Oh Corse, île d’amours !

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Le portrait de la Corse est souvent vite tiré. Cliché un : Kallisté — la plus belle — tel était le nom de l’île dans l’Antiquité. Cliché deux : tout n’est pourtant pas que beauté. Preuves en sont le clanisme, la vendetta, l’inefficacité de l’État qui en feraient la particularité. Cliché trois : dans le même temps, les traditions (honneur, famille, solidarité) ont du bon. Il serait temps d’ouvrir un peu les yeux. Deux solutions pour se sortir de ces images d’Épinal et de ce qui fait énigme : en revenir aux chiffres et mener l’enquête pour comprendre de plus près les ressorts de l’action sociale.

Mon premier a été conseiller général de Corse-du-Sud, membre du Service d’Action Civique, organisation barbouzarde dévouée à de Gaulle puis à ses héritiers, « roi » des cercles de jeu parisiens dont l’État a confié la gestion à la Libération à certains Corses en remerciement de leurs actions dans la Résistance, chef de clan redouté et probablement (très) impliqué dans la French Connection. Mon second a été, au cours des vingt dernières années, cadre du Mouvement Pour l’Autodétermination, Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Corse-du-Sud et arrêté pour trafic de stupéfiants. Mon troisième a bâti sa fortune en introduisant les paris hippiques en Afrique, a été maire d’un village ainsi que conseiller à l’Assemblée de Corse, et a financé, en échange de services, la campagne européenne d’un ancien membre du gouvernement. Mon tout est une énigme anthropologique : y-a-t-il une prédisposition atavique des habitants d’une région pour les « affaires interlopes » ? existe-t-il une déficience de la politique d’État ? ou encore un clanisme ethnique ? Cherchons plutôt du côté du rapport aux institutions, des « consensus » et des « arrangements », des sociabilités entre individus appartenant à des milieux différents, d’où résulteraient des « perméabilités » entre des mondes a priori distincts et dont les sciences sociales ne savent pas grand-chose.

Contrairement aux idées reçues, on « connaît » peu de la région corse et surtout presque rien des phénomènes actuels ou des ressorts de l’action sociale. Des recherches sur les traditions et coutumes, sur les spécificités politiques, une historiographie principalement occupée à démontrer que la Corse existait avant de devenir française ou une fois qu’elle l’était, l’intégration spécifique « des Corses » dans la colonisation, la politique nationale ou le Milieu, ont monopolisé les projets de connaissance. Les discours sur la Corse, y compris ceux qui circulent dans les milieux « intellectuels », sont trop souvent accrochés au paradigme explicatif « du particularisme », qui consiste à mesurer les implications politiques et sociales d’une spécificité culturelle pour comprendre la situation contemporaine.

Ceux qui y font des recherches savent qu’il est difficile d’aborder certains phénomènes, comme s’il existait, localement, une résistance diffuse au miroir qu’un questionnement à dimension critique pouvait renvoyer. Cette résistance a à voir, selon nous, avec une forme de « consensus social » : tolérance à l’égard de pratiques intolérables, empathie pour les siens et dictature des clichés sur « les Corses » et la société corse, à tel point enracinés qu’ils construisent l’image « des Corses » sur eux-mêmes. Ainsi la Corse serait une île où l’on vit bien, et qui, contrairement à une société française dont elle se sent la périphérie, aurait su garder, comme pour mieux s’en démarquer, des valeurs traditionnelles (honneur, famille, solidarité). Une région que les autres regarderaient comme une « île de beauté », qui, vous diront-ils une fois sur deux, portent bien son nom. Tout projet de connaissance contient la potentialité de bousculer ces idées toutes faites et ce consensus, dont on aura compris la bipolarité, et qui masquent certaines réalités sociales.

Des régions métropolitaines, la Corse est la première en interpellations pour usages d’héroïne, cocaïne ou ecstasy, celle où l’on compte le plus de familles monoparentales, l’une des trois où l’intensité de la pauvreté est la plus importante et elle a fait partie de celles qui ont été le plus touchées, dans les années 1990, par l’épidémie de sida, notamment en lien avec l’usage de drogue. Des réalités qui relèvent davantage du « confins » que de l’île de beauté.

La rumeur actuelle tend à dire que la criminalité augmente mais au milieu du XIXe siècle on recensait déjà plus de trente homicides par an, soit quelques-uns de plus qu’aujourd’hui. Intéressons-nous d’ailleurs aux réactions locales actuelles face à un assassinat. Une partie des gens se questionne sur ce que l’assassiné a bien pu faire pour avoir été assassiné, avant de répondre que s’il en a été ainsi, c’est qu’il avait dû faire quelque chose, puis de s’indigner des modalités du meurtre : au grand jour, en pleine rue, devant femmes et enfants ! Indignation teintée d’une nostalgie non feinte pour une époque où les tueurs auraient eu plus d’éthique. Les manières de tuer suscitent davantage de réactions que l’acte, qui n’étonne plus personne, parce qu’elles brisent le mythe d’une Corse honorable même dans la criminalité. Intolérable pour ceux qui « s’arrangent » des pratiques meurtrières tant qu’ils les jugent moralement encadrées par une déontologie, celle justement qui n’autorise pas à tuer n’importe qui, n’importe où et n’importe comment. C’est sans doute pour éviter que son père ne passe du côté des « immoraux » et par là ne fasse éclater le stéréotype d’une criminalité corse éthique, que la fille d’un bandit renommé est venue contester en public celui qui avait écrit que son père, à la fin de sa vie, aurait été pris d’une telle folie meurtrière qu’il aurait tiré sur des tombes.

