Migrants, d’un bord à l’autre

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Mer Égée, rivière Evros, Bulgarie : les voies orientales d’entrée dans l’Union européenne se re-configurent au fil des ans en fonction des contrôles exercés aux frontières par des États prêts à s’emmurer pour éviter les passages clandestins. À tout moment, les migrants, venus d’Afghanistan, de Syrie ou même d’Algérie, risquent d’être interceptés et enfermés dans des centres fermés. Une fois libérés, ils sont fréquemment la cible d’agressions racistes, notamment en Grèce, pays qu’ils essaient de fuir par tous les moyens, convaincus que l’Europe est à venir.

La Turquie vue de l’île grecque de Samos

La Turquie et la Grèce sont les principaux pays de transit des migrants non européens qui tentent d’entrer dans l’espace Schengen. Jusqu’en 2008, la voie maritime était la plus empruntée car certaines îles grecques ne se situent qu’à quelques kilomètres des côtes turques. En raison de la multiplication des naufrages, cette route semblait avoir été abandonnée jusqu’à récemment.

L’immense majorité des migrants en 2010 et 2011 choisissent le passage terrestre, au nord, par la région turque d’Edirne.

Toutes les nationalités s’y croisent : Algériens, Afghans, Irakiens. Après la fermeture des routes libyennes et marocaines en 2011, de plus en plus de ressortissants du Maghreb et d’Afrique font aussi le grand tour par l’est pour rejoindre l’Europe.

En 2010, les autorités grecques ont signalé 128 000 migrants illégaux dont 47 706 « détections » — selon la terminologie administrative européenne — pour la seule frontière terrestre avec la Turquie.

La Turquie vue de l’île grecque de Samos
Sara Prestianni

Centre de rétention de Samos, 2009

Ni le déploiement de patrouilles par Frontex — l’Agence européenne pour les contrôles aux frontières —, ni la construction d’un mur entre la Grèce et la Turquie entre 2011 et 2012 n’ont stoppé l’arrivée des migrants. L’un et l’autre n’ont fait que déplacer le « problème » en rendant la traversée plus dangereuse et plus longue, c’est-à-dire en obligeant les exilés à passer la rivière Evros à la nage et, à partir de 2012, à emprunter à nouveau la voie maritime des îles de la mer Égée. L’année dernière, la plupart des migrants arrivés sur les îles depuis Izmir étaient des Syriens qui fuyaient la guerre.

Le mur métallique élevé le long des 12,5 kilomètres séparant la Grèce de la Turquie a été financé par la Grèce, pourtant en pleine crise économique à hauteur de plus de 3 millions d’euros. Sa construction a été fortement critiquée par les organisations internationales qui la jugent grave symboliquement et tragique humainement : elle oblige les personnes à prendre davantage de risques en empruntant d’autres voies, ailleurs. Selon un journaliste du Guardian, une partie de ceux qui tentent la traversée par la mer sont des migrants qui ont préalablement échoué en empruntant la voie terrestre.

Centre de rétention de Samos, 2009
Sara Prestianni

Restes de traversées à Samos, 2009

De nombreuses personnes en route vers l’Europe meurent en tentant de passer la frontière gréco-turque. Pour contourner les contrôles de l’agence Frontex, les migrants risquent de se noyer ou de mourir de froid en traversant la rivière Evros, à bord de petits canots de fortune, ou en mer Égée.

Le 6 septembre 2012, un naufrage a eu lieu au large des côtes turques. Il s’agissait d’un navire qui transportait « de façon illégale » plus de 100 migrants. La grande majorité des passagers étaient des Kurdes qui fuyaient la guerre, ainsi qu’un pays, la Turquie où ils auraient dû passer des années dans un camp de réfugiés. Toute la journée, les garde-côtes turcs ont sorti de la mer les corps sans vie de femmes et d’enfants.

Au moins 61 personnes — dont 31 enfants — sont mortes à cent mètres à peine du rivage. Une cinquantaine d’autres seulement ont pu regagner la rive à la nage.

