Vacarme 64 / Cahier

Droit coutumier et indépendance kanak

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En Nouvelle-Calédonie, l’émancipation politique des Kanak passe-t-elle par la transcription de leur culture en droit ? C’est le pari d’un groupe de juristes et de magistrats, qui œuvrent à l’écriture d’un « droit coutumier », au nom de l’« identité kanak » reconnue par l’Accord de Nouméa et de la « souveraineté partagée » qu’ils prévoit. De loin, la tentative peut sembler louable. Christine Demmer et Christine Salomon, deux anthropologues attentives aux transformations, aux clivages et aux mobilisations de la société kanak, la récusent.

La Nouvelle-Calédonie est une nouvelle fois à un tournant politique majeur, au moment où s’approchent les référendums d’autodétermination prévus entre 2014 et 2018. Tout en maintenant le projet de rééquilibrage économique entre Kanak et non-Kanak prévu par les accords de Matignon (1988), l’accord de Nouméa, signé en 1998 entre indépendantistes, loyalistes et État français, visait la construction d’une citoyenneté néo-calédonienne passant notamment par la reconnaissance préalable de « l’identité kanak ». Ces perspectives qui s’accompagnent du transfert progressif de la plupart des compétences à la Nouvelle-Calédonie cherchent, depuis, traduction en termes juridiques. La notion de « souveraineté partagée » entre la France et la Nouvelle-Calédonie, énoncée dans l’accord, vient infléchir la conception française de l’État unitaire et donne lieu à des élaborations juridiques permettant de jeter les bases d’un fédéralisme inédit. Quant à la notion de « souveraineté kanak, préalable au destin commun » qui premettrait de refonder le lien social et de « mettre les Kanak au centre de l’Accord », elle est comprise, depuis lors, par certains juristes et quelques magistrats comme nécessitant la mise en œuvre d’un « droit coutumier » en matière civile — voire en matière pénale via une « médiation pénale coutumière » s’appliquant exclusivement aux Kanak. Leur projet vise clairement l’inscription du pluralisme juridique au niveau étatique ; il se révèle cependant discutable, parce qu’il n’est pas explicitement souhaité par les indépendantistes d’une part, en raison de ses implications pour certaines catégories de Kanak, d’autre part.

L’écriture d’un droit coutumier : une volonté partagée par l’ensemble des Kanak ?

Pour comprendre la genèse et l’enjeu de ce projet, il faut avoir en tête quelques-unes des particularités du statut des personnes en Nouvelle-Calédonie. Depuis l’époque coloniale, les Kanak relèvent d’un statut particulier — sauf s’ils ont demandé expressément (au tribunal) à passer dans le droit commun pour être soumis au Code civil. Ce statut particulier, dit aujourd’hui « coutumier », confère des droits fonciers spécifiques sur les « terres coutumières » et renvoie les Kanak qui en relèvent devant des juridictions civiles avec « assesseurs coutumiers » (des Kanak) pour toutes les affaires qui concernent la famille et la propriété foncière. C’est là qu’autour de Régis Lafargue et de quelques autres magistrats en poste s’écrit — et s’applique — la norme juridique jurisprudentielle kanak, en s’appuyant sur les avis rendus par les « assesseurs coutumiers ». Quant au droit pénal, le principe d’unicité prévaut encore dans un contexte où, depuis 1989, pour tenir compte des particularités du territoire, une réforme de l’institution judiciaire locale associe aux magistrats professionnels, pour les délits graves, des assesseurs correctionnels (Kanak et non-Kanak) siégeant en tant que citoyens néo-calédoniens.

