Vacarme 65 / Cahier

Bataille d’images au Caire

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Deux ans après la chute d’Hosni Moubarak, les violences policières et l’impunité perdurent en Égypte, surtout depuis le rétablissement, dans le sang, du pouvoir militaire. Mosireen, un collectif de militants égyptiens, tient pourtant l’esprit de la révolution de Tahrir éveillé en filmant et en diffusant des témoignages sur Internet.

En quelques jours, le nom d’Hamada Saber est devenu célèbre sur les écrans d’Égypte. Dans la nuit du 1er février, ce père de famille qui manifestait devant le palais présidentiel d’Héliopolis a été mis à nu, frappé et traîné par terre par un groupe de policiers anti-émeutes. Monsieur Saber a eu beau disculper la police par la suite, ce que certains nomment une simple bavure s’est passé sous les caméras de la chaîne de télévision indépendante ON TV. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là : en plus du témoignage des enfants Saber au cours d’une émission en direct, le ministre de la culture a démissionné après la diffusion des images, pour protester contre les violences policières. Comme si, sans images, ce qu’a vécu Hamada Saber n’avait jamais existé. Comme s’il fallait un scandale issu d’une image pour découvrir que dans les camions de la police égyptienne, l’ère Moubarak perdure même après deux ans de révolution.

C’est que dans la société révolutionnaire ou postrévolutionnaire, l’image a une puissance de dynamite. D’autant plus au siècle d’Internet. Photos et vidéos courent le pays plus vite encore que les histoires et les rumeurs. Ce sont les armes d’une bataille médiatique que chaque camp tente de remporter à coups d’information ou de désinformation, et qui se passe sur écrans d’ordinateur, de télévision ou de téléphone portable. Cette bataille a ses figures symboliques comme Khaled Said, jeune d’Alexandrie mort sous les coups de policiers en juin 2010 ; les images de son corps meurtri, prises par son frère à la morgue, avaient fait le tour du monde et participé à l’indignation contre le régime policier.

Sauf que tout le monde n’est pas Hamada Saber ou Khaled Said. Tout le monde n’a pas la chance de laisser une trace. L’immense majorité des exactions policières se passe évidemment hors du regard. Dans des camions, dans des cellules ou ailleurs, mais pas sur les écrans. Alors il faut chercher les témoignages, écouter ceux qui ont été arrêtés, enlevés, séquestrés, violés ou torturés, montrer leur visage, faire entendre ce qu’ils racontent. La bataille de l’information a aussi ses jeunes combattants actuels, qui connaissent les règles de la société de l’image et pour lesquels rien ne changera en Égypte sans témoignage sur ce qui s’y passe.

Dans le jeu à trois qui se joue depuis deux ans entre les islamistes, l’armée et « la rue », ces filmeurs de choses vues se veulent définitivement du coté du troisième joueur.

Témoigner et agir en même temps, ou agir en témoignant. C’est ce que fait Mosireen, un média citoyen où travaillent quinze militants et quelques autres de passage. Sur les murs de leurs bureaux de la rue Adly, au centre-ville du Caire, quelques mots apparaissent : éditer, se rencontrer, projeter, voir. A l’intérieur, l’ambiance studieuse est plus calme que celle de la place Tahrir, à un quart d’heure à pied, où flottent toujours drapeaux et toiles de tente dans l’attente d’un éveil. Nous sommes quelques jours avant l’anniversaire de la révolution, le 25 janvier. Depuis deux ans, les Mosireen produisent des films contre le pouvoir en place et les mettent en ligne sur leur site Internet ainsi que sur Youtube, où les quatre millions de vues ont été dépassées en janvier. Une audience encore jamais atteinte par un média non professionnel.

Avec ses treize gigas de vidéos disponibles, Mosireen archive une Égypte en pleine construction. Pour la première fois dans l’histoire, une révolution s’enregistre elle-même à la fois pour agir au présent et léguer un héritage à l’avenir. Un acte fondateur dans un pays où le peu de soin accordé aux archives nationales va de pair avec l’oubli et l’impunité. « Nous n’avons rien inventé, prévient immédiatement Salma Said. Nous n’avons fait qu’organiser ce qui existait déjà. C’est là, dans la rue... Tout le monde filme, partout » dit la jeune femme grièvement blessée au cours des émeutes de l’an dernier. Mosireen l’a bien compris : les technologies de la communication constituent d’efficaces outils pour la lutte politique, l’espace Internet étant un alter-ego de la rue, moins les gaz lacrymogènes. Les printemps arabes n’ont pas créé le geste courant de sortir son téléphone portable devant le moindre événement ; en revanche, ils l’ont tellement politisé et institutionnalisé qu’une image efficace peut rapidement déclencher une révolte.

