Vacarme 65 / Cahier

Archéologie du ticket de caisse Entretien avec Anne-James Chaton

Archéologie du ticket de caisse

Anne-James Chaton, depuis une quinzaine d’années, poursuit la recherche entamée par les poètes pionniers de la poésie sonore en France, tels Bernard Heidsieck. Il fait ainsi intervenir la poésie sur des scènes musicales avides d’expérimentations (celles d’un groupe comme The Ex, par exemple). Dans le même temps, c’est aussi un nouveau rapport aux instances de la littérature qui se fait jour. D’un mot, c’est un nouveau paysage que fait apparaître le travail d’Anne-James Chaton, nous donnant à penser autant sur le son que sur le statut de l’écrit. Écoutons.

Pour commencer, quelle définition donneriez-vous de la poésie sonore ? Et qu’est-ce qui a fait que vous avez construit une démarche de poète sonore ?

C’est toujours très compliqué, les définitions. Je dirais qu’il s’agit d’une poésie amplifiée, qui use d’un système d’amplification comme outil d’écriture. Ce qui fait que toute poésie devient poésie sonore aujourd’hui, puisque tous les poètes s’amplifient. C’est une définition minimale.

Je me suis tourné vers la poésie sonore en partie du fait de ma bibliothèque personnelle, mais surtout parce que j’ai assisté en 1994 à une lecture de Bernard Heidsieck (il lisait son tube, Vaduz [1]) : dans une lecture de poésie sonore, on rencontre à la fois le travail sonore en tant que tel, mais aussi le rapport à la diction, à la présence, l’apparition du texte, la façon dont il s’articule ou se désarticule avec ce qui se passe à ce moment-là.

Quel état des lieux dresseriez-vous de la poésie sonore aujourd’hui en France ?

La poésie sonore aujourd’hui ne s’identifie plus sous ce nom (ce qui n’est d’ailleurs pas problématique). Très peu de poètes sonores se disent tels — nous sommes peut-être deux en France. En réalité, énormément d’objets de poésie sonore existent, mais ils ne portent pas ce nom, et proviennent de champs assez différents : cela s’est disséminé, et provient aujourd’hui moins du champ de la poésie elle-même, que de celui des arts plastiques ou du son, des musiques électro-acoustiques et improvisées.

Il y a aussi eu cette interrogation des années 1990 sur le nom « poésie » : est-ce qu’on peut continuer à se regrouper sous cette appellation ? La question a touché la poésie sonore, et a fait éclater la dénomination elle-même. Cela étant, un objet sonore, peu importe de savoir si c’est de la poésie sonore ou pas.

« Je me refuse à considérer que ce que je fais soit de la musique. »

Diriez-vous que c’est encore un champ marginal aujourd’hui ?

Les poètes « traditionnels » font tout ce qu’ils peuvent pour cloisonner la poésie sonore et la rejeter hors du champ de la poésie, parce que ça les dérange depuis un siècle. Il y a régulièrement des charges, parce qu’ils se rendent compte que c’est peut-être là que se fabrique véritablement un autre rapport à l’écriture.

Mais ce n’est pas un champ tellement marginalisé par l’institution littéraire. Le Centre national du livre, par exemple, aide la poésie sonore au même titre que les autres champs d’écriture poétique. Et je reçois plusieurs fois par mois des appels à résidence spécifiquement orientés vers des questions de poésie sonore. Cela étant, la poésie sonore reste un objet hétérogène dans une librairie, même si beaucoup de maisons d’éditions s’y sont mises.

Quels sont, justement, les circuits de distribution ?

