Les femmes d’à côté

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La prostitution est absente de la rue en Corse. Le travail du sexe existe toutefois ailleurs, notamment dans ce que tout le monde appelle les « caboulots ». Mais si ces bars, ouverts tard le soir, sont perçus avec une certaine tolérance, celles qui y exercent, les « cabouleuses », ne bénéficient d’aucune considération. C’est que s’y nouent des représentations sociales héritées tout à la fois du passé colonial des Corses et de l’idéal normatif de la virilité. « Extérieur nuit » aurait pu ainsi résumer ce qui suit. Mais l’expression est bien trop légère pour rendre compte de ce qui se passe à l’intérieur de ces lieux.

Si la prostitution est un phénomène peu visible en Corse, des pratiques sexuelles tarifées se déroulent dans certains bars ouverts la nuit, nommés « caboulots ». Ces activités potentiellement illégales ne sont que rarement mises en débat dans l’espace public local, et les lieux qui les abritent bénéficient d’une certaine notoriété. C’est cette ambiguïté que nous avons choisi d’interroger dans le cadre d’une enquête menée en 2012-2013. Vingt entretiens semi-directifs, individuels et collectifs, ont été réalisés auprès de riverains, d’acteurs institutionnels et d’acteurs de la vie sociale concernés par ces questions. Les éléments ainsi recueillis invitent à se pencher sur l’expérience de ces femmes qui viennent d’ailleurs — du continent, d’Afrique, d’Europe de l’est — pour exercer dans les caboulots.

Du café au caboulot

La figure de la serveuse continentale représente, aujourd’hui en Corse, l’un des visages du « Français ». Travailleuse saisonnière ou permanente de l’industrie du tourisme, elle constitue une facette genrée du « Continental ». Elle n’incarne pas seulement une différence de type ethnique, mais cristallise également des représentations relatives au genre et à la place dans les hiérarchies socioprofessionnelles. À ces trois niveaux, elle occupe une place intermédiaire. Femme dans un univers d’hommes, n’ayant souvent qu’un statut précaire, elle a toutefois un emploi plus valorisé que celui de « plongeur » : contrairement aux hommes originaires du Maghreb, son ethnicité ne lui interdit pas d’être visible dans des lieux de sociabilité. Cette visibilité est cependant ambivalente : elle ne témoigne pas seulement d’une acceptation, mais l’expose également à des rapports de domination. L’alcool présent dans ces lieux favorise parfois une certaine permissivité à l’égard de ces femmes :
« Il y avait aussi ce problème… dans les bars… effectivement… (…) C’est le pastis. On se permet, l’alcool aidant, d’avoir un certain rapport par rapport aux femmes qui viennent comme ça. »
La serveuse apparaît d’ailleurs comme une femme sinon débauchée, du moins « paumée ». Jérôme Ferrari rend manifeste le mépris dont elle peut faire l’objet lorsqu’il décrit, dans l’un de ses romans, la carrière d’une propriétaire de café : « elle engagea des serveuses, ce qui n’était pas bien difficile. Des tas de filles paumées, venues d’un peu partout, [qui traînent] leurs vies brisées en ville à la recherche d’un travail quelconque. » [1]. Plus globalement, le statut symbolique et social de ces femmes venues d’ailleurs est un élément de fragilisation, parfois à l’origine d’un basculement : des bars de village « traditionnels », les serveuses échouent alors dans les caboulots. Ce processus, évoqué par Jérôme Ferrari dans Le Sermon sur la chute de Rome [2] a aussi été décrit par plusieurs personnes interrogées lors de notre enquête. L’omniprésence de l’alcool est alors présentée comme l’un des facteurs de ce basculement :
« Après, les femmes qui travaillent à servir les vieux alcooliques dans les bars, la bascule elle peut vite se faire ».

