Un mur aux portes de l’Europe

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Cristina Del Biaggio est géographe. Durant l’été 2012, elle a effectué une enquête de terrain de deux mois à la frontière gréco-turque, sur les traces des migrants. Un voyage en quatre étapes : Istanbul, la région de l’Evros, Athènes et Patras. Elle analyse ici les raisons, les paradoxes et les conséquences de la construction d’un mur par la Grèce pour arrêter le flux des migrants.

C’est en 2011 que la nouvelle a commencé à se propager : la Grèce entamait les travaux pour la construction d’un « mur » dans la partie nord de la frontière terrestre qu’elle partage avec la Turquie. Sa longueur est de 12,5 kilomètres, sa hauteur de 3 mètres ; il s’étend sur une frontière de plus de 180 kilomètres. Avec cette construction, les autorités grecques entendent contrôler le flux de migrants, toujours plus enclins à traverser cette région pour rejoindre l’espace Schengen. Alors qu’ils étaient près de 40 000 en 2009, ils ont été très exactement 57 025, deux ans plus tard, à franchir cette ligne, selon l’Annual Risk Analysis établie par l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) en 2012 [1]. Avec 40 % du total des passages, cette frontière est la plus prisée par les migrants. Les plus nombreux sont les Afghans. Ils sont suivis par les Pakistanais et les Bangladais, selon le rapport de l’agence Frontex. Le mur qui se situe sur la commune d’Orestiada, une ville de 40 000 habitants a été surtout conçu pour stopper ce que Giorgos Salamangas, chef de la police locale, définit comme une « attaque massive de la part des trafiquants et des immigrés ». Il est érigé là où le fleuve Evros fait une incursion en territoire turc et où se compte le plus grand nombre d’entrées de migrants. L’œuvre est financée par la Grèce qui a essuyé le refus de l’Union européenne (UE) de contribuer au budget du chantier. « Les murs ou les grillages sont des mesures à court terme qui ne permettent pas de s’attaquer de manière structurelle à la question de l’immigration clandestine », déclarait en mars 2012 la commissaire européenne chargée de la sécurité, Cecilia Malström. Pourtant, l’UE a cofinancé le système de caméras de vidéosurveillance, confie Giorgos Salamangas. Cela revient donc à financer, sinon le mur lui-même, en tout cas le durcissement de la barrière frontalière.

Alors que les autorités grecques misent sur cette mesure architecturale pour résoudre leur « problème migratoire », sur le terrain, Dimitri Mouzas, le maire d’Orestiada, se dit personnellement contre le projet. Mais il est contraint de représenter la majorité de son conseil municipal qui est, selon lui, « à l’écoute de la population » et qui approuve la construction du mur. L’opposition est assumée par le collectif Stop Evros Wall qui s’est mobilisé contre un projet qu’il qualifie d’« inhumain, cruel » et « inefficace » car il ne fait que déplacer le problème. Le collectif a régulièrement alimenté son blog avec des billets expliquant pourquoi ce mur n’aura aucun impact sur le problème grec des migrants. En fait, les mouvements migratoires n’ont fait que se déplacer de la mer Egée à la région septentrionale de l’Evros, puis, dès 2010, vers la partie méridionale. Le mur va entraîner les passeurs à conduire les migrants vers la zone méridionale de la rivière. Le flux pourrait à terme se déplacer plus au Nord, vers la Bulgarie. Le mur représentera simplement un obstacle de plus à contourner sur la route migratoire qui deviendra plus longue et plus dangereuse : « L’Europe protège les frontières mais pas les réfugiés », selon Heribert Prantl [2]. Mais alors pourquoi bâtir un tel ouvrage ? Selon la politologue Wendy Brown, « les nouveaux murs fonctionnent de façon théâtrale, en projetant un pouvoir et une efficacité qu’ils n’exercent pas réellement [3] ». Ce pouvoir est utilisé surtout au niveau local, afin de « donner l’impression, ou l’illusion », que les élus « font quelque chose », analysent Frank Neisse et Alexandra Novosseloff. L’un et l’autre travaillent sur « l’expansion des murs [4] ». Pour les représentants des partis traditionnels, le mur est un moyen de contrecarrer l’émergence des nouvelles forces politiques d’extrême droite, grands vainqueurs des dernières élections. Presque inconnu en 2009 avec 0,29 % des préférences au niveau national, le parti Chryssi Aigi (Aube dorée) est un parti d’extrême-droit émergeant qui a obtenu 6,97 % des voix en juin 2012. L’évolution est identique dans le district de l’Evros où le parti est passé de 0,26 % en 2009 à 6,09 % des suffrages en 2012.