C’est le néant. Les libraires acceptent maintenant les CD, mais parce que Gallimard a commencé à sortir À la recherche du temps perdu en CD, pour de mauvaises raisons, donc : c’est de l’entertainment. C’est cela qui a fait entrer le disque en librairie, et pas l’objet poétique en lui-même, qui préexiste quand même depuis fort longtemps — c’est Apollinaire qui annonce la poésie sur vinyle... Dans les années 1990, quand les éditions Al Dante, avec d’autres, commençaient un travail d’édition de livres comprenant des CD, c’était la croix et la bannière pour les faire apparaître en librairie. Aujourd’hui, c’est devenu possible, mais comme le réseau de la librairie indépendante en lui-même se contracte, les formes les plus fragiles et les maisons d’édition les plus délicates sont touchées en priorité. Il faut également savoir que lorsqu’un livre inclut un CD, cela signifie qu’il ne sera pas réédité, pour la raison simple que le Centre national du livre n’aide pas à la réédition. Il y a donc une édition un peu importante au début — en gros, un tirage de positionneur avec CD, c’est 1 000 exemplaires — mais ces 1 000 exemplaires, l’éditeur va mettre dix ans à les vendre. C’est très, très lent, il y a très, très peu d’acheteurs de poésie sonore. Cela vient aussi du fait que les éditeurs de poésie, à de rares exceptions près, n’ont jamais réussi à faire le lien avec les labels, pour diffuser sur les plateformes de musique ou dans les magasins de disques. En revanche, quand je sors des albums avec des musiciens, ce n’est plus du tout le même réseau. L’intérêt, c’est qu’ils vont partout dans le monde, alors que la poésie… Quand je sors un livre de poésie sonore chez Al Dante, je sais qu’il ne passera jamais les frontières, ou seulement vraiment à la marge.

Il n’y a donc plus ce refus de l’écrit, du livre, qui correspondait à l’idée de faire sortir le poème de la page ?

Il n’y a jamais eu de refus de l’écrit. C’est la distinction entre poésie orale et poésie sonore : c’est la poésie orale qui va vers le refus du livre. Il y a eu la volonté chez Bernard Heidsieck de sortir du livre, mais aussi de faire sortir le livre du livre : il voulait faire sortir le livre du réseau du livre et de la poésie, pour qu’il soit lu et entendu ailleurs. Ce sont plutôt des gens comme Henri Chopin qui sont sortis véritablement du livre et qui sont allés vers les arts sonores.

J’ai gardé ce geste de conserver le texte en lecture, cette nécessité de ne jamais avoir de rapport mémoriel à l’écrit, pour bien montrer qu’il s’agit quand même d’un texte, d’une écriture, d’une page — d’un écrit. Heidsieck a toujours eu son texte, même à l’excès : quand il lit Vaduz, son rouleau de papier listing, c’est la page excessive. Ce sont plutôt les Américains qui sont allés vers le spoken word [2] ; John Giorno, par exemple, fait des lectures sans texte.

Qu’en est-il, selon vous, des rapports entre poésie et musique ? Y a-t-il des lignes qui ont bougé ces quinze dernières années ?

Oui, parce que des collaborations assez inventives se sont mises en place, notamment parce que les musiciens eux-mêmes se sont mis à s’intéresser à ces textualités, à ces formes d’écriture et de diction. Ce type de rencontres a fait renaître des endroits d’écriture (mais ce n’est pas la première fois non plus que musiciens et poètes sonores se rencontrent). Cela ne produit pas nécessairement des objets de poésie sonore au sens propre, mais ça n’est pas l’essentiel.

De ce point de vue, votre travail semble en branchement direct avec ce qui s’est fait aux États-Unis : Patti Smith ou Allen Ginsberg, par exemple, ont très vite été dans un rapport scénique direct avec des musiciens. Vous sentez-vous une filiation avec cette généalogie américaine ?

Oui et non. Non, parce qu’elle se fait a posteriori. Je suis allé vers le son parce que j’ai rencontré des musiciens, pas parce que j’ai entendu ce que faisaient Patti Smith ou John Giorno. Par ailleurs, même s’il y a effectivement des parentés, des filiations, mon écriture n’entre pas totalement dans les formes qu’a engendrées la Beat Generation.

La poésie sonore « française » est allée assez tardivement vers ce type de travail avec la musique, mais Bernard Heidsieck a beaucoup travaillé à partir de Pierre Schaeffer et de la musique concrète, et la connexion avec les écrivains Beat s’était faite dès les années 1950 : il avait tout de suite vu qu’ils étaient déjà en train de fabriquer des objets poétiques avec la musique.

Les deux premiers musiciens avec lesquels j’ai collaboré sont Andy Moor [3] et Carsten Nicolai [4]. Andy m’a emmené vers le rock, et Carsten vers l’électronique. Bien qu’au départ ils m’aient dit le contraire, je me refuse à considérer que ce que je fais soit de la musique. Mais ils m’ont poussé, nécessairement, à travailler différemment, parce que quand je les ai rencontrés, il n’y avait pas de place pour une intervention extérieure dans mon travail, mes formes étaient trop rigides.