Restes de traversées à Samos, 2009
Sara Prestianni

Scanner d’un camion où sont cachés des migrants, à la frontière turco-bulgare

Le renforcement des contrôles aux frontières maritimes et aux frontières terrestres, entre la Turquie et la Grèce, a conduit à déplacer les tentatives d’entrées dans l’espace Schengen vers la frontière orientale de l’Union européenne, et fait de la Bulgarie le pays de transit entre la Turquie et la Grèce.

Pendant des années, les migrants ont essayé d’éviter cette route historiquement connue pour la dangerosité de ses contrôles. Les récits évoquant la violence des chiens policiers bulgares et de la puissance des systèmes de surveillance circulent entre les migrants. Mais cette frontière redevient une option pour l’entrée en Europe. Pour la franchir, il faut se procurer de faux passeports, se cacher dans des camions ou passer à pied. En réaction, la Bulgarie a mis en place un système de scanner de camions qui vise à détecter ceux qui s’y seraient cachés.

Scanner d’un camion où sont cachés des migrants, à la frontière turco-bulgare
Sara Prestianni

Patrouilles de Frontex à Orestiada, Grèce, 2011

En octobre 2010, un bureau opérationnel de l’agence Frontex a été créé en Grèce pour accroître l’efficacité de ses opérations de patrouille en Méditerranée orientale. La première « Équipe d’intervention rapide » a été créée à la frontière (Rapid Border Intervention Team, RABIT) un mois plus tard. Un total de 191 garde-frontières invités (« guest officers »), issus des États membres et des États Schengen associés, se sont déployés entre la Grèce et la Turquie.

Durant le déploiement de RABIT (du 2 novembre 2010 au 1er mars 2011), 11 809 migrants irréguliers et 34 trafiquants ont été « détectés ». Une partie importante des migrants identifiés se disait originaire d’Afghanistan (23 %). 16 % ont dit venir du Pakistan et 11 % d’Algérie. Les passages ont commencé à diminuer considérablement, et, à la fin du déploiement de RABIT, le nombre de passages quotidiens illégaux était inférieur de 76 % à celui enregistré en octobre 2010.

Patrouilles de Frontex à Orestiada, Grèce, 2011
Sara Prestianni

Rétention au camp de Venna, Grèce, 2009

Une fois interceptés, les migrants sont enfermés dans des centres ou des locaux de rétention qui se trouvent le long de la frontière. La durée officielle de détention maximale en Grèce est de 18 mois. La durée réelle est variable et dépend souvent de la nationalité.

Si les Afghans et les Irakiens sont souvent relâchés après quelques jours, les ressortissants d’autres pays peuvent être enfermés plusieurs mois. Les demandeurs d’asile sont généralement détenus 18 mois afin de les dissuader de demander une protection internationale dans le pays. Cette situation s’explique aussi par l’absence d’un système d’accueil adapté aux besoins de cette population.

Les conditions de vie à l’intérieur des locaux et des centres sont inhumaines et dégradantes en raison de la surpopulation, de la difficulté à avoir un accès à l’air libre — notamment dans les locaux de rétention — et du manque d’hygiène. En juin 2011, Médecins sans frontières (MSF) a publié un rapport dénonçant le fait que les migrants sortent plus malades des centres de rétention qu’ils n’y sont entrés.
Passant outre les dénonciations venues de la société civile, le gouvernement grec a annoncé en avril 2012 un plan de construction de 30 centres de détention pour étrangers en situation irrégulière, d’une capacité de 1 000 places chacun, considérant ainsi l’enfermement comme le principal instrument de gestion de l’immigration.

Rétention au camp de Venna, Grèce, 2009
Sara Prestianni

À la sortie du centre de rétention, en route vers Athènes, 2011

Quand ils sont libérés, les migrants se voient délivrer un papier d’expulsion qu’ils ne comprennent pas forcément car il est rédigé en grec. Ce papier leur demande de quitter le territoire dans le mois qui suit. Ils peuvent prendre un ticket pour un bus mis en place par le personnel du camp afin de rejoindre Athènes. Mais comme ils n’ont pas d’argent dans la plupart des cas, ils choisissent de marcher 150 kilomètres à pied pour rejoindre la ville d’Alexandroupolis où ils prennent un train pour la capitale.

