existence ? Où commence un processus révolutionnaire ? Éléments de réponses, avec l’auteur/e de Testo Junkie.

Comment analysez-vous la situation créée par les débats autour du mariage pour tous ? Et pourquoi avez-vous décidé d’intervenir en écrivant un texte dans Libération [1] ?

Pour tout dire, ce débat ne m’intéresse pas beaucoup en lui-même. Ni le mariage ni l’homosexualité ne m’intéressent en eux-mêmes. D’abord, parce que je remets en question cette possible identification en tant qu’homosexuel(le). Il s’agit d’une catégorie inventée par le discours médical disciplinaire et juridique du XIXe siècle et qui est, de mon point de vue, obsolète. Ensuite, il me semble absurde de revendiquer cette catégorie en articulation avec une institution comme le mariage qui, pour des raisons assez évidentes, devrait aussi être remise en question. Mais à partir du moment où le noyau dur des arguments anti-mariage était la défense des droits de l’enfant à avoir un père et une mère, c’était le moment d’intervenir en adoptant le point de vue de l’enfant transgenre que j’étais, comme une sorte de fiction rétrospective, pour dénoncer le violent processus de normalisation du genre et de la sexualité que les anti-mariages gays appellent « protection de l’enfance. »

N’y a-t-il pas une chose sur laquelle on peut être malgré tout d’accord avec les adversaires du mariage pour tous : que son ouverture aux homosexuels met en question l’institution, la fait bouger ?

Bien sûr, mais ces modifications sont déjà là. Ce n’est pas parce que les homos vont se marier que le mariage va changer. Le mariage a déjà changé en devenant une technique de reproduction assistée, politiquement naturalisée et légitimée par la loi. Quand deux personnes sont mariées, on pense immédiatement que le fruit d’un utérus reproductif appartient au père : c’est cette fiction qui est à l’œuvre dans le mariage. Évidemment, cela pose des problèmes quand il s’agit de deux femmes ou deux hommes ! Mais on le sait : cette « reproduction sexuelle » n’a rien à voir avec la copulation. Ça me fait beaucoup rire quand on souligne que pour faire un enfant il faut un père et une mère ; alors que pas du tout, il faut des chromosomes, le père et la mère, on s’en tape.

Le grand débat à venir concernera la gestion de nos matériaux reproductifs : comment va-t-on gérer nos fluides reproductifs, nos cellules reproductives, nos chromosomes ? Il y a trois options politiques possibles. Soit, laisser l’État souverain et patriarcal être, comme au XIXe siècle, le gérant de nos fluides et organes reproductifs. Soit, récupérer la souveraineté du corps et la propriété privée sur ces fluides, ces organes, ces cellules, etc. pour les mettre en circulation sur le marché néolibéral. Ou bien inventer de nouveaux dispositifs de collectivisation de ces matériaux génétiques reproductifs.

Qu’appelez-vous « collectivisation » ?

On est piégé entre deux régimes de production et de représentation du corps. Celui que l’on appelle « public », dont la gestion est étatique, comme celle de l’hôpital, l’école et toutes les grandes institutions disciplinaires. Et en face, il y a la gestion néolibérale, corporate, avec les instruments du capitalisme global contemporain. Or les grandes institutions disciplinaires sont en train de s’effondrer. Une partie de la gauche dit : « On va reconstruire l’État, l’hôpital etc. » Pourquoi ? N’y a-t-il pas autre chose à inventer ? Entre le « public » et le « privé », il y a ce qu’on pourrait appeler, avec Toni Negri ou Silvia Federici, le « commun » à inventer.

Pourquoi ces institutions s’écroulent-elles ?

D’une part elles ont été fortement attaquées par les usagers eux-mêmes : les étudiants pour l’université, les ouvriers pour l’usine, les femmes si on pense à l’espace domestique comme espace disciplinaire, les malades dans différents mouvements de politisation des malades, mais aussi les homosexuels, les colonisés, etc. Et d’autre part, il y a la privatisation progressive des appareils de l’État, qui sont devenus des ramifications des industries néolibérales. Après cela, pour creuser plus profondément dans la production épistémologique, on pourrait dire que les systèmes de production de vérité — ce que Foucault appelait les « appareils de vérification » — qui étaient à la base de ces institutions, sont eux-mêmes en train de s’écrouler. L’événement épistémo-politique le plus important des trente dernières années est que le marché et les médias sont devenus des lieux de production de vérité, des lieux de vérédiction. Le néolibéralisme n’est pas simplement une doctrine économique mais un régime de vérité. Le marché et les médias (réseaux sociaux compris) excèdent aujourd’hui l’hôpital ou l’espace domestique, et transforment les frontières traditionnelles entre la production de valeur et la reproduction de la vie. L’espace domestique est devenu l’usine, l’hôpital est devenu une industrie, etc.