Sur le terrain, les soucis des migrants se situent bien loin des calculs électoraux. Tous ceux que nous avons rencontrés sur la route ou venant tout juste de franchir la frontière posaient invariablement la même question : « Où puis-je trouver le poste de police le plus proche ? » Une interrogation surprenante si l’on songe que leur entrée sur le territoire hellénique est considérée comme illégale. En fait, cette question a pour origine une méprise : les migrants sont persuadés que la police leur livrera un permis de séjour. Khalil, un jeune afghan qui travaillait comme traducteur pour l’armée américaine, raconte avoir reçu ce conseil d’un ami avant de quitter son pays : « Quand tu arrives en Grèce, cherche la police, elle t’amènera au camp. » Une fois arrivés dans les centres de détention, les migrants sont identifiés et leurs empreintes digitales enregistrées, selon le règlement de Dublin II, dans la base de données Eurodac de Lyon. Au terme de cette procédure, ils obtiennent le fameux white paper, un document qui les oblige à quitter le pays dans les trente jours. Mais ils croient que ce papier leur donne la liberté de circuler sur le territoire grec durant le même délai. « Maintenant nous n’avons plus peur, car la police nous a donné ce papier qui nous permet de rester ici pendant un mois. Nous sommes libres dans ce pays », se réjouit un Bangladais à peine arrivé à Orestiada. Bien que les migrants se rendent spontanément à la police, 600 policiers environ accompagnés d’un nombre inconnu de militaires et auxquels s’ajoutent, depuis 2010, quelque 175 gardes-frontière de 26 pays européens (dépêchés par l’UE sur demande de la Grèce) sont déployés sur la ligne de frontière. « Nous arrêtons toutes les personnes que nous trouvons sur le bord de la rivière et nous les transférons dans les centres de détention », déclare le chef de la police d’Orestiada. Avant de concéder : « Mais les personnes que nous ne détectons pas viennent vers nous pour se faire arrêter. Si nous n’allons pas les chercher, ils vont arriver tout seuls. » Pourquoi, dès lors, déployer autant de personnel militaire ? La réponse est claire : la paradoxale chasse aux migrants qui se déroule depuis 2009 tout au long de la frontière greco-turque est avant tout un instrument psychologique, tout comme la construction du mur est elle-même utilisée à des fins politiques.

Post-scriptum

Une première version de cet article est parue dans La Cité, magazine suisse francophone, le 21 septembre 2012. Elle était accompagnée d’un reportage photographique réalisé par Alberto Campi, avec lequel Cristina Del Biaggo a réalisé son enquête. Pour voir le blog tenu lors de ce voyage : www.evrosborder.com ; les autres articles de Cristina Del Biaggio sur ce sujet : www.asile.ch/vivre-ensemble/2012/11/08/grece-le-traquenard-europeen.

Notes

[2Heribert Prantl, « Europäische Flüchtlingspolitik : Gestorben an der Hoffnung », Süddeutsche Zeitung, 4 août 2011.

[3Wendy Brown, « Souveraineté poreuse, démocratie murée », Revue des livres, 2 juillet 2009, n° 12.

[4Frank Neisse et Alexandra Novosseloff, « L’expansion des murs : le reflet d’un monde fragmenté ? », Politique étrangère, hiver 2010, n° 4.