Ces deux photos témoignent de cette longue marche : 150 km en moins de 24 heures. Une marche sans arrêt qui témoigne de l’errance à laquelle les migrants sont forcés. Chaque frontière, chaque centre de rétention est un obstacle. Le voyage vers une terre d’accueil peut s’interrompre à tout moment. Il ressort de leurs récits qu’ils n’ont aucune intention de rester en Grèce. Leur objectif est de « partir en Europe », disent-ils, alors qu’ils viennent tout juste de franchir les portes de l’Europe. Mais dans leur imaginaire, les violences, le racisme et les camps sont la preuve qu’ils ne sont pas arrivés à destination.

À la sortie du centre de rétention, en route vers Athènes, 2011 (1)
Sara Prestianni
À la sortie du centre de rétention, en route vers Athènes, 2011 (2)
Sara Prestianni

File d’attente de migrants venus pour déposer une demande d’asile à Petrou Ralli, Athènes, 2010

Le nombre d’entrées en Europe par la Grèce augmente, mais la fermeture des frontières rend difficile de sortir du pays, si bien que la ville d’Athènes est devenue un pôle majeur de concentration des migrants. Selon le gouvernement grec, au moins 300 000 sans-papiers vivraient dans la capitale. Outre l’absence de système d’accueil, les migrants subissent de nombreux actes racistes, qui vont de pair avec la montée en puissance des partis d’extrême droite. Des dizaines d’entre eux sont la cible d’agressions dans les quartiers défavorisés d’Athènes, faisant des centaines de victimes et au moins un mort.

Début août, pour affirmer sa ligne politique répressive, le gouvernement grec a lancé l’opération « Xenios Zeus », qui a consisté en une véritable « chasse aux migrants » passant par de larges rafles et des enfermements massifs. Au total, 7 000 personnes ont été arrêtées et 2 000 ont été détenues dans des camps de rétention.

File d’attente de migrants venus pour déposer une demande d’asile à Petrou Ralli, Athènes, 2010
Sara Prestianni

À Patras pour fuir la Grèce, 2009
Pour les migrants qui rejoignent la Grèce, l’objectif est de quitter le pays au plus vite. Trois routes de départ sont privilégiées. Il y a celle des Balkans occidentaux, comme l’indique le nombre des « détections » à la frontière entre la Serbie et la Hongrie. Il y a la voie maritime, par ferries, entre la Grèce et l’Italie : les migrants continuent ensuite leur voyage vers la France et le Royaume-Uni. Il y a enfin l’embarquement par des vols à l’intérieur de l’espace Schengen, vers la Belgique, la France ou l’Allemagne, après l’obtention de faux papiers en Grèce.
Jusqu’en 2010, les principaux points de sortie étaient Patras et Igoumenitsa, d’où partent des ferries en direction d’Italie. Mais l’augmentation des contrôles à ces ports, ainsi que les refoulements, systématiques et souvent illégaux, pratiqués par les autorités italiennes sur la base de l’accord de réadmission signé en 2009 entre l’Italie et la Grèce, ont ouvert la route des Balkans. Au lieu d’arriver directement en Italie, les migrants doivent transiter par trois pays au moins, avant de ré-rentrer dans l’espace Schengen. Avec, à chaque fois, le risque d’être arrêtés et enfermés pour de longues durées.
Quitter la Grèce n’est donc pas la fin du cauchemar. Ceux dont les empreintes digitales ont été prises ou l’identité contrôlée peuvent, une fois arrivés dans un autre pays européen, être renvoyés en Grèce, sur la base du règlement de Dublin II. Bien que le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ait demandé de mettre fin aux renvois vers la Grèce, certains pays les pratiquent encore, exposant les migrants à des traitements dégradants.

À Patras pour fuir la Grèce, 2009 (1)
Sara Prestianni
À Patras pour fuir la Grèce, 2009 (2)
Sara Prestianni

Post-scriptum

Sara Prestianni est photographe. Elle a accompli de nombreuses missions pour Migreurop sur les migrants dans l’espace méditerranéen, et notamment en Grèce.