Qu’est-ce qui pour vous décide d’une collaboration ? Et comment travaillez-vous avec ces musiciens ?

C’est souvent une amitié artistique qui décide de la collaboration, parce que, pour moi, c’est toujours un projet à long terme, une recherche qui se développe pour aboutir à une ou plusieurs formes. Les one shot, ça ne marche pas. J’ai très rarement vu des formes qui procédaient d’une rencontre sur le plateau, l’improvisation donne rarement des formats intéressants. C’est aussi parce que je suis dans une temporalité qui est celle de l’écriture ; on dit que je fais de la performance, mais l’écriture fait que j’ai mon rythme et ma temporalité propres. Pour qu’un objet d’écriture soit abouti, il me faut en moyenne cinq ans, jusqu’à la publication. C’est ce que ne comprennent pas toujours les musiciens… Au début, Carsten m’invitait à faire des concerts en croyant que je pouvais écrire le texte dans la journée ou improviser. Il a compris maintenant qu’il faut que je m’y prenne en amont, que je ne peux pas, comme ça, placer un texte sur sa musique : une lecture avec Carsten se joue à la seconde près, ce qui suppose en amont une écriture très précise.

Ce sont des façons de travailler très différentes avec l’un et avec l’autre. Avec Carsten, tout se fait à distance, c’est un échange de matière qui progressivement se compose et aboutit à une forme ; il me laisse très peu d’espace dans la composition sonore, il m’en laisse surtout dans la diction et dans l’écriture. Avec Andy, le travail se fait plus en allers-retours, les matériaux peuvent être très divers, lui-même peut m’envoyer du matériel textuel et moi lui envoyer des samples ; la collaboration se fait davantage sur le plateau ou en studio.

« Le point de rencontre essentiel entre Tacite et le ticket de caisse, c’est le graphe. »

Bernard Heidsieck, quand il a fait la première partie de l’artiste cold-wave Anne Clark à l’Elysée-Montmartre en 1989, s’est pris des bouteilles de la part du public (l’anecdote est devenue quasi légendaire). Ça ne pourrait plus se passer aujourd’hui ?

Ça m’est arrivé, plusieurs fois ! Quand je faisais la première partie de The Ex [5], il y a une dizaine d’années, nous faisions un titre ensemble et je rejoignais le groupe sur scène ; à un moment, lors d’un concert, un fan a essayé de me faire sortir de scène. Récemment encore, lors de la tournée du Guitar Poetry Tour, à la Lune des Pirates à Amiens, une jeune femme a essayé de me prendre mon micro et de me faire sortir — on est très proches du public sur ce type de scènes. Pour certaines personnes, un élément hétérogène de ma nature, par rapport aux guitaristes, c’est vraiment gênant, voire insupportable. Donc ça arrive encore, mais ça dépend des scènes : ça arrive sur les scènes rock, mais pas du tout sur les scènes électro.

Pourquoi et comment avez-vous créé le Guitar Poetry Tour ?

C’est un projet à deux, que j’ai imaginé avec Françoise Lebeau. Cela s’est créé après mes tournées avec The Ex, pour plusieurs raisons. La première tient au phénomène même de la tournée : une sorte de rythme, une forme de fatigue et de latence se met en place très rapidement pendant la tournée, qui a une incidence sur le texte et la diction et qui fait que vous performez différemment de soir en soir. Ensuite, il s’agissait aussi de faire entendre ce type de formes sonores dans des lieux qui a priori ne les auraient pas accueillies. C’est le pari qu’avait fait The Ex en m’invitant, j’ai repris l’idée en invitant des duos voulant faire intervenir ces objets sonores sur des scènes différentes.

Du point de vue de la programmation, est-ce facile de faire tourner le Guitar Poetry Tour en France ?

Non, c’est très compliqué, parce que la scène des musiques actuelles est verrouillée : elle fonctionne à la tête d’affiche. Lors du dernier Guitar Poetry Tour, comme nous tournions avec Thurston Moore de Sonic Youth, c’était facile, les programmateurs savaient que les salles seraient remplies. Mais pour la tournée avec les deux guitaristes de The Ex, le poète sonore Jaap Blonk et moi, c’était plus compliqué : il n’y avait pas de star. Les programmateurs des salles de musiques actuelles (Smac) sont souvent timorés, et du fait du régime municipal de la plupart des Smac et du cahier des charges minimal qui en découle, ils n’ont souvent ni obligation ni désir pour ce type d’objets scéniques. Quelques-uns, malgré tout, font un véritable travail de recherche sur les formes sonores un peu différentes qu’ils pourraient accueillir.