Les partisans du droit coutumier avancent qu’il s’agit pour eux de répondre à une volonté kanak gravée dans le marbre (la loi organique de 1999 faisant suite à l’accord de Nouméa stipule que les Kanak de droit coutumier « sont régis en matière de droit civil par leurs coutumes »). Or, si l’accord de 1998 représente bel et bien une « feuille de route » pour l’avenir, il ne constitue pas pour autant un socle intangible ; il laisse volontairement place à des interprétations variées. En l’occurrence, la loi de 1999 n’a pas entériné le rôle privilégié des autorités coutumières dans la médiation pénale, voulu par le document d’orientation, et rien n’est dit sur l’écriture d’un droit coutumier qui ne fait pas déjà, en soi, consensus. En aucun cas, contrairement à ce qu’affirment ces juristes, on ne peut supposer une équivalence entre les termes « souveraineté kanak », « reconnaissance d’identité » et « coutume judiciaire » ; personne n’envisage le droit coutumier comme le signe de la souveraineté retrouvée — quel que soit le destin futur du pays et a fortiori si celui-ci reste français. Pour les indépendantistes, maintenir le statut civil particulier et, de ce fait, le statut des terres des « réserves » dans lesquelles la colonisation a cantonné les Kanak, répond à la volonté de protéger le capital foncier, davantage que cela ne vise à faire reconnaître une identité spécifique. Si l’on en juge par les moyens investis, le développement économique et la gestion du nickel préoccupent actuellement les indépendantistes bien plus que la question identitaire. Les leaders du FLNKS ont très rarement été défenseurs d’une tradition fétichisée et de politiques de l’identité qui entendent faire reconnaître des particularismes en droit ; celles-ci sont plutôt assumées par des partis qui sont rapidement sortis du Front tels le LKS (Libération kanak socialiste) ou le FULK (Front uni de libération kanak) ou plus récemment par le mouvement « autochtone » avec des associations comme le Caugern ou Rhébuu Nuu, dont les positions n’excluent pas de demeurer au sein de la République française. Le Sénat coutumier créé en 1998, chambre aux membres désignés pour statuer sur des questions identitaires, se positionne comme soutien à la définition de la « coutume judiciaire », sans être toutefois la voix des Kanak dans leur ensemble. Aboutissement d’un long processus, initié durant la colonisation, de légitimation au sein de l’État d’ordres politiques infra-étatiques (chefferies coloniales, conseil des notables ou des grands chefs…), ce Sénat permet surtout à ceux qui y siègent de renforcer leur pouvoir. Quant aux juristes qui ont l’ambition de « décoloniser le droit » français — et accessoirement d’entrer dans l’histoire en remettant en question son principe d’unicité — ils ne font que revisiter un vieux projet, jusque-là sans suite, émis par les magistrats de l’époque coloniale, puis par les associations missionnaires accompagnant l’entrée dans la citoyenneté des Kanak après 1946. Dans de nombreux écrits et conférences, ils se targuent de restaurer l’identité autochtone bafouée par la colonisation. Dans le champ politique néo-calédonien actuel, où l’indépendance peut sembler superfétatoire à certains en raison des acquis obtenus, ils prétendent, non sans démagogie, régler ainsi la question de la reconnaissance kanak, en mettant fin rien moins qu’à un « ethnocide » (Lafargue, 2010 : 68). Cependant, dans la filiation d’une ethnologie juridique préoccupée par les conditions d’intégration des indigènes à l’Empire colonial qu’elle entendait réaliser grâce à l’écriture de codes coutumiers, ces juristes, assimilés aux yeux de leurs pairs aux « sachants de la coutume » que seraient les assesseurs kanak, proposent une expertise conservatrice sur la culture, dont le projet s’inscrit résolument dans cette lignée réformiste.

C’est oublier que dans le contexte de cette ancienne colonie « non décolonisée », la revendication identitaire des indépendantistes, bien qu’importante, reste subordonnée aux aspirations à la pleine souveraineté politique et à davantage de justice sociale. Tjibaou, qui a tant fait pour la valorisation de la culture kanak, menait ce combat pour faire accepter à l’État français l’idée de l’indépendance kanak. Il déclarait en mai 1985 : « Nous essayons de convaincre, de convaincre que Kanaky est notre pays. » Dans le même entretien, il ironisait : « Sur ce terrain-là, celui de la culture, on n’a pas d’adversaires. Il n’y a que les idiots pour dire que la revendication de la spécificité kanak, c’est n’importe quoi. Mais si on avait la puissance militaire pour dire merde à la France, ce problème-là ne se poserait pas. » (Tjibaou, 1996 : 205). S’il faut prendre garde à l’écriture d’un droit coutumier, c’est donc bien d’abord parce que personne, dans le pays, n’attendait ce projet. La réforme de la justice pourrait tout aussi bien passer par l’invention d’un autre droit, calédonien, qui ne serait ni une reproduction du droit colonial ni un droit simplement « coutumier ».