À l’origine du collectif, un noyau d’activistes et de réalisateurs indépendants menés par Khalid Abdalla. Issu d’une famille qui compte plusieurs anciens prisonniers politiques, ce jeune acteur anglo-égyptien formé à Cambridge a franchi le pas de l’activisme au moment des premiers rassemblements de janvier 2011. « Je suis un acteur qui n’a jamais été très à l’aise avec l’idée d’être seulement un acteur », dit celui qui a tourné avec Paul Greengrass dans Vol 93. « C’est mon itinéraire qui a fait ma carrière, pas l’inverse. Si je suis vraiment honnête avec moi-même, je ne peux pas ne pas participer, avec mon corps, à ce qui se passe dans ce pays. Donc le mieux que je puisse faire, c’est ce que je fais en ce moment : être seul devant la caméra en tant qu’acteur, organiser Mosireen en tant que producteur, marcher dans la rue avec les gens en tant que manifestant. » Alors que plusieurs artères de la capitale menant au ministère de l’Intérieur sont toujours bloquées par de hauts murs de béton, il raconte la genèse d’un projet dont il trouva le nom, un jeu de mots entre « Égyptiens » et « déterminés ». Mosireen est en effet un nom forgé à la fois sur « moussir » (insister) et « massriyin » (égyptiens), qui désigne donc et « ceux qui sont déterminés » et « ceux qui sont égyptiens ». Une lente genèse indissociable du bouillonnement politique, social, culturel et médiatique de l’Égypte en révolution.

Sur la place Tahrir, Mosireen a eu plusieurs ancêtres. Dès janvier 2011, des militants rassemblés dans la Media Tent lancent des appels à témoignages et récoltent des milliers de vidéos sur les événements en cours, en particulier sur le comportement des forces de l’ordre. L’archivage de la révolution par la révolution commence, dans l’idée que les traces qu’elle laisse ne doivent pas devenir des pièces de musée mais participer au changement. Tout au long de l’année, le projet Kazeboon (« menteurs ») fédère les initiatives dans une grande campagne de projections contre le Conseil suprême des forces armées, qui assure la transition politique après la chute d’Hosni Moubarak. À l’époque, les piliers de l’ancien régime sont encore en place et les militaires se disent garants de la révolution tout en multipliant les arrestations arbitraires ; faute de témoignages, ils continuent de jouir d’une bonne réputation et peuvent continuer d’alléguer que toute personne critiquant le pouvoir vise la déstabilisation du pays ; et s’il arrive qu’une vidéo apparaisse, l’épisode est relégué au rang de simple incident malheureux.

En juillet, une série de projections en plein air, Tahrir Cinema, prend le relais de Kazeboon pour montrer aux Egyptiens leur propre révolution et leurs propres policiers. En août, les militants sont abattus par la chaleur, la période de ramadan et la fatigue de six mois de lutte. Comment continuer la révolution ? Comment montrer qu’il faut la continuer pour rester fidèle à l’esprit de janvier ? « D’un côté la plupart des médias étrangers étaient partis, de l’autre les médias gouvernementaux faisaient de la désinformation. C’était le moment pour nous de produire nos propres vidéos » raconte Salma Said. « Nous avions des amis emprisonnés, blessés, torturés… Il nous fallait un espace pour nous retrouver, faire des films et soutenir les initiatives révolutionnaires en même temps. Un espace à nous, ajoute Khalid Abdalla. Pendant un an, du 25 janvier 2011 au 25 janvier 2012, la question c’était : l’armée protège-t-elle la révolution ou bien menace-t-elle la révolution ? Les événements ont montré qu’elle mentait ».

Intitulé What really happened, le premier film des Mosireen est consacré aux répressions successives et en particulier à ce qui se nomme, depuis, le massacre de Maspero. Le 9 octobre 2011, les forces de l’ordre répriment dans le sang des manifestations organisées par les Coptes, la communauté chrétienne d’Égypte. Vingt-huit personnes meurent devant les locaux de la télévision d’État. Une des plus longues batailles urbaines de la révolution éclate un mois plus tard dans la rue Mohammed Mahmoud. La place Tahrir vit au rythme des délogements forcés et des réoccupations. A ce moment-là, Mosireen est prêt pour accueillir ceux qui veulent travailler ensemble. L’appartement de la rue Adly devient un lieu de rencontres et d’échanges pour ceux qui ont besoin d’une salle de réunion, de matériel numérique ou de simplement de discuter. Tout en organisant la manifestation suivante, les activistes y montent des films sur la répression de l’insurrection pour ensuite les distribuer ou les projeter dans la rue. A travers les quartiers, les projections se multiplient et sèment leur grain. Entretemps, Mosireen a trouvé une structure d’organisation et une identité collective. « Nous protestons et nous filmons », dit Salma Said. « Nous voulons faire pression à la fois sur le gouvernement et sur les médias traditionnels pour qu’ils changent, mais nous voulons aussi donner aux gens les outils que nous utilisons, leur apprendre à s’en servir. »