Anne-James Chaton et Andy Moor, Guitar Poetry Tour, Le Temps Machine, Joué-lès-Tours, 31 mai 2013.
Photo de Karl Léguillon

Seriez-vous d’accord pour dire que votre démarche textuelle procède d’une radicalisation de ce qu’a fait Heidsieck, du point de vue de l’utilisation du ready-made ?

Finalement, pour la matière textuelle, c’est peut-être moins Heidsieck que j’aurais « radicalisé », que des gens comme Perec ou Beckett. C’est un ami qui me l’a fait comprendre, en me disant un jour : « Je trouve que tu assèches Perec. » Je pense que c’est juste.

Du point de vue de l’épuisement ?

En partie. C’est l’assèchement, au sens propre. L’écriture de Heidsieck est quand même très articulée, très précise, très composée ; la mienne ne l’est pas du tout, c’est quasiment du brut, du collage ; c’est de la description brute, avec très peu d’articulations.

Vous parliez de Perec et Beckett : quels seraient les autres noms de votre généalogie littéraire ?

C’est très hétéroclite. Ça remonte à Dante, et aux Anciens. J’ai une passion pour les Anciens. Du point de vue des formes, dans ma « jeunesse », j’ai été par ailleurs très influencé par les avant-gardes du XXe siècle, d’abord d’ailleurs par les avant-gardes picturales, je me suis ainsi intéressé aux suprématistes avant d’aller vers les futuristes russes.

À propos des Anciens, vous avez entrepris une enquête sur Didon, vous avez réécrit les Vies parallèles de Plutarque, et dans vos Vies d’hommes illustres, vous réécrivez Suétone : quel est pour vous le statut du référent antique ?

D’une certaine manière, il a un statut équivalent au ticket de caisse que j’utilise dans le présent. Pour moi le ticket de caisse, ce matériau d’écriture-là, est une littérature qui s’écrit dans l’immédiateté, dans le présent le plus contemporain. Et j’accorde le même statut, d’une certaine manière, aux écrivains antiques : c’est ce qui reste en termes d’écriture, mais de manière très pauvre, de cette époque-là. C’est en tout cas la façon dont je les lis. C’est une trace écrite, un graphe, que je prends comme tel dans mon écriture. Le travail étant de faire apparaître cet aspect, de rendre visible ce que serait une généalogie du ticket de caisse : si on remonte le temps à partir du ticket de caisse, on arrivera à un moment donné à un texte de Suétone, de Virgile, de Tacite. En définitive, le point de rencontre essentiel entre un ticket de caisse et Tacite, c’est le graphe, la qualité d’élément graphique.

Ce qui veut dire aussi qu’on peut prendre un ticket de caisse comme archive, comme morceau de palimpseste.

Oui, c’en est un, parce qu’il est fabriqué en permanence, mais il est également détruit en permanence. Personne ne conserve les tickets de caisse, et quand ceux-ci sont conservés, ils le sont de manière fragmentaire. C’est une archive au sens propre du terme, mais une archive qui dit énormément de choses des personnes qui les constituent malgré elles.

C’est un inconscient ?

Oui. Dans mes Portraits, par exemple, les gens ont toujours des tickets, mais de façon partielle : certains ont disparu, d’autres sont restés là, on ne sait pas exactement pourquoi, et quand les personnes les retrouvent, ils font sens.

« Mon écriture, c’est la rencontre de Husserl et de Perec. »

Justement, pouvez-vous nous parler de ce projet, Portraits ?

Portraits c’est un projet que j’ai démarré il y a une dizaine d’années. C’est une série encore en cours de 100 portraits de personnes selon leurs activités. L’exposition qui se tient à Marseille dans le cadre de MP13 est le fruit d’une résidence au barreau de Marseille au cours de laquelle j’ai fait le portrait d’avocats, mais aussi d’autres acteurs de la chaîne judiciaire, un vice-procureur, un policier, un juge... Je pars du principe que nous sommes définis par les écrits que nous portons : si je fais un portrait de vous maintenant, je prends toutes les écritures que vous portez, dans leur intégralité, mais dans un rapport photographique : je ne prends que ce qui apparaît, je n’ouvre pas les livres, par exemple. L’ensemble de ces écritures constitue le portrait de la personne.