Mais il faut se méfier, l’effondrement apparent des institutions disciplinaires peut cacher une alliance plus perverse, un branchement inédit entre les techniques disciplinaires et les nouvelles techniques de contrôle. Regardez ce qui se passe avec la prison aux États-Unis : les prisons seront plus prisons que jamais, sauf que la gestion ne sera pas étatique, mais privée. Plus qu’un effondrement total, c’est en fait une transformation par les appareils néolibéraux qui habitent désormais ces institutions. Comme si l’exosquelette était l’objet d’une réappropriation cognitive, comme si leur architecture avait été vidée et se retrouvait habitée par des discours différents, des modes de gestion différents.

Il faut donc se poser une question stratégique : comment lutter, comment se positionner par rapport à ces institutions ? Il y a encore quelques années, y compris dans les luttes liées au sida, c’était beaucoup plus clair. Il y avait une vraie critique des institutions disciplinaires. Aujourd’hui j’ai l’impression que, même au sein de la gauche, il existe une nostalgie de ces institutions, de l’hôpital, de l’école etc. En Espagne, où l’état de la Santé publique est catastrophique, on observe un quasi-érotisme des institutions disciplinaires, de grands soupirs sont poussés à l’idée qu’on va perdre l’hôpital public. Oui, on va perdre l’hôpital public, de facto. Mais veut-on revenir au modèle du XIXe siècle ou veut-on inventer de nouvelles techniques de production de la vie ? Pour inventer, il faut se donner un espace d’expérimentation. Il faudrait inventer de nouvelles techniques du corps, de nouvelles pratiques de gouvernement, et surtout des formes de production de valeur et de vérité alternatives à celles proposées par le marché néolibéral. C’est pour cela que, pour moi, la pratique politique est fondamentalement une pratique artistique. Ce n’est pas de l’arithmétique, pas une pratique dans laquelle on pourrait arriver à quelque chose par consensus. Il s’agit d’expérimenter.

Et où voyez-vous des lieux d’expérimentation dans le domaine de la santé ?

Il s’agit évidemment de petits points de fuite. Le mouvement intersexe a commencé avec un ensemble d’usagers du système médical qui, surtout aux États-Unis, ont considéré dans les années 1980 et 1990 qu’ils avaient été soumis à des opérations qu’on pourrait qualifier de « mutilation génitale » après avoir été diagnostiqués intersexuels. Les corps construits comme intersexes se sont politisés, ont réclamé leurs archives, et ont demandé la dépathologisation de l’intersexualité. Cela devient une ligne commune à presque tous ces mouvements aujourd’hui. Amanda Baggs, diagnostiquée et traitée comme autiste, par exemple, est l’une des activistes du mouvement pour la neurodiversité. Elle a filmé un manifeste — une merveille ! — dans lequel elle réclame la reconnaissance d’un système de sensibilité et de connaissance qui n’est pas celui des valides. Elle défend le droit à un langage déviant, à un système de sensibilité autre, à une production de la réalité différente de la nôtre. Cela commence par un rejet du diagnostic de la maladie comme pathologie, de la condition corporelle en tant que maladie.

On pourrait retrouver cette tradition dans le féminisme, la critique de l’homosexualité ou de l’obésité en tant que maladies, les mouvements des scléroses multiples. Des collectifs se structurent et s’organisent de manière très différente des mouvements du XXe siècle, qui étaient fondamentalement paramédicaux et restaient dans la croyance dans les progrès de la technologie : des mouvements dont le Téléthon constitue le festival pharmacopornographique. Face à ce festival s’élève une révolution somatopolitique.

Sauf que ça ne marche pas avec des pathologies comme le cancer, qui exigent une très forte médicalisation…