L’identité culturelle à tout prix ou le déni des appartenances multiples

Institutionnaliser, par et dans le droit, une définition de l’identité revient à une forme d’assimilationnisme, mais à une échelle inférieure à celle de l’État. Une fois légalisées, les affirmations identitaires de type « ethnique » rendront suspectes toutes les autres identifications possibles (de genre, de classe, de profession, d’obédience politique ou religieuse etc.). Or, en Nouvelle-Calédonie, comme ailleurs, le refus de se penser en termes d’appartenance culturelle existe, surtout quand cette dernière est associée à un phénotype donné. Pour preuve, le dernier recensement de 2009 dans lequel il était demandé l’affiliation « ethnique » et où 9% de la population s’est déclarée « métis-se » (avec une proportion plus grande encore chez les jeunes). Le clan, la chefferie, la langue, la commune de résidence voire, en ville, le quartier, sont autant de modes d’appartenances revendiqués. Déjà, dans les années 1980, une étude montrait que les jeunes kanak, au-delà de ces attachements qui contribuent à donner contour à leurs identités collectives, tenaient aussi à des espaces personnels d’autonomie (Kohler, Pillon et Wacquant, 1985). Toutes générations confondues, on ne voit d’ailleurs pas pourquoi les Kanak échapperaient aux principes d’identifications analysés par les sciences sociales qui les montrent multiples, ne cessant de se construire et de se reconstruire. C’est pourquoi, faire reconnaître dans l’État, via l’élaboration d’un droit coutumier, une identité kanak qui surdéterminerait les autres revient à une assignation identitaire qui peut devenir liberticide. Une chose est de mobiliser une représentation de sa culture dans le quotidien ou à des fins politiques comme Tjibaou, une autre est de l’inscrire en droit, d’en faire une réponse institutionnelle. De telles politiques dites « de l’identité », qui peuvent représenter une victoire sur le déni de la différence, peuvent aussi devenir source de discriminations et de violences quant elles se veulent contraignantes. Ainsi en Nouvelle-Calédonie, à Lifou (une des îles Loyauté), des châtiments corporels ont été infligés à des femmes kanak par un chef et ses « policiers coutumiers » parce que, étant Témoins de Jéhovah, elles rejetaient certains aspects de « la coutume ». En 2000, celles-ci ont porté plainte pour coups et blessures ; le chef s’est vu condamner en première instance puis en appel. La Cour de cassation a confirmé la condamnation en 2005 au nom du principe constitutionnel de la liberté de religion. Les violences exercées ont toutefois été présentées par les partisans de la justice pénale coutumière comme une réaction légitime face à une inadmissible mise en danger de la « coutume ». De leur point de vue, il n’existe clairement qu’une seule appartenance admise pour les Kanak ; sacralisant leur identité collective, ils justifient qu’on la défende par tous les moyens, en particulier ceux dits traditionnels, tel « l’astiquage » (la bastonnade, qualifiée d’« art » et même de « liturgie » par un sénateur coutumier lors d’une conférence à Paris).