Et quid du « qu’a-t-il bien pu faire pour être assassiné » ? Adopter ce point de vue sur le meurtre, c’est admettre qu’on fait partie d’un monde au sein duquel il existe des raisons valables d’être tué. Et être frappé d’une certaine cécité qui consiste à croire que la criminalité insulaire ne concerne que les bandits ; or, en Corse, on tue pour des affaires criminelles mais aussi pour des différends amoureux, des conflits de voisinage, ou pour une vexation (se voir refuser l’entrée d’une boîte de nuit, ou reprocher des dettes en public, par exemple). C’est encore consentir à ce que le règlement de certaines affaires s’opère sans passer par la justice régalienne, par-delà les institutions donc qui n’ont pas, ici, fonction à régler des affaires qui le seront « entre hommes ».

De manière générale, ce que la Justice, l’École, la Police offrent ou garantissent ailleurs, est ici accessible par des relations interpersonnelles. En témoignent certains faits : si, depuis 1999, le taux de scolarisation des 18-21 ans a augmenté, il reste l’un des plus faibles de France métropolitaine, comme le niveau de diplôme. Et pour cause : un certain nombre de jeunes construisent leur avenir dans le tissu relationnel de leur « parentèle ». Ainsi, la ville d’Ajaccio est-elle le premier employeur de Corse … résultat d’une politique clientéliste et des « dons » faits aux « amis ».

Certains y voient des pratiques de solidarité ; nous, des structures politiques d’opportunité. Au sein des institutions locales, des individus s’aménagent des espaces de liberté, ceux-là même qui permettent de multiplier les emplois municipaux. Une partie des électeurs qu’ils représentent s’arrange moralement de ces pratiques, par opportunisme, par besoin, par empathie, par absence de conscience « politique » ou simplement par conformisme.

Revenons à notre énigme anthropologique et aux parcours de ces hommes politiques, ou affairistes, selon les points de vue. Jusqu’à la fin des années 1980, la société corse se caractérise par une imbrication entre Milieu et pouvoir politico-administratif local et national. Cette imbrication se complexifie à partir des années 1990 puisque quelques nationalistes, officiels et clandestins, viennent s’ajouter. Ce phénomène, qui permet au même individu de naviguer entre différents mondes, est le signe d’une perméabilité entre économie, politique, terrorisme et banditisme. Cette perméabilité a pour conséquence, entre autres, d’entretenir localement un consensus social à l’égard de pratiques criminelles, qui par-là se maintiennent. Elle introduit en effet une part d’affect dans le regard des gens vivant en Corse sur la réalité qui les entoure, ou, pour le dire autrement, dans leur dispositif de jugement. Quel habitant de la Corse n’a pas un ami, un parent ou un être cher, qui incarne ces imbrications et chez lequel il tolère l’appartenance à des mondes multiples et parfois l’adhésion à des pratiques criminelles ? Ce consensus peut être très troublant comme l’illustrent certains portraits de bandits, parfois bien complaisants, parus dans Corse-Matin après leur assassinat…

Ces connexions sont le signe de limites poreuses entre des mondes a priori distincts mais elles ne se limitent ni à la Corse, ni aux Corses. Au sein des ministères, des ambassades, des polices, il existe aussi des individus qui s’aménagent des espaces de liberté. Certains de ces hommes viennent de Corse, d’autres non. Ils « manœuvrent », avec la complicité passive ou active de quelques-uns de ceux qui les entourent, parmi lesquels certains sont originaires de la même île qu’eux, d’autres non. C’est probablement autour d’une rencontre, d’une amitié, d’un ami commun ou d’un cousin, que ces arrangements naissent. Pour expliquer ces connexions, on parle parfois « d’État voyou » ou « d’État déficient ». Mais l’État est une agrégation de puissances individuelles animées par la tension entre des intérêts personnels et collectifs. Aussi, ces imbrications entre banditisme, politique et économie, qui caractérisent tant la Corse contemporaine, résultent, pour une part, d’une affaire de consensus, mais pour une autre, de sociabilités et d’affinités dont on aura compris que quelques-unes seulement reposent sur la capacité de quelques individus à jouer de leur appartenance à la même île.

Post-scriptum

Liza Terrazzoni est sociologue. Elle a soutenu une thèse consacrée à la construction sociale, historique et politique des relations interethniques en Corse.

Le texte a été revu par l’auteure par rapport à la version éditée en papier.