C’est phénoménologique ?

Oui, c’est la réduction phénoménologique. Mon écriture, c’est la rencontre de Husserl et de Perec.

Dans les Événements, vous notez sous forme de liste tous les écrits avez lesquels vous êtes en contact le jour où se produit un événement particulier (par exemple, la mort de Michael Jackson ou l’investiture de Barack Obama). Comment se fabriquent ces Événements ? Comment tel jour devient-il un événement ?

Il faut d’abord que l’événement soit mondialisé, même si nécessairement cela passe par mon filtre puisque c’est moi qui le perçois comme tel. Mais il y a la possibilité d’un différé dans la fabrication : ma référence reste l’écrit, et la matière d’écriture engendrée par l’événement peut en effet surgir plus tard. Je m’explique : prenons la mort de Michael Jackson ; si elle est annoncée le jeudi soir, l’événement ne sera produit que le lendemain, parce que les journaux ne sortiront que le lendemain. Ce n’est qu’à partir de là, alors, que j’achète quatre grands quotidiens du pays dans lequel je me trouve pour prélever les gros titres, et que je conserve les écrits du jour : en effet, le jour de l’événement, je conserve tous les écrits qui me traversent ou qui me parviennent (tickets, lettres, etc.). C’est en définitive la rencontre de ces deux écritures qui constitue l’événement.

Y a-t-il dans votre utilisation de ready-mades textuels une dimension critique à l’égard de la discursivité ?

La dimension critique, je la laisse aux autres, à celui qui lit ou qui écoute. Si c’est moi qui l’introduis, elle risque de clore les autres possibilités de sens que produit l’objet. De la même manière, quand je publiais Evénements 09 sur le label électronique Raster-Noton, nous nous sommes mis d’accord avec Carsten Nicolai : nous expliquerions la fabrication de l’objet, mais sans dire qu’il s’agissait de poésie sonore : c’est à celui qui écoute ou qui lit de nommer l’objet. Ça a réussi, puisque l’objet a été nommé de façon très différente selon les pays, identifié comme poésie sonore par les Anglo-Saxons, et comme musique électronique en Allemagne ou en Espagne. C’est la même chose concernant la dimension critique. J’ai bien conscience qu’il y en a une, mais si je commence à l’expliciter, l’objet ne sera plus perçu qu’à travers elle. Ayant travaillé sur Marx [6], j’avais tendance néanmoins à indiquer cette dimension critique auparavant, mais je me suis rendu compte que ça n’engendre que ça : il n’y a plus que la dimension critique qui est perçue, alors que dans certains pays, ce n’est pas la façon dont l’objet est d’abord lu ou entendu. Ça ne vient qu’après : quand on rentre ensuite dans l’objet, on peut le faire se décanter, et percevoir cette dimension critique. Mais je me souviens de mes premières lectures en Belgique, lors desquelles les gens riaient, d’un rire vraiment joyeux : pour eux c’était drôle, il n’y avait pas de dimension critique dans ce que je faisais.

Est-ce que votre diction, qui est atone, est également une façon de pouvoir démultiplier le sens ?

Oui. Ma diction vient du fait qu’il me fallait évacuer au maximum la présence du sujet, et aussi de ce qu’une intonation trop importante fermerait le sens immédiatement. Cela tient aussi à la nature même de ces écritures : il faut, par exemple, une certaine vitesse pour entrer dedans, et la vitesse amène très rapidement la question de l’a-tonalité. Ce n’est qu’en partie une décision de ma part ; c’est un choix contraint. J’assiste à beaucoup de lectures de poésie, et c’est vrai que je suis assez souvent exclu quand une intonation est trop forte, parce que le sens se réduit très rapidement.

En même temps, votre diction vous identifie également...

Oui, c’est paradoxal. Cela étant, souvent encore aujourd’hui, il y a des gens qui me prennent pour une femme (ce sont des gens qui n’écoutent pas).

C’est aussi un aspect du travail avec Andy Moor : il me déplace petit à petit dans ma diction, au point que je frôle à certains moments le chant, ce à quoi j’essaie de me refuser. Il ne veut pas non plus que je chante, mais il me pousse quand même dans cette direction, par le rythme et par la mélodie qu’il met en place.