Le principe de reconnaissance d’une communauté culturelle procède souvent non seulement par réduction des identités, mais aussi par simplification. Alors que l’identité est à envisager sous l’angle de la mobilisation individuelle — variable selon les contextes — de références multiples, supposer l’existence de valeurs héritées d’un passé plus ou moins lointain qui seraient la propriété d’un collectif produit une représentation figée et faussée. Fote Trolue, seul Kanak devenu magistrat à ce jour, affirmait : « La coutume que je vis, moi, est différente de celle que vivait mon père, il ne la reconnaîtrait pas. La coutume est quelque chose de souple et doit s’adapter à toute chose ». Il laissait aux Européens la conception d’une tradition qui renvoie à « une nostalgie du temps passé » (1990). Aussi, la prise en compte d’une réalité sociale qui serait primordiale et intangible — dite « sociologique » par les juristes — est un leurre. Bien que ces derniers puissent s’en défendre auprès de certains publics avertis, ils conçoivent la coutume comme « un code ancestral de relations sociales » (Lafargue, 2012) pouvant trouver à s’écrire. Ce projet, qui reprend explicitement celui du magistrat colonial Rau, désireux dans les années 1930 « d’organiser la justice indigène sur des bases rationnelles », oublie que l’identité culturelle est une construction, mouvante par définition. Après cent-soixante ans de colonisation en Nouvelle-Calédonie, penser une identité kanak nécessite d’appréhender l’évolution du fonctionnement des groupes sociopolitiques (du fait du cantonnement, de la nomination de chefs par l’administration, de la présence missionnaire, etc.) et de prendre acte de réalités comme celle du métissage, de l’exode rural, de la salarisation, du partage des lieux de socialisation, de la participation aux mêmes institutions politiques et organisations syndicales, etc. Être Kanak aujourd’hui, qu’on soit né « en brousse » ou à Nouméa, c’est se sentir appartenir à cette communauté tout en ayant des idées et des pratiques qui n’expriment pas des valeurs uniquement ancrées dans le précolonial, mais aussi dans les remaniements contemporains. Alors qu’au début des années 1980, l’étude déjà citée indiquait qu’une moitié des jeunes — 52% des filles et 47,5% des garçons — critiquaient la prééminence masculine et se démarquaient ainsi de l’idéologie ancienne, aujourd’hui c’est très majoritairement — 83% des filles et 71% des garçons — que les jeunes Kanak entre 16 et 25 ans adhèrent à l’idée de l’égalité absolue des droits dans la famille ; une large majorité d’entre eux — 76% des filles, 61% des garçons — considèrent même, contrairement aux idées du passé, que l’homosexualité est une sexualité comme les autres (Hamelin, Salomon et al., 2008).

Or, bien qu’ils légimitent le processus de reconstruction que suppose l’écriture d’un droit jurisprudentiel à l’aide des mots de Tjibaou évoquant une identité « devant soi » (puisés dans l’entretien réalisé en mai 1985 avec Les Temps modernes où il était interpelé sur sa vision de la société indépendante), les tenants de la « coutume judiciaire » ne tiennent pas compte, pour autant, de ces évolutions. Fixant un contenu juridique conservateur à la coutume — intégrant sans peine en revanche l’héritage missionnaire —, ils s’abritent derrière le Sénat coutumier, qualifié « d’incarnation de l’identité kanak » par le Haut commissaire de la République, représentant de l’État français en Nouvelle-Calédonie, lors d’un séminaire consacré à « l’élaboration du socle commun des valeurs et l’évolution des autorités et institutions coutumières » (23 et 24 octobre 2012). Le programme de ce séminaire donne le ton : « la société kanak a pour base la coutume et la religion ». Ce Sénat, qui prétend au monopole du discours identitaire, porte en réalité la voix d’hommes, cooptés souvent parmi les clans notabilisés autrefois par des procédures — similaires à celles d’aujourd’hui — d’incorporation du modèle politique clanique à l’État. Il assoie son autorité tout en confortant le droit qui s’élabore dans les tribunaux, en s’associant avec des experts juristes locaux ou métropolitains, en multipliant les rencontres de ce type. Le Sénat coutumier durcit même peu à peu ses positions, à mesure que le monde kanak connaît de nouveaux changements sociaux en lien avec le développement de l’industrie du nickel.