« Même l’idée que les choses peuvent être montrées équitablement, c’est déjà une prise de parti. Cela signifie que tout va bien, que l’on peut peser le pour et le contre. »

« Ce qui a changé après Maspero et Mohammed Mahmoud, c’est l’image de l’armée. Tous leurs mensonges ont été exposés. Ils disaient qu’ils ne torturaient pas, nous prouvions que si », raconte Khalid Abdalla. La réforme de l’appareil policier, une des revendications essentielles de la révolution, n’a toujours pas été suivie de faits. Mais quelque chose a bel et bien changé. Désormais les Égyptiens témoignent, s’informent et peuvent informer eux-mêmes. Les membres de Mosireen sont rassurés sur un point : 90 % de leurs vidéos sont regardées en Égypte. Pourtant, il est nécessaire d’élargir leur cercle. « On essaie de ne pas en rester à Internet, parce qu’Internet est propre à une classe sociale. Il faut trouver d’autres moyens de diffusion », admet le réalisateur Omar Robert Hamilton. En effet tout le monde n’est pas connecté. On a beau prendre la toile pour un espace d’expression plus ouvert que les autres, elle n’est disponible qu’à certaines bourses, surtout en Égypte. D’où la décision prise par Mosireen de diffuser ses vidéos sur les chaines de télévision indépendantes, qui sont en pleine expansion depuis 2011. C’est là un geste paradoxal pour un média citoyen qui tient à se distinguer des organes traditionnels, mais c’est la solution pour atteindre le plus grand nombre.

Le pouvoir a beau être passé, pendant quelques mois, des mains des officiers à celles des Frères musulmans, les histoires que racontent Mosireen restent les mêmes sous Moubarak, Morsi ou le général Sissi. Le 2 février dernier, le collectif diffusait des appels à l’aide de parents recherchant leurs enfants disparus au cours des émeutes. Le 4, c’était une vidéo sur le rapport d’autopsie de Mohamed Al Guindy, un jeune militant décédé après son arrestation. À la fin du mois, des enfants et des adolescents racontaient leur détention dans les camions et les cellules de la police. Pour récolter les témoignages, le collectif dispose d’un réseau bien organisé. Présents dans la rue, ses membres travaillent autant avec d’autres activistes qu’avec des journalistes, des avocats ou de simples habitants qui leur racontent ce qu’ils ont vu et entendu. Au micro, des anonymes racontent l’injustice ordinaire. « Nous sommes encore face à un pouvoir qui utilise le mensonge comme stratégie, dit Khalid Abdalla. Or le problème du mensonge, c’est qu’il a un écho. En gros, cela oblige les gens à croire tant qu’on ne leur pas montré le contraire. Le défi est d’être plus rapide que l’écho du mensonge. »

Avec un format court et une forme directe, les films de Mosireen sont souvent dépourvus de contextualisation ou de récit, parfois au risque de susciter l’incompréhension du spectateur néophyte. Dans le rythme imposé par l’urgence des événements, difficile de ménager une place au temps long de l’investigation et de l’analyse. C’est aussi que les Mosireen refusent d’être considérés comme des journalistes. Dans le jeu à trois qui se joue depuis deux ans entre les islamistes, l’armée et « la rue », ces filmeurs de choses vues se veulent définitivement du coté du troisième joueur. « Nous sommes des activistes. C’est une grosse différence », pour Salma Said. « Ce n’est pas notre problème », pour Omar Robert Hamilton. Et il poursuit : « Nous sommes très heureux de participer à la bataille des images et à la bataille de la propagande. Ce n’est pas notre affaire de montrer les deux points de vue d’une histoire, car l’État est bien plus fort que nous, et parce que notre travail c’est d’être provocateur. Non pas avec l’homme de la rue, mais avec le gouvernement. » « Ici, l’information, le témoignage ne sont jamais politiquement neutres », défend Khalid Abdalla. « Même l’idée que les choses peuvent être montrées équitablement, c’est déjà une prise de parti. Cela signifie que tout va bien, que l’on peut peser le pour et le contre. »