L’autre trajectoire classique qui mène au caboulot est celle de filles d’origine maghrébine, subsaharienne, slave ou roumaine qui « viennent de Marseille pour la saison » ou encore de femmes africaines, sollicitées dans leurs pays d’origine par des hommes corses. Les liens avec le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou encore le Gabon s’inscrivent dans une tradition initiée par les colons corses. La représentation des femmes africaines dans les caboulots est, d’ailleurs, si importante que certains hommes corses associent parfois ces marqueurs ethniques à du racolage. On peut voir là l’empreinte d’un refoulé colonial ou, plus spécifiquement, la persistance de relations nouées entre hommes corses et femmes indigènes à l’époque coloniale. Comme le souligne une Dakaroise arrivée en Corse au cours des années 2000, les femmes noires sont très souvent perçues comme de potentielles prostituées :
« Moi qui travaille dans un restaurant, on m’a déjà appelé « la cabouleuse ». Même dans la rue, cela arrive. Les gens sont en voiture, la voiture roule doucement, ils te suivent. Ils te font un signe vulgaire pour voir comment tu réagis ».
Et, en fonction de la mimique de réponse, « tu montes dans la bagnole ou tu montes pas ».
Plus largement, le fait que ces femmes soient visiblement des étrangères facilite une certaine permissivité. Lorsqu’elles sont dans des situations précaires, parfois accrues par l’absence d’autorisation de séjour, elles peuvent très vite se retrouver dans les caboulots. Cette transition s’opère la plupart du temps de la manière suivante :
« Une femme a été contactée du continent pour venir travailler comme serveuse dans un bar. C’est comme ça qu’on dit au début et après on t’explique progressivement. On te dit qu’il faut faire boire des gens. Après, il faut que tu t’habilles un peu différemment… (…) Au départ, on lui a dit que c’était un bar, mais le travail consiste à faire boire. Et donc tu dois boire de l’alcool, obligé. Tu n’as pas le droit de boire du coca. Mais si on fait que ça, on ne gagne pas beaucoup. Donc, il y en a qui le font par nécessité, au début. Puis il y a des filles qui parlent beaucoup de vêtements de marque, les sacs… Elles veulent acheter tout ça. (…) Et tu dois envoyer de l’argent, la France est synonyme d’argent et de richesse. Et tu es ici seule sans ta famille, personne ne te voit, on est caché. Même entre nous, on se cache. Et tu te dis que ça va pas durer. »
Ces femmes ne sont rencontrées qu’accidentellement par les travailleurs sociaux. Plusieurs d’entre eux soulignent d’ailleurs qu’établir les « liens de confiance » nécessaires à leur accompagnement implique souvent de « ne pas poser de questions ». De la sorte, ils n’ont généralement « aucune idée sur la manière dont elles sont venues ». Plus largement, le fait de ne disposer à leur sujet que d’informations parcellaires ne permet pas de comprendre leur situation ou d’avoir pour elles de l’empathie. L’un de nos interlocuteurs nous confiera ainsi : « elles sont contentes. Tu sais, les Corses sont généreux avec les pourboires ».

Les caboulots, des lieux convenables ?

Les caboulots constituent des lieux d’autant mieux tolérés qu’ils sont inscrits au cœur de la vie urbaine et nocturne. « Seuls bars ouverts après deux heures du matin », ils constituent, très souvent, la toile de fond sur laquelle se déroulent les fins de soirée alcoolisées de groupes plutôt masculins. Dans un tel contexte, les insulaires paraissent peu préoccupés par la situation des cabouleuses, qui ne donne pas lieu à des enquêtes journalistiques ou scientifiques : c’est en fait tout le phénomène prostitutionnel en Corse qui reste invisible dans les statistiques et les débats publics. Le décalage entre la notoriété et le caractère quasi-invisible de ces activités indique pourtant qu’elles sont tolérées par le plus grand nombre : pourquoi ?
La liberté et le confort dont jouiraient ces femmes en Corse sont évoqués de manière récurrente lors des entretiens réalisés :
« Les filles qui se prostituent ici sont volontaires et occasionnelles. C’est pas du trafic. Les filles travaillent sur Marseille ou Paris et viennent se reposer ici ; elles se font un client si elles ont envie » ;
« C’est des filles qui sont pas du tout maquées » ;
« Le proxénétisme n’existe pas en Corse, il n’y a que des protecteurs. »

Ces représentations se conjuguent d’ailleurs souvent à l’idée qu’outre le caractère protecteur des hommes insulaires, leur générosité tend à rendre les séjours des cabouleuses dans l’île particulièrement agréables. C’est d’autant plus le cas, souligne-t-on par ailleurs, que dans la « société corse » la discrétion en vigueur leur permet de dépenser leur argent sans susciter de curiosité spécifique :
« Elles vivent comme tout le monde. Les gens ne se posent pas la question de savoir d’où vient leur argent. Dans la société corse, on ne se pose jamais la question de savoir d’où vient leur argent. »
Si l’on en croit plusieurs de nos interlocuteurs, la prostitution présente en Corse serait faiblement contrainte, se déroulerait dans un contexte favorable à plusieurs égards au bien-être des femmes concernées et serait, à ce titre, acceptable par l’ensemble de la société. Plusieurs faits, pourtant connus, ne paraissent pas intégrés à ces constructions, tels ces récits de femmes africaines victimes de la violence exercée à leur encontre par les patrons de bars corses. Lors d’un entretien collectif, un riverain nous racontera incidemment l’histoire d’une Ivoirienne qui, ayant « touché un pourboire » au lieu de le remettre au « patron, s’est faite tabasser et a longtemps porté une minerve ». Les réactions des autres participants à cet entretien — gestes pour rappeler au bavard l’existence de l’enregistreur, volonté de minimiser l’incident, gêne manifeste, etc. — indiquent que le silence sur ces questions n’est pas seulement lié au fait qu’elles sont socialement admises, mais traduit aussi, parfois, de la peur.

