Vacarme 65 / Cahier

Les déchets de la Recherche ou le free jazz appliqué à la petite madeleine

par

Si Marcel et Swann n’avaient pas écouté la petite sonate de Vinteuil, le premier n’aurait pas écrit la Recherche et le second n’aurait jamais cessé d’aimer Odette. Le temps n’aurait jamais été perdu et il n’aurait jamais été retrouvé. À la place, Marcel et Swann auraient écouté du jazz (qui arrive en France quand Proust devient écrivain, c’est Leiris qui raconte ça). Mais ils n’auraient pas écouté n’importe quel jazz. Ils n’auraient écouté ni Miles ni Coltrane ( de la première période). Ils auraient écouté Ornette, Archie Shepp (en son temps) et aussi les frères Ayler. Marcel serait devenu fou d’improvisation et de bruit. Il serait venu au rock et à l’électricité pure ! Et là, il serait devenu écrivain. Il aurait écrit Les Déchets de la Recherche.

En mémoire et en souvenir de Marcel

Autrefois, il était possible de croire que la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie pleinement vécue, c’était la littérature. Marcel : « Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. » Il était possible de croire que la vraie vie, la seule vraie vie pouvait s’accomplir dans le déchiffrement de la musique opéré dans la littérature. La vraie vie, la seule vraie vie se trouvait dans la littérature et aussi dans la musique assimilée à un grimoire ou à un livre intérieur. La mission de l’écrivain était de le déchiffrer pour retrouver le plus précieux de la vie derrière les signes qui composent la musique. Precious little diamond. Autrefois, il était possible de vivre une vie entière à côté de la vraie vie et de mourir sans jamais avoir tenté, comme un plongeur qui sonde, d’explorer les traces hiéroglyphiques que sont les fragments de temps pur que la musique peut offrir. Plus encore que dans l’amour, il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce qu’on avait senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Autrefois, le rock et le punk n’existaient pas, et le jazz commençait à peine en Europe. C’était la guerre puis la fin de la guerre et Marcel écrivait.

Impossible aujourd’hui. L’improvisation et la pratique du revival ou du tribute (en français : reprise et hommage) ont intégré à la musique le déchiffrage que devait accomplir autrefois l’écriture. Comme les essences sont perdues, on ne peut que reproduire ou réverbérer des épisodes d’incarnation éphémères. En musique, le deuil de l’intégrité de l’œuvre d’art est total. La source est morte. Il faut réentendre le bruit de l’urinoir. La petite phrase ne revient jamais. Jamais. Marcel : « … car les vrais paradis sont des paradis qu’on a perdus. » Ne revient que la transformation de la petite phrase. Car les instruments du jazz et du rock n’allaitent qu’une phrase déglinguée. L’amour pour une phrase, quelques notes à succès, pour la bouche qui l’a chantée, les musiciens qui l’ont jouée, finit toujours sur des guimbardes dételées, mourantes, qui hoquettent. Du moins, quand ce sont des musiciens d’avant-garde qui s’en emparent. Marcel : « … et la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes. » Douleur impossible. Autre musique, autre structure. Autre musique, autre littérature.

Autre Swann.

Judy Garland : un Vinteuil d’aujourd’hui

Quand ils détournent une mélodie, les musiciens qui remplissent les grandes salles greffent du tendre sur la phrase. Ils redondent. Ils projettent. Ils fabriquent une radio intelligente. Une reprise aimante. Le service du virtuose et du cœur. Over the Rainbow au concert de Judy Garland au Carnegie Hall. 1966. Un grand orchestre type Sinatra est sur la scène. Les premières notes sonnent. C’est une trompette. Ému, le public applaudit et se tait. Reprise par les cordes. Reprise par l’orchestre en entier. Tout disjoncte un peu mais tout reste aussi très maîtrisé. C’est d’autant plus mélancolique, toute cette fanfare, ces applaudissements, cette ovation au service de quelques notes très simples, anciennes. Judy Garland en 1966, c’est un Vinteuil d’aujourd’hui. C’est une persistance inactuelle. Judy Garland, ce n’est ni du jazz, ni du rock.

Aujourd’hui, il n’y a plus d’enfance. Plus d’arc-en-ciel. Il n’y a plus de signes qui aimantent le passé pour le fondre dans le présent. Il n’y a plus de Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Il reste seulement des signes qui sont dénaturés et de leur dénaturation naît la jouissance. Il y a des mélodies ou des sources abîmées et de leur saccage puissant naît le désir d’un plus puissant saccage encore. Une transformation perpétuelle qui flirte avec l’origine pour la tarir et qui empêche sa monumentalisation en original.