Ce rapport au chant, est-ce la même chose que le fait qu’il y ait des gens qui puissent danser en écoutant les Événements ?

Ça, c’est fantastique. C’est souvent le cas dans les festivals de musique électronique. Ça m’intéresse vraiment que la poésie puisse avoir un impact immédiat et évident sur le corps, d’être à cet endroit où l’écriture touche tout de suite au corps.

Vous avez dit qu’une des choses que vous cherchiez à faire, c’était introduire le lo-fi en littérature. Une question de positiviste : que seraient les traits définitoires du lo-fi en littérature ?

Ce sont des matériaux d’écriture bruts (le ticket, par exemple, c’est du lo-fi), combinés à des outils d’écriture bruts, ou utilisés en sous-régime — par exemple mon utilisation, sans doute un peu aberrante, des logiciels de son. Je prends la décision au départ d’utiliser ce type de matériaux et d’outils, de dire qu’un ticket de caisse peut entrer dans le champ de la littérature, par cadrage, et ensuite c’est la chaîne des éditeurs et des institutions qui fait que ça devient ou pas de la littérature. Je ne fais que cadrer : je déplace un objet de son endroit d’inscription d’origine pour l’amener dans un autre endroit d’inscription. C’est mon seul geste ; ensuite, ce sont les éditeurs qui font que ça devient poésie, c’est le libraire qui accepte de diffuser l’éditeur qui fait que ça devient de la poésie, c’est le programme d’une manifestation quelconque qui, m’invitant, écrit que je fais de la poésie, etc. — mais c’est de moins en moins de la poésie puisque maintenant tout le monde veut que ce soit de la performance ; c’est donc de la performance…

Une autre spécificité de votre écriture est le changement de langue (français, anglais, japonais, voire latin) au sein même des textes. Qu’est-ce qui vous a poussé à cette démarche translinguistique ?

Le point de départ, c’est que le matériel linguistique relève du graphe, et en tant que tel il est appropriable par n’importe qui. Donc, quand je ne peux pas articuler véritablement une langue, je vais à son endroit le plus appropriable : le graphe. C’est en ce sens que je m’approprie les langues étrangères. Décade [7], par exemple, est le reflet de ce travail d’appropriation ; mais ce sont aussi les collaborations qui font que je travaille avec des langues étrangères. Je fais une pièce avec Andy qui s’appelle Newspaper, c’est une lecture du journal en direct. Quand on la joue à l’étranger, je pars du principe que je ne peux pas lire un journal qui ne soit pas du pays, je dois donc fabriquer avec la langue du pays concerné. Ça crée des choses assez drôles, parce que, potentiellement, je parle toutes les langues, je ne m’en interdis aucune, mais certaines continuent à fabriquer du sens malgré ma mauvaise prononciation. L’idée est que la faute ou l’erreur créent un babil, un sens différent. C’est au Japon que c’est le plus flagrant, parce que c’est une langue très facile à dire, alors c’est un peu comme si les Japonais comprenaient tous les mots de la phrase, mais sans comprendre la phrase. Des bribes de sens apparaissent…

En 2011, la Fondation Cartier vous a demandé de développer un travail d’écriture autour de l’histoire des Soirées Nomades. Vous créez alors un feuilleton web qui s’articule autour d’un mystérieux personnage, Antoine Jolycœur. Pouvez-vous nous parler de lui ? Est-ce votre double ?

Un double, oui et non. Il porte mes initiales (AJC, Antoine JolyCœur) et apparemment il connaît plein de poètes qui sont des amis.

Le point de départ est que les Soirées Nomades n’avaient aucune archive, ou très peu. Il fallait donc recréer de l’archive. Pour cela, j’ai simplement demandé aux artistes sollicités de parler de l’événement effectif auxquels ils avaient participé. Et au fil des rencontres et des documents que j’ai amassés j’ai vu apparaître cette personne. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est les lettres de Bernard Heidsieck [8]. Du coup j’ai complètement modifié le projet de départ (avec l’accord d’Isabelle Gaudefroy et d’Anne-Laure Belloc !). Je me suis focalisé sur cet Antoine Jolycœur en essayant d’accumuler le maximum de documents possible à son sujet.