Mais le caractère acceptable de la prostitution s’inscrit également dans des représentations genrées spécifiques ; lorsque les hommes sont considérés comme de prédateurs sexuels potentiels, il faut faire preuve de pragmatisme et envisager les moyens de limiter le désordre social :
« C’est comme en Balagne, à une époque (…), par rapport à la légion (…). Les légionnaires, ils avaient pas… Les légionnaires de base, parce que les officiers, ils ont le droit d’avoir leur famille, leur femme, etc. Ils vivent dans des conditions… (…). Et la Balagne, sur Calvi, il y avait des bars que les légionnaires fréquentaient avec des hôtesses. On peut supposer que les hôtesses étaient là pour faire boire et pour faire consommer, mais qu’il pouvait se passer autre chose. (…) Moi, je pense qu’il y avait quelque chose d’organisé. C’est pas les bonnes femmes qui venaient comme ça. Je pense. Je pense parce que je le suppose. (…) Il y a x tonnes de mecs qui sont là… (…) Il y avait quelque chose d’organisé. Pas forcément pour avoir de l’argent, d’ailleurs, mais pour avoir la paix. Une forme de paix sociale, pour pas que ça déborde trop. Parce qu’il y a des gens comme ça, qui sont privés de relations… intimes… pendant des mois ou des années… à un moment donné, peut-être qu’il faut organiser quelque chose pour pas qu’ils se… jettent sur la première venue et pour pas que ça fasse du désordre social. »
L’idée que la prostitution remplit une fonction sociale est largement partagée [3]. Plus largement, le caboulot et la prostitution ne suscitent pas de questionnement de la part de nos interlocuteurs. C’est là un des traits saillants du travail de recherche entrepris, que l’on peut expliquer par l’hypothèse suivante : elle met au cœur de la réflexion la dialectique entre extériorité et intériorité qui structure un certain nombre de rapports sociaux en Corse et s’exprime dans le registre de l’ethnicité. C’est ce que montrent les échanges recueillis lors d’un focus group : la tension entre notoriété et invisibilité — statistique publique… — de tels lieux est liée au fait que les femmes qui exercent dans les caboulots viennent de l’extérieur.
« Je pense qu’il y a quand même une forme de tolérance.
— Je pense. Il n’y a que comme ça que je me l’explique parce que quand tout le monde me dit…
— …Ça paraît normal. C’est quand même étrange que ce soit pas remonté, en autant d’années, jusqu’à des gens qui décident d’agir ou de faire quelque chose.
— Il y a une forme de tolérance, je suis totalement d’accord avec vous, et après, on est sur une île, tout le monde se connaît et … il y a des choses qui se font appiattu, comme on dit ici, cachées.
— C’est pas une forme de honte, mais… il y a la famille, il y a le « on dit ».
— (…)
— C’est caché parce que tout le monde se connaît (…).
— Paradoxalement, les établissements dont on parle ont pignon sur rue… 
— (…)
— Il y a pas mal de personnes issues du continent africain en Corse dans la prostitution, de ce que je sais (…). Il y a des endroits à Bastia où il y a une concentration de caboulots… (…) Disons qu’en plus… à chaque fois que j’en ai entendu parler c’était des femmes d’origine africaine. »

Ainsi est-ce bien l’« extériorité » des cabouleuses qui facilite une certaine permissivité à leur égard et en font des figures populaires de la vie nocturne insulaire. Les représentations sociales qui leur sont attachées ne sont pas sans lien avec l’ancrage colonial : les trajectoires de certaines d’entre elles s’enracinent d’ailleurs dans des flux nés à la faveur de la colonisation. Est à l’œuvre d’autre part une naturalisation des différences genrées qui va de pair avec une hypersexualisation des rôles sociaux : un idéal normatif de la virilité domine manifestement, qui envisage la combativité comme une essence de la masculinité. La prise en considération de besoins sexuels masculins considérés comme impétueux participe donc, comme l’opposition entre insulaire et extérieur, de ce processus de légitimation et nourrit une certaine tolérance à l’égard des caboulots.

Post-scriptum

Guy Ducrettet est éducateur spécialisé. Il fait partie du Collectif des Travailleurs Sociaux de Haute-Corse. Marie Peretti-Ndiaye est sociologue. Sa thèse, essentielle, est publiée aux éditions Albiana sous le titre Le racisme en Corse. Quotidienneté, spécificité, exemplarité (2014).

Notes

[1Jérôme Ferrari, Balco Atlantico, Actes Sud, 2008, p. 23.

[2J. Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, 2012.

[3M. Peretti-Ndiaye, « Penser le genre et le sexe en Corse aujourd’hui », Fora. Revue transculturelle corse, n°10, mars 2012.