Des valeurs qui pénalisent les dominés

Le réseau néo-coutumier s’attache à défendre aussi bien les appartenances aux Églises chrétiennes « historiques » que des principes de séniorité (domination des « aînés » sur les « cadets » au sens générationnel, mais aussi statutaire, distinguant clans « chefs » et clans « sujets »). Pour les juristes improvisés ethnologues, conserver ou ramener la paix sociale — objectif ultime de la justice — trouve en effet son accomplissement dans le respect du chef dont le rôle est précisément d’être garant de l’ordre social. Mais, dans la réalité des affaires, les experts de la « coutume judiciaire » butent sur la complexité du système politique kanak, où la relativité et la multiplicité des positions statutaires ne permettent pas de départager certains groupes et individus quant à la détention d’une autorité légitime suprême (si toutefois celle-ci existe). Force leur est ainsi de constater, lors de l’échec du règlement d’un conflit foncier, que la « parole des chefs qui incarne le groupe (…) et qui ne peut donc qu’être respectée » (Frezet, 2006) ne permet pas de justifier qu’un chef expulse des gens de haut rang comme lui (des « maîtres de la terre »). Les systèmes sociopolitiques des îles Loyauté où se sont déroulés ces faits, réputés pour être plus centralisés que sur la Grande Terre, sont pris comme modèle de l’organisation sociale kanak traditionnelle. Ce faisant, d’autres conceptions moins autoritaires du pouvoir ayant cours sur la Grande Terre sont sciemment occultées ; c’est tout l’héritage de la période dite des « événements » (années 1980) qui est nié : celle où les indépendantistes purent écarter « les coutumiers » au profit de nouveaux leaders locaux, voire aspirer, dans une perspective marxiste, à des chefferies « sans classe et sans rang ».

De tels procédés mettent aussi en avant un principe de masculinité que l’on a pu voir outrancièrement défendu dans un projet de « code coutumier », élaboré dans un « district » de Lifou en 2009, qui prévoyait des peines d’amende pour les femmes qui avortent ; de renvoyer chez leur mari des femmes, qui se trouvaient qualifiées d’adultères en fuite ; ou encore des bastonnades, des amendes et le bannissement définitif des homosexuels. La rhétorique des experts juristes dont le discours essentialiste défavorise systématiquement certaines catégories de justiciables kanak aboutit à sanctionner essentiellement les « sujets » (à savoir les personnes de rang inférieur) et les jeunes ; pour les femmes victimes de violences, ces juristes entendent exiger une procédure d’indemnisation qui les renvoie au civil devant des assesseurs coutumiers qui sont presque tous des hommes de plus de 45 ans, pas forcément enclins à les soutenir. Leur défense de la masculinité se lit encore à travers la définition de la famille qui est proposée. Est privilégiée une vision communautaire sur le modèle du missionnaire-ethnologue Leenhardt, où l’individu n’existe qu’au travers de ses relations de parenté. Sous prétexte que la paternité ne serait que sociale, on feint d’ignorer que les Kanak reconnaissent aussi la paternité biologique. On refuse, par conséquent, aux femmes de statut coutumier les demandes en reconnaissance de paternité. Dans l’examen des procédures de dissolution du mariage — substitut coutumier au divorce — l’avis des deux familles demeure un préalable et des mères se voient privées de l’autorité et de la garde des enfants au motif que ceux-ci doivent prendre place dans la hiérarchie patrilinéaire (Lafargue, 2010 : 205).

Globalement, les principes inégalitaires du système sociopolitique kanak ancien sont confortés par les tenants de la « coutume judiciaire ». Les femmes kanak, à l’instar des jeunes, des cadets hiérarchiques ou de ceux qui pratiquent une religion jugée non conforme risquent d’être soumis à un contrôle social renforcé, aussi bien dans leur univers social qu’au sein de l’État. Dans le cadre d’un droit pénal coutumier, quels seraient en effet les recours des victimes de sanctions — châtiments corporels ou exclusions — émanant d’autorités coutumières présentées comme « des outils de régulation traditionnels » ? Lorsqu’on affirme comme le fait Lafargue (2010 : 215) que « les critères de la société traditionnelles priment sur toute autre considération, [que] le salarié kanak est Kanak et sujet de la coutume, avant que d’être un salarié », n’est-on pas en train de réduire de manière caricaturale les logiques de l’action kanak à la conformité ou à la transgression de « la coutume », en l’occurrence au respect ou à l’irrespect des positions d’autorité ? Élie Poigoune, le président de la Ligue des droits de l’Homme en Nouvelle-Calédonie — un Kanak qui espère aboutir un jour à la création d’un même droit pour tous dans son pays — n’hésite pas, contrairement aux experts qui sont extérieurs à son monde, à réclamer que les droits des femmes et des enfants kanak soient mieux respectés (voir http://youtu.be/AUASh9Ophn4). À l’encontre de la sacralisation de la différence culturelle, ceux qui luttent pour l’égalité des droits dans de tels systèmes hiérarchisés doivent être entendus.