Cela pourrait arriver. Le cancer est peut-être aussi l’effet d’un système économique et social de production de la vie. Il va donc falloir modifier ce système pour que le cancer sorte d’une industrie pharmacologique contemporaine qui, d’ailleurs, ne pourrait pas vivre sans lui. Mais il est important de comprendre pourquoi, à un moment donné, une maladie devient une identité, et pourquoi d’autres maladies continuent d’être traitées comme des syndromes plus ou moins accidentels et ne parviennent pas à perforer la subjectivité. Le cancer, même s’il attaque la totalité du corps — toutes les métaphores du cancer le disent —, ne percute pas le noyau dur de la subjectivité. Alors que dans l’autisme et d’autres maladies, le sujet même est touché au plus profond de lui-même. Le cancer n’a pas été produit en tant que logique d’identité — à la différence du sida. J’ai travaillé sur le déplacement de la syphilis au sida. Il faut comprendre comment fonctionne la syphilis au XVe siècle pour comprendre ce qui s’est passé avec le sida. La syphilis, c’est la maladie de la colonisation. Elle a été « inventée » (je veux dire par là qu’elle a été produite dans un régime de connaissance par un ensemble de représentations et de techniques de gestion du corps) par la colonisation. Elle a d’abord été appelée la maladie « haïtienne » et « colombienne » parce que selon les Européens elle avait été ramenée par un colon de retour d’Haïti, d’abord à Barcelone, puis à Naples. Elle a donc été considérée comme la maladie des indigènes d’Amérique. S’est alors dessinée une topographie géopolitique de la maladie dans laquelle les indigènes étaient constitutivement syphilitiques. Et la gestion du corps colonial fut une gestion de la syphilis et de sa transmission : dans les « codes » qui sont ensuite établis — codes de l’esclavage, Code noir etc. —, le mariage inter-racial est interdit pour prévenir la transmission syphilitique. C’est fascinant comme à un moment donné, une fiction politique prend corps et finit par s’imposer comme une évidence. On peut établir un parallèle avec ce qui s’est passé quelques siècles plus tard quand le sida a été décrit comme la maladie des cinq H, le premier H pour « Haïtien » (les quatre autres étant homosexuel, hémophile, héroïnomane, et « hooker » — prostitué/e), parce qu’il serait apparu en Haïti. Mais, qu’est-ce qu’ils ont tous avec Haïti ? Eh bien Haïti, c’est le lieu de la première révolution anticoloniale. Quand le sida a explosé au début des années 1980, il a touché toutes les formes de déviances qui commençaient à échapper au cadrage disciplinaire. L’homosexualité sort du DSM — la classification américaine des maladies mentales —, en 1973, le sida apparaît dix ans plus tard. Et comme par hasard, 1981, c’est l’année où, en France, l’homosexualité est dépénalisée. Comme si on sortait d’une grille de gestion disciplinaire pour entrer dans une autre.

Mais enfin, que voulez-vous dire avec ce « comme par hasard » ?

La tentation est d’imaginer un système tentaculaire contrôlé par les pouvoirs. Mais ce n’est pas comme cela que je vois les choses ! Ces fictions — cet ensemble de dispositifs discursifs et techniques que nous avons plus ou moins inventés — ont une force performative : le sida existe en tant que fiction biopolitique, il agit, il produit des effets. Mais cela nous laisse aussi la possibilité d’intervenir. Il ne s’agit pas d’un énorme appareil de contrôle face auquel il ne nous resterait qu’à nous écraser. Pour le dire autrement, quand nous autres philosophes essayons de faire une cartographie des dispositifs de pouvoir, nous faisons comme si ça marchait. Or en réalité, les dispositifs de pouvoir sont toujours en échec. Ils ne réussissent jamais à accomplir le processus d’assujettissement. Les objets eux-mêmes ne peuvent pas être assujettis comme on imagine qu’ils le peuvent. Les animaux non plus, évidemment. Et c’est cet écart qui est intéressant. C’est parce que ces processus de contrôle et de gestion du corps ne fonctionnent jamais qu’il y a toujours une possibilité d’agencement.

Que voyez-vous comme fiction de cet ordre produite ces dernières années ? L’islam ?

Absolument. Étant espagnol/e, j’ai sans cesse demandé à ma grand-mère comment la guerre civile avait pu avoir lieu, comment on avait pu arriver à tuer son voisin parce qu’il était républicain ou franquiste. Je n’ai jamais compris. Or, depuis quelques années, j’assiste en direct à la production de la fiction biopolitique du musulman. Avec des effets politiques immédiats. Quand bien même nous serions sincèrement convaincus qu’il s’agit d’une fiction construite par nous-mêmes, nous ne pouvons nous soustraire totalement à ses effets d’oppression, d’exclusion ou de domination.

Et où, dans ce cas de figure de l’islam, observez-vous un écart entre la construction d’une fiction de contrôle et la production de subjectivités qui échappent à ce contrôle ?