Mais pourquoi le tombeau quand Marcel percevait la vraie vie ? Parce que ce que le jazz a fait/transformé de la répétition et du rituel fait qu’il ne supporte jamais plus ni répétition ni rituel. Quand les grands joueurs du free jazz jouaient des mélodies — en français : jazz libre — eux qui aimaient passionnément les mélodies, quand ils jouaient des mélodies, les mélodies étaient toujours jouées en puissance d’improvisation et de bruit. Elles étaient toujours jouées en relation avec leur propre anéantissement.

Dés le premier jour de sa naissance, le jazz libre se refuse à la clarté.

Le jazz se déchiffre, ou alors il se propose comme un déchiffrement possible, comme une variation. Dans L’Âge d’homme de Leiris, dès le lendemain de la guerre, le jazz est là. C’est une musique rudimentaire. Une batterie qui martelle. Des cordes qui ressassent. Aucun cuivre. Très peu d’inventivité. Mais une frénésie, écrit Leiris. Tout le monde danse. Tout le monde subit le bruit de la machine. C’était orgiaque. C’était de la musique nègre. Marcel : « Le morceau qu’on jouait pouvait finir d’un moment à l’autre et je pouvais être obligé d’entrer au salon. » Les essences sont perdues. Demeurent le retour toujours métamorphosé des signes et des mouvements. Des préoccupations de chorégraphie infimes.

Donc, la musique ne peut plus s’écrire comme elle s’écrivait.

La vie, la seule vraie vie, ce serait alors le roman sous électricité ?

Que sont les traces hiéroglyphiques devenues ?

Les traces sont devenues infinies. C’est une avalanche d’indices volatiles dont le mystère est qu’elles se succèdent à toute allure sans respect aucun pour une quelconque histoire chronologique des formes. En un siècle, le jazz libre a conquis une histoire qui ne cesse de se rejouer comme une éternelle cérémonie jouée à la mémoire de mânes anciennes qui n’existent pas. Ce qui développe une oreille, particulière, singulière, habituée à remonter la trace en amont de ce qui est joué sans cesser de mesurer les déformations qu’on a fait subir à la trace. C’est une enquête infinie, toujours la même, toujours avec des traces différentes, toujours déformées autrement.

Le jazz, c’est la poubelle de la Recherche

La littérature en puissance de ce jeu si étranger à la mémoire de la musique savante occidentale — qui, elle, cherche sans fin à recréer, tandis que le jazz, lui, dé-crée sans fin — c’est la littérature cinématographique. Marcel : « Quelques uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. » La littérature cinématographique prend pour objet les déchets d’expérience (Marcel), ces choses si communes, ces meubles, ces tables, ces objets qui sont identiques pour chacun et qui ne sont pas les réservoirs d’un monde qui n’appartient qu’à celui qui l’écrit. Ces choses communes sont dénuées d’être et à tout le monde. Comme une cacophonie du jazz libre est dénuée d’être et à tout le monde.

Le jazz, c’est la poubelle de la Recherche. C’est un pavé disjoint, un bruit de fourchette ou un bruit de petite cuillère — je ne sais plus — ou encore des hoquets de calorifère à eau, une lumière comme une autre, une couleur comme une autre : tout ce qui se refuse à la singularité d’un être comme Marcel écrivant la Recherche et tout ce dont le caractère définitoire est l’opacité et la clôture comme principe poétique non-cumulatif — à l’image de ces insectes qui naissent tout armés, instruits à leur naissance de la totalité de leurs possibilités organiques, qui remplacent la singularité de l’être par une populeuse masse infinie qui jaillit à perpétuité.

Le bruit pour le bruit comme objet sonore sans relation avec un autre plus ancien et semblable. Le bruit. Et que le bruit. Le bruit. La littérature cinématographique, c’est le temps qui est là. C’est le bruit qui tient. Et comment ne serait-il pas toujours là puisqu’il rejoue sans cesse une couleur longtemps infâmante, un peuple d’esclaves et de bêtes humaines, transporté d’un continent à un autre, tout en refusant de suspendre cette couleur à un cintre d’exposition d’art, tout en refusant d’en extraire un personnel héroïque, tout en refusant d’en faire un exemple ?

Aux cordes revenaient la fonction de ressasser, écrit Leiris. Aujourd’hui revient à l’électricité la faculté de distorsion et d’enchevêtrement des formes, la faculté de perpétuation de la note ancienne sans renoncement à sa reformulation. Une répétition, mais qui n’en est pas une. Un univers dans un écho.

Mais la littérature cinématographique qui accompagne le jazz n’est plus la littérature réaliste ou engagée qui fut honnie en son temps par Marcel. La petite histoire, l’anecdote, le trait, le détail ne constituent plus