Kanak, votre identité !

Pour échapper aux juridictions coutumières, reste désormais comme solution de renoncer à son statut particulier. Mais, de nos jours, quitter ce statut qui a contribué à forger une histoire commune (celle de sujets de l’Empire privés de droits et soumis à un régime d’exception, l’Indigénat), peut être perçu comme un reniement ; cela peut surtout poser problème pour exploiter certaines terres coutumières. Brandi par les experts de la coutume comme étant « la traduction juridique de l’identité kanak », le statut coutumier tendrait, si tel était vraiment le cas, à substituer aux complexes réalités sociologiques une identité culturelle figée dans ses contours juridiques. Et ce temps n’est pas loin puisqu’il revient déjà au juge d’apprécier la réintégration au statut coutumier en fournissant la preuve que l’on « vit, de façon durable, conformément aux règles de la coutume kanak ». Dans cette logique, la règlementation de la sphère privée telle qu’elle se dessine (en référence aux seules appartenances familiales collectives, patrilinéaires et hiérarchisées) forge aussi une forme d’appartenance à l’ordre public, une appartenance indirecte à la communauté des citoyens — en tant que kanak de statut coutumier. Au-delà du repli communautaire et bien loin de favoriser la construction du destin commun voulu par l’accord de Nouméa, la fabrique, par le droit, d’une telle identité univoque assigne une fois encore une place à part au sein de l’État aux Kanak concernés par ce statut personnel. Au temps colonial, l’idéologie des races qui guidait la séparation entre sujets et citoyens (et qui recoupe largement les catégories culturelles d’aujourd’hui) non seulement organisait l’inégalité mais rendait suspect le métis pouvant prétendre à la citoyenneté. Bientôt, l’homme ou la femme s’éloignant de la vision dominante, transgressant les frontières construites, cherchant à quitter le statut coutumier seront-ils également frappés d’indignité car sans identité affichée ?

Références citées

  • Hamelin Christine, Salomon Christine, Lert France et Vignier Nicolas, « Situation sociale et comportements de santé des jeunes de 16 à 25 ans en Nouvelle-Calédonie », Rapport Inserm, 2008.
  • Frezet Pierre, « Chronique d’un jugement qui ne sera jamais rendu », Droit et cultures, 51 : 233-241, 2006.
  • Kohler Jean-Marie, Pillon Patrick et Wacquant Loïc, « Jeunesse, ordre coutumier et identité canaque en Nouvelle-Calédonie », Cahiers ORSTOM, série Sciences Humaines, XXI, 2-3 : 203-228, 1985.
  • Lafargue Régis, « Statut personnel et “identité kanak” : le Droit saisi par le politique », in Jean-Marc Regnault et Viviane Fayaud (dir.), La Nouvelle-Calédonie : vingt années de concorde, 1988-2008, Paris, publications de la SFHOM : 151-157, 2008.
  • Lafargue Régis, La coutume face à son destin. Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des ordres juridiques infra-étatiques, Paris, LGDJ, Droit et Société Recherches et Travaux 22, 2010.
  • Lafargue Régis, Le droit coutumier en Nouvelle-Calédonie, Maison de la Nouvelle-Calédonie, 2012.
  • Trolue Fote, « De la coutume au droit officiel : un enfant de la coutume », Interview Mélanie Lorant, Steeve Desvignes, Jean-Pierre Vélot, Pourquoi Pas, 5-10 mars, 1990.
  • Tjibaou Jean-Marie, La présence kanak, édition établie et commentée par Alban Bensa et Éric Wittersheim, Paris, Odile Jacob, 1996.

Post-scriptum

Christine Demmer et Christine Salomon sont anthropologues, membres du Groupe de recherches sur les enjeux sociaux contemporains en Nouvelle-Calédonie, www.recherches-nouvelle-caledonie.org.

Cet article a été écrit avec la collaboration d’Alban Bensa, Christine Hamelin, Michel Naepels, Marie Salaün, Benoît Trépied & Eric Wittersheim.