Peu importe leur fonction exacte : chacun fait un peu de tout, et il y a toujours quelque chose à faire. Leur financement, ils l’ont trouvé dans des campagnes de dons et dans la vente de vidéos aux chaînes de télévision. Rares sont les films signés du nom de leur auteur : ils font de leur fonctionnement collectif une marque de fabrique. En plus d’une passion pour l’image, les Mosireen ont bien sûr un profil en commun : trentenaires ou presque, anglophones ou francophones, parfois binationaux, issus de l’élite culturelle égyptienne ou de la classe moyenne… mais pas seulement. L’expérience collective de l’année 2011 a été pour eux fondatrice, de même que l’engagement de beaucoup d’entre eux contre la politique israélienne, l’invasion de l’Irak ou le capitalisme financier. Après avoir combattu le régime Moubarak puis le pouvoir militaire, les Mosireen ont été dans les premiers rangs de l’opposition au Président élu en juin et issu des Frères musulmans, Mohammed Morsi, ainsi qu’à la Constitution votée en décembre. Cela tout en refusant le paradigme souvent choisi par les médias occidentaux pour analyser la situation égyptienne — celui de la question religieuse. Ils veulent montrer qu’au-delà de la question islamiste et malgré les élections passées ou à venir, la violence d’État perdure, les injustices sociales se creusent, les agressions contre les femmes se multiplient, et les idéaux de la révolution n’ont pas de voix, si ce n’est celle de la société civile. Qu’en est-il aujourd’hui pour les Mosireen ? « On peut se faire tirer dessus par les deux camps », explique le cinéaste Omar Robert Hamilton.

« Je suis déprimée en gardant l’espoir qu’il y a de l’espoir. Je ne sais pas si vous me comprenez… »

« Le travail que nous devons faire maintenant, c’est de traiter des sujets sur les questions sociales », reconnait Omar Robert Hamilton. « Sur l’éducation, la santé, la destruction des quartiers, pas seulement sur le gouvernement et la police. Notre défi, c’est de montrer que les élections ont tué la révolution, mais que la révolution continue de concerner la vie des gens ». Conséquence de l’ancien régime, l’injustice sociale continue de miner un pays de quatre-vingt millions d’habitants dont plus de la moitié vivent sous le seuil de pauvreté et dont plus de 30 % sont illettrés. Pour le montrer, Omar Robert Hamilton a filmé les salles délabrées d’un hôpital public, enregistré les témoignages d’habitants expulsés par des promoteurs immobiliers ou coupés du reste de la ville par les murs de béton. En septembre dernier, Mosireen a lancé la campagne « They Steal Our Bread  » contre la corruption et les réformes demandées par le FMI à l’Égypte.

De même qu’une révolution a ses périodes où le temps s’accélère puis décélère, la bataille des images est une affaire de rythme. Tour à tour, chaque joueur donne le tempo, sort des cartes, fait avancer ou reculer les autres. « Je suis très fier de ce que nous avons fait et de ce que nous faisons, mais nous devons rester certains que nous nous adaptons à la situation, au contexte. Le contexte change, donc nos stratégies changent. Mosireen reste sensible à ce qui se passe dans le pays. Tant qu’on garde cette sensibilité-la, cette pertinence-là, ça marche », dit Khalid Abdalla. « Tu peux atteindre des milliers de spectateurs avec une vidéo qui montre quelque chose que tout le monde sait déjà », continue-t-il. « Il faut montrer la bonne chose aux bonnes personnes au bon moment, et être certains que ce que nous montrons resterait invisible sans nous. Quelle est l’information que les gens doivent avoir ? qu’est ce qu’il faut montrer et que les medias nationaux et internationaux ne montrent pas ? »

Comme beaucoup de militants, les membres de Mosireen s’avouent fatigués. « Je suis déprimée en gardant l’espoir qu’il y a de l’espoir. Je ne sais pas si vous me comprenez… » glisse l’une des jeunes filles qui passent de bureau en bureau. Le combat continue quand même, parfois avec de nouvelles recrues. Pour Salma Said, « rien n’a fondamentalement changé dans le système. Même après la chute des Frères musulmans, on continuera, même en démocratie les médias citoyens sont nécessaires ». « Je suis optimiste, même si on en est à un point mort aujourd’hui… », dit Khalid Abdalla. « Les gens sont fatigués par l’urgence, continue-t-il. C’est comme dans la fable : parfois il faut être le lièvre, parfois la tortue. En ce moment nous essayons d’être plutôt la tortue. Calculer, prendre du recul. La seule question c’est : combien de temps nous reste-t-il ? »

Texte écrit en février 2013, revu en août 2013.

Post-scriptum

Pierre Benetti étudie la littérature. Il a écrit ce reportage en janvier-février 2013 en Égypte, à l’occasion d’une année qu’il consacre à voyager et écrire.

Les photos qui accompagnent cet article sont de Françoise Beauguion.