Je ne suis pas bien placé/e pour répondre. Je suis blanc/he, d’éducation catholique, et je n’ai pas de contact avec des mouvements activistes musulmans. Mais j’observe les rapports paradoxaux qui se jouent aujourd’hui entre les rhétoriques musulmanes d’une part, féministes et homosexuelles d’autre part. Depuis la guerre du Golfe, l’Occident s’est servi (c’est bien la seule chose qu’il ait su faire avec le féminisme !) de la rhétorique de l’émancipation des femmes, puis de celle de la défense des homosexuels, pour justifier l’intervention militaire dans les pays musulmans. Les homosexuels ne pouvaient pas ouvrir la bouche dans l’armée américaine mais il fallait aller les sauver à l’autre bout du monde… Comment a-t-on pu accepter ça ? En 2001, j’ai été sidéré/e de voir surgir, dans les mouvements auxquels je participais (des groupes pourtant très sophistiqués, la gauche queer la plus caviar qu’on puisse imaginer !) un discours qui légitimait la lutte contre l’islam par l’homophobie ou l’anti-féminisme des musulmans. Or il n’est pas si facile d’articuler un discours critique entre les deux positions. C’est pour cela qu’il faut se méfier des usages gouvernementaux des rhétoriques féministe et homosexuelle. Et qu’il faut inventer des langages différents, articuler des discours qui déplacent et transforment les énonciations féministes et homosexuelles.

Historiquement, ces rhétoriques que vous appelez à dépasser ont été utiles…

Bien sûr : elles ont eu une puissance de transformation sociale.

Et elles seraient devenues mortifères aujourd’hui ?

Je ne dis pas qu’elles sont mortifères… J’ai proposé une lecture féministe et queer de l’Histoire de la sexualité de Foucault, dans laquelle j’ai distingué trois régimes de pouvoir et de production du corps et de la sexualité. Le premier régime, qui domine jusqu’au XVIIIe siècle, est le régime souverain et patriarcal. Ce régime produit une fiction de la masculinité : la masculinité « roi », la masculinité « père » — bref, la masculinité souveraine. La masculinité s’y définit, non par la possibilité de donner la vie, mais par le pouvoir de donner la mort. Ce qui caractérise le régime souverain, ce n’est donc pas seulement, comme chez Foucault, la capacité et les techniques de donner la mort ; c’est le fait que cette capacité et ces techniques s’identifient à la masculinité. Et cela a des conséquences historiques extraordinaires, jusqu’à aujourd’hui.

Le féminisme a été une critique directe de cette souveraineté patriarcale. Pour objecter à l’excès de gouvernement des hommes sur les femmes, il s’est donné pour tâche de dénaturaliser le rapport entre masculinité et techniques de mort.

Quand situez-vous l’apparition d’un nouveau régime, marqué justement par cette critique ?

Le processus de transformation commence avec l’expansion coloniale de l’Europe et atteint son climax au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, avec la Révolution française. Ce n’est pas un hasard si on coupe la tête du roi : on tranche celle du patriarcat. Mais attention ! à partir de cette critique, le XIXe siècle invente un nouveau régime, une nouvelle fiction biopolitique, aussi terrifiante que la masculinité : la féminité. On assiste à l’apparition du corps féminin comme utérus, comme usine de reproduction de la vie. Ce deuxième régime est ce que j’appelle, à la suite de Foucault, le régime disciplinaire biopolitique. Et le centre de ce régime est la féminité, le corps féminin en tant que lieu de reproduction du corps national.

Comment définissez-vous le troisième régime ? Et à quelle occasion apparait-il ?

La troisième forme de gestion somatopolitique correspond à ce que j’appelle « régime pharmacopornographique ». On pourrait être tenté de penser qu’il s’impose dans les années 1970, avec le tournant néolibéral en Europe et aux États-Unis. Mais selon moi, la Seconde Guerre mondiale a été le laboratoire de cette transformation. Les nouvelles techniques de surveillance, et les techniques spécifiques de la guerre (les techniques pharmacologiques, parmi lesquelles les amphétamines, le gaz létal, etc.) qui se développent à partir de la fin des années 1930, vont devenir après-guerre des techniques de production de la vie, des techniques de gestion du corps et de la subjectivité sexuelle, des techniques de communication. Et il y a des symptôme de glissement vers ce troisième régime. Le premier est l’invention de la notion de genre en 1947 dans les milieux de la pédopsychiatrie, qui s’oppose à la notion disciplinaire du sexe — du sexe donné une fois pour toutes, du sexe comme essence. L’invention de la notion de genre est très importante : d’elle vont découler les notions d’intersexualité et de transsexualité, qui sont totalement nouvelles. Or elles ne sont pas immédiatement superposables avec les notions d’homosexualité, d’hétérosexualité. Elles sont en décalage. Et elles dessinent de nouvelles subjectivités, qui ne peuvent pas coïncider exactement avec les précédentes. Et là, c’est le bordel total. Quand vous dites à quelqu’un : je suis transsexuel/le et lesbienne ! Ok, mais… dans quel sens ? Selon quel régime de vérité, dans quelle raison gouvernementale… ?