Je demande différents types d’objets aux artistes (écrit, vidéo, ou sonore), en fonction des artistes auxquels je m’adresse et de ce qu’ils ont présenté aux Soirées Nomades, et je leur demande de me donner les documents qu’ils possèdent sur Antoine Jolycœur. Au bout du compte c’est devenu mon critère de sélection des Soirées ! Je ne parle que de celles qui ont un rapport avec lui. Dix artistes participent au bout du compte, mais au départ j’avais envisagé quelque chose de beaucoup plus vaste. C’est encore un objet en train de se fabriquer (il reste deux épisodes). Le coté étonnant et amusant de ce projet c’est que l’accumulation de l’archive et la diversité des supports finissent par produire le contraire d’un effet de réel. Antoine Jolycœur devient plus un personnage de fiction au fil des épisodes qu’autre chose.


À propos d’Anne-James Chaton

Procédant d’une ligne passant autant par Apollinaire que par le Cabaret Voltaire, l’Ursonate de Schwitters et le cri d’Artaud, les pratiques artistiques regroupées sous le nom de « poésie sonore » ont toutes en commun de faire exister le poème comme objet sonore, de lui faire quitter la page pour qu’il rencontre physiquement et directement son public. Ce faisant, les façons de recevoir la poésie se trouvent sans cesse modifiées. Il s’agit toutefois d’un ensemble disparate, selon tout un éventail de rapports au sens et au langage : certains poètes, comme Bernard Heidsieck, ont ainsi « conservé la sémantique », selon la formule consacrée, quand d’autres à l’autre extrême, tels Henri Chopin, se livrent à la pure expérimentation phonique. Côtoyant sans cesse la musique sans jamais se confondre avec elle, il se pourrait qu’à force d’inventivité, la poésie sonore, à l’instar de la danse contemporaine, ait rendu caduque sa propre dénomination. Et si c’était là sa grande victoire ? Éléments de réponse dans cet entretien oral avec Anne-James Chaton.


Biblio-discographie sélective

  • Anne-James Chaton, Événements 99, Al Dante, 2001.
  • Autoportraits, Al Dante, 2003.
  • Questio de Dido, Al Dante / France Culture, 2008.
  • Vies d’hommes illustres d’après les écrits d’hommes illustres, Al Dante, 2011.
  • Événements 09, Raster-Noton, 2011.
  • Anne-James Chaton & The Ex, In the Event, Al Dante, 2005.
  • Anne-James Chaton, Andy Moor & Alva Noto, Décade, Al Dante/Le Lieu unique/Centre d’art mobile/Ibidem, 2012.

Pour plus de références, voir http://aj.chaton.free.fr/publicatio....

Notes

[1Datant de 1974, Vaduz reste le poème sonore le plus connu de Bernard Heidsieck. Il consiste en l’énumération, à partir du nom Vaduz, capitale du Liechtenstein, de l’intégralité des ethnies recensées sur le globe. Bernard Heidsieck a toujours lu ce texte en dépliant un immense bloc de papier listing sur lequel était écrite cette énumération dans son intégralité (le texte même du poème).

[2On entend par spoken word une forme, très ouverte, de poésie orale performée en public, avec ou sans accompagnement musical. Elle s’est en particulier développée aux États-Unis au sein des scènes underground.

[3Andy Moor est un guitariste, issu du groupe Dog Faced Hermans et entre autres membre de The Ex, qui multiplie les collaborations avec différents artistes, dans des directions souvent expérimentales.

[4Carsten Nicolai est un musicien électronique allemand, officiant entre autres sous le nom d’Alva Noto, et cofondateur du label de musique électronique Raster-Noton. www.carstennicolai.de et www.raster-noton.net.

[5The Ex est un groupe mythique néerlandais créé en 1979. Rattaché au départ aux courants punk / post-punk, le groupe est très rapidement allé à la rencontre d’autres courants musicaux (jazz, musique improvisée, etc.) et a multiplié les collaborations, de façon toujours très prolifique.

[6L’Effacé : capitalisme et effacement dans les Manuscrits de 44 de Karl Marx, Paris, Sens & Tonka, 2005.

[7Décade est une pièce sonore créée avec Andy Moor et Alva Noto en 2012.

[8Les lettres de Bernard Heidsieck constituent le premier épisode du feuilleton Une vie parallèle relatif à Antoine Jolycœur. Voir http://tinyurl.com/kkp3r8h->http....