Ces trois régimes se succèdent-ils ou se superposent-ils ? Peut-on dire qu’aujourd’hui, ces trois régimes sont contemporains ?

Totalement ! Le régime disciplinaire ne déplace pas complètement le souverain, et le pharmacoporno n’achève pas le disciplinaire. Bien au contraire : il s’agit donc d’une configuration discursive et politique en mille feuilles, dans laquelle des régimes de vérité et de gestion du corps hétérogènes établissent des alliances stratégiques dans et à travers nos corps.

Nous sommes donc traversés par trois régimes de subjectivités. Mais que fait-on ?

Les gens pensent souvent que je suis une sorte de psychologue de la sexualité. Ils me disent « Je n’y arrive pas ! Je me sens mal ». Mais comment pourrait-on se sentir bien, quand on est traversé par trois régimes de production du corps et de la sexualité qui sont fondamentalement irréconciliables ? Prenons par exemple l’artéfact gouvernemental phare de la raison occidentale : la famille hétérosexuelle. Pour tout vous dire, j’en ai une vision complètement dystopique : pour moi, l’hétérosexualité, c’est un père souverain porteur des techniques de la mort, accouplé à un corps biopolitique pensé en tant qu’utérus reproductif de la vie. C’est un agencement intenable ! Ça ne peut pas fonctionner. On appelle ça mariage, famille, tout ce que vous voulez. Mais c’est fondamentalement impossible ! Cela donne les histoires de femmes battues, de violences conjugales, de normalisation du genre… Forcément ! on met dans une cage Alien et Robocop, et on dit : faites des bébés ! Mais ça ne peut pas marcher ! Même à plusieurs degrés d’excentricité, ou de déviance, ou de décalage par rapport à la norme, on se sent beaucoup mieux que dans ces processus d’assujettissement dont on nous dit qu’ils fonctionnent.

Les trois régimes dont je parle ne sont donc pas des périodes historiques. Même si on peut identifier dans l’histoire, quitte à schématiser, des moments de rupture épistémologique. Du coup, vont avoir lieu des alliances stratégiques, des dissonances, des articulations, des juxtapositions entre ces différents régimes qui — j’insiste — ne peuvent pas produire une subjectivité unique.

Et si la possibilité d’en jouer était une bonne nouvelle ?

Oui. L’une des raisons pour lesquelles je veux me débarrasser de la notion du « corps », et la remplacer par celle de « somathèque », c’est que le corps n’existe plus. Nous avons une telle multiplicité d’organes qu’il est aujourd’hui impossible de les faire tous entrer dans ce qu’il est classiquement convenu d’appeler « corps ». Tout au long de l’histoire, et au fil des trois régimes dont j’ai parlé, on n’a pas cessé d’inventer des organes. Les hormones apparaissent en 1900. Avant telle date, les chromosomes n’existaient pas. Aujourd’hui, il y a les gènes etc. Mais attention ! c’est très bien qu’on puisse inventer des organes. Le problème est : qui a le droit de les inventer ? qui a le monopole de cette production des organes ? Ce que font les micro-communautés transsexuelles, transgenres, etc., c’est inventer des organes dissidents. Par exemple, on va dire : « j’ai un micro-pénis et c’est un organe digne d’une masculinité définie autrement ». Aujourd’hui aux États-Unis, il existe un mouvement qui milite pour le droit à l’amputation. Ces gens perçoivent leurs corps comme un corps amputé, ils n’en ont rien à foutre d’avoir des jambes, ils ne veulent plus les avoir. Or les médecins n’ont pas le droit d’amputer un organe sain. S’est donc constitué un mouvement de revendication très intéressant parce qu’il redéfinit l’organe. « C’est comme cela, disent-ils, que je vois mon corps ; c’est comme cela que je vois ma vie : sur une chaise roulante. » Il y a donc des lieux multiples de production et de définition de vérité des organes. Le discours médical est évidemment l’un de ces lieux. Mais il faudrait dire les discours médicaux, entre lesquels il y a des conflits. Car il n’y a pas d’organe sans conflit. Chaque organe est l’objet des désirs des appareils disciplinaires et des industries pharmacopornographiques. Voyez la chirurgie esthétique. Pourquoi-t-on le droit de se faire opérer le nez, alors que le changement de sexe, la transformation des organes génitaux, sont si compliqués du point de vue du droit ? Il y a là un exemple clair de la manière hétérogène dont le corps est traversé par les différents régimes de contrôle et de production. Le nez est totalement pharmacopornographique. Si je vais demain chez un chirurgien plasticien en lui disant que je veux changer mon nez, il me dit : « Si vous avez 3000€, on le fait demain ». Mais si je lui dis « Je voudrais avoir un pénis de 15 cm », il va me dire « Adressez-vous à un psychologue, qui établira si vous pouvez subir cette opération… »

Donc le pénis n’est pas pharmacopornographique…

Exactement… En même temps, cela dépend de quel pénis on parle. Le pénis, c’est fascinant — et je vous assure que je ne dis pas cela tous les jours ! Voyez la capote. Pourquoi y a-t-il si peu de techniques d’assujettissement du pénis ? Pourquoi la quasi totalité des techniques d’assujettissement touchent-elles au corps soi-disant « féminin » ? Parce que le corps « masculin » est encore un corps souverain, que le pénis est défini en tant qu’organe souverain, producteur de sperme. C’est la quantité du sperme qui compte. Dans ce sens, la capote est une réduction de la souveraineté. Et cela explique les débats interminables qui ont eu lieu, à propos du sida, autour de la capote et de la diffusion de publicités incitant à son usage. On touche au lieu par excellence d’incarnation de la souveraineté.

De ce point de vue, le pénis est fondamentalement géré en tant qu’organe souverain. Mais, parallèlement, le régime pharmacopornographique a développé de nouvelles techniques de gestion de l’action et de la réaction du pénis, comme la pornographie et le Viagra.

Bref, le pénis est devenu pharmacopornographique…

Oui. Mais pas sans conflit. Chaque érection est produite en tant qu’indice possible de cette masculinité souveraine antérieure au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ; mais en même temps, elle fait aujourd’hui partie d’une gestion pharmacopornographique. Jouissez de ce conflit épistémologique, si vous pouvez…

L’intérêt de remplacer la notion de corps par celle de somathèque est-il de rendre compte de cette conflictualité ?

Pour moi, oui. En disant « corps », on accepte la fiction d’unicité, le « corpus », tandis qu’avec le terme de « somathèque », on souligne une diversité, des superpositions, des contradictions : une historicité, une multiplicité des techniques gouvernementales. Le corps est une archive du bio-pouvoir.

L’exemple de l’Iran donne une illustration d’une gestion des organes sexuels et reproductifs à travers des alliances de systèmes hétérogènes. L’Iran est aujourd’hui l’un des pays à proposer une chirurgie des plus avancées pour la gestion de la transsexualité. La médecine iranienne opère un court-circuit entre le régime théologique souverain et le régime pharmacopornographique, sans passer par le régime disciplinaire de sécularisation du corps. La distinction entre la féminité et la masculinité est affirmée avec un régime de vérité théologique selon lequel l’homosexualité n’est pas une maladie mais un crime contre Dieu. Au contraire, la transsexualité est acceptée comme pathologie qui peut être soignée pour mettre le corps en adéquation avec la loi divine. Alors que plus de 4 000 personnes ont été exécutées en Iran pour « homosexualité » après 1983, Téhéran est aujourd’hui la capitale mondiale des opérations de phalloplastie et vaginoplastie.

Votre livre Testo Junkie, qui raconte notamment vos administrations de testostérone, est-il l’histoire d’une réappropriation d’un processus d’assujettissement pharmaco-pornographique ? Existe-t-il des formes d’émancipation ou sont-elles vouées à l’échec ?

La difficulté est qu’en luttant contre l’un des trois régimes, on risque de tomber dans les pièges tendus par les autres. Prenons l’exemple de l’homophobie. La critiquer est évidemment important. Sauf que la criminalisation de la parole homophobe cache d’autres formes d’oppression. C’est ce qui est arrivé aux États-Unis : on a commencé par dépénaliser l’homosexualité, et on a fini par pénaliser l’homophobie en la faisant entrer dans le système disciplinaire. Je refuse cette criminalisation de la parole homophobe car c’est toujours sur les mêmes que cela tombe. Les personnes le plus souvent accusées de discours homophobe sont les catégories sociales défavorisées, les noirs, les musulmans, qui se retrouvent enfermés dans le système industriel-prison. En criminalisant l’homophobie, on renforce les pouvoirs de l’État, on lui cède les techniques de la mort. Même question pour les viols. Quelle est la bonne réponse ? Est-ce la criminalisation de toute sexualité violente ? ou est-ce une redistribution des techniques de la violence ? Faut-il donner des armes à l’État ou plutôt aux subalternes ? Plutôt que d’en laisser le monopole à l’État ou aux services de surveillance, ne serait-il pas plus judicieux de donner des armes aux gamines et aux pédés ? Je préfèrerais défendre une position pacifiste à la Gandhi, mais je pense parfois à l’urgente nécessité de procéder à une redistribution équitable des techniques de mort.

N’existe-t-il pas d’alternatives ? Les voies de sortie se situent-elles du côté de l’accompagnement, de la subversion, de l’invention d’autres formes de plaisir, ou d’une posture de retrait, de déconnexion ?

C’est vrai que les alliances et les contradictions entre les trois régimes empêchent de penser une révolution. Mais la solution n’est certainement pas d’imaginer un corps non investi par des régimes de production. Ceux qui veulent se débarrasser de cette réalité me font peur. Ce corps naturel, magnifique, totalement libéré, n’existe pas. Il va falloir inventer d’autres configurations des techniques pour faire face.

C’est ce que vous faites quand vous prenez de la testostérone ?

On ne peut pas affirmer la pertinence d’une stratégie sans l’avoir expérimentée. C’est terrible, parce que parfois on se trompe, mais c’est comme ça. C’est une question de désir dans la politique. J’ai confiance dans ce désir profond, collectif, ce moment où apparaît comme possible quelque chose qui semblait complètement impossible. Prendre de la testostérone correspond à cette obstination.

L’industrie pharmacopornographique n’a-t-elle pas intérêt à ce que des gens demandent l’impensable et désirent l’impossible ?

Pas totalement. Il est vrai que les défauts d’un régime peuvent devenir les vertus d’un autre. La flexibilité, la souplesse, la mobilité ou l’adaptabilité, qui étaient considérées comme anti-disciplinaires, sont valorisées par le régime pharmacopornographique. Mais ce dernier système tolère mal d’autres dispositions. Il supporte notamment peu la production et l’appropriation collectives. C’est de ce côté qu’il faut chercher. Tout processus révolutionnaire commence par les résolutions d’un petit groupe de personnes. Nous cinq par exemple pourrions inventer un système de reproduction de la vie. Nous pourrions nous regrouper en assemblée constituante et décider de mettre en commun nos organes et nos fluides. Vous trois, vous pourriez, par défaut, vous considérer comme des producteurs de sperme, collectiviser vos spermatozoïdes et les mélanger. Nous pourrions décider que l’une de nous porte cet enfant du collectif que nous pourrions ensuite donner à un passant. C’est comme ça qu’on fait de la politique.

Votre pensée du politique évacue-t-elle la question de la loi ?

Absolument pas. C’est insuffisant, mais il faut en passer par là. La loi nous fait revenir au régime disciplinaire, à un système de légitimation et souvent de naturalisation. La question est : que veut-on modifier ? En ce sens, le débat sur le mariage pour tous a raté sa cible. Il aurait dû porter sur la mention masculin/féminin sur les documents d’identité. Pourquoi ne peut-on pas faire sans ? À chaque fois qu’on prend l’avion, au moment de l’enregistrement, il faut dire si l’on est une femme ou un homme. Mais est-ce qu’Air France fait usage de notre matériel reproductif pendant le voyage pour nous poser une telle question ? Quel est l’intérêt de cette compagnie aérienne de connaître mon identité génétique ? C’est contre cela que nous devrions nous insurger, contre le fait qu’on est considéré comme des producteurs de spermatozoïdes ou des utérus reproducteurs. Là, la loi peut avoir son utilité.

La question de la nature n’est-elle pas un angle mort du régime pharmacopornographique ?

Au contraire. Si le masculin est au cœur du régime souverain, et le féminin au centre du régime disciplinaire, l’animal est la figure, la fiction biopolitique fondamentale de la gestion pharmacopornographique. C’est l’animal de laboratoire, l’homme travaillé en tant qu’animal, travaillé en tant qu’animalité de l’humain. Le régime disciplinaire est fondamentalement humaniste. Le pharmacoporno pas du tout. Il s’adresse à l’animal, il cherche à le produire, le reproduire. L’exemple le plus parfait en est Dolly. Au-delà, on peut dire que la question écologique est, elle aussi, en son centre. Mais il ne s’agit pas pour autant de prôner un retour nostalgique à une idée de nature ou une opposition à toute production technique. Jeter tout à coup son iPhone à la Seine ne débarrasse pas des techniques, ça ne fait que polluer. Je vois rejouée ici la discussion que j’ai eue sur les godes dans le mouvement lesbien. Tous les jouets sexuels étaient considérés comme la représentation de la technologie qui nous contamine, ou nous contrôle, alors que nous, lesbiennes, nous vivrions comme en dehors. La sexualité lesbienne, c’est pire que la « nature » ! C’est comme un paradis perdu dans l’Ile de Lesbos, en plus très précaire !

Quels sont aujourd’hui les espaces de revendication et d’invention de pratiques qui vous intéressent ?

En Amérique Latine ; en Afrique aussi, malgré tout ce qu’on dit de l’Égypte ou de la Tunisie où n’émergeraient que des mouvements islamistes. Ici comme là, il existe des mouvements « transféministes », « queer-indigenes », impossibles à identifier au féminisme libéral, blanc, européen, qu’on a connu jusqu’à maintenant. Des groupes comme les Mujeres Creando en Bolivie. La Bolivie est en train d’opérer l’un des processus révolutionnaires les plus importants à l’échelle globale, mais pas sans conflits pour les minorités du genre et les minorités sexuelles. À la différence des Femen, pour qui la médiatisation semble l’objectif politique central, les Mujeres Creando font un vrai travail de fond, plus nuancé sur les questions du travail sexuel ou sur le rapport aux savoirs pré-scientifiques. Elles se définissent comme indigènes lesbiennes, queer, et ne s’identifient pas comme femmes, mêmes si elles se disent féministes. Elles ont été très critiques à l’égard du mouvement d’Evo Morales, cet indigénisme de retour à la nature : elles pointent son naturalisme macho, sa répression de l’avortement ou de l’homosexualité. Evo Morales et Marine Le Pen pourraient se retrouver sur plein de choses !

Au Pérou, il y a aussi un groupe qui s’appelle Transandinas revolutionarias. Ce sont des Trans indigènes, habillés comme les mamas quechua, des travestis et des trans. Comme les Mujeres Creando, elles sont organisées en un mouvement contre-pédagogique ; elles vont de village en village avec une caravane et organisent des ateliers. C’est un mouvement de base, pas médiatique.

En Argentine, au Chili, les nouveaux mouvements sont très créatifs, avec des ados qui tiennent un discours neuf, pacifiste, et développent des relations entre eux que nous n’avons pas connues : bienveillance, care, politesse. Quand je suis arrivé/e dans le mouvement queer, c’était au contraire un mouvement dur, de confrontation avec le mouvement féministe.

Le mouvement Occupy, en Californie, a été incroyable, notamment grâce à Annie Sprinkle et Beth Stephens : un exemple de volonté de transformer la pratique politique en pratique artistique et en invention collective. Sprinkle, ancienne actrice porno, qui a lancé le mouvement post-porn et travaille avec sa compagne Beth Stephens, est le noyau d’un mouvement éco-sexe, indien, queer, animal, où vous vous retrouvez avec une cinquantaine de personnes, tout le monde à poil, pour faire l’amour avec les plantes et des bisous aux cailloux. Il y a des cérémonies collectives de mariage, où vous épousez une foule entière ou un élément de la nature : l’eau, la lune, un arbre. Je suis allé/e à Venise avec eux et la police ne voulait même pas nous arrêter, en se demandant ce qu’elle pourrait bien faire de nous. On s’est marié avec l’eau, tous habillés en bleu ; je portais des grandes oreilles bleues, l’eau était polluée, mais on s’est quand même jetés dans le canal. On faisait l’amour tous ensemble, mais pas au sens orgiaque, plutôt dans une communion avec les éléments. Ce n’est pas évident de représenter cela médiatiquement, il n’y a pas de slogans pour le résumer. Mais, dans les mouvements Occupy, à Madrid et Barcelone, autour des commissions queer du 15-M, j’ai vu quelque chose de très doux que je ne connaissais pas auparavant.

Comment l’expliquez-vous ?

Ceux qui participent à ces mouvements sont très jeunes, ils trouvent dépassés nos débats politiques antérieurs, nos oppositions usées entre constructivisme et naturalisme, entre égalité et différence. Par ailleurs, il y a une grande précarité dans ces mouvements, et la question de prendre soin les uns des autres est donc importante. C’est beaucoup plus présent que dans les années 1980-1990. En tous cas, j’y ai vu quelque chose de très beau. Et je n’ai pas apprécié la façon dont Slavoj Žižek et Alain Badiou sont arrivés pour les récupérer sur le mode « bienvenue au communisme du futur ». Occupy, ce n’est pas le communisme. Surtout, c’est un mouvement où je vois, pour la première fois, des alliances transversales de la critique du genre, des classes, des races, dont je perçois mal comment elles pourraient être adéquatement représentées par deux patriarches hétérosexuels.

Notes

[1« Qui défend l’enfant queer ? », Libération, 14 janvier 2013, http://www.liberation.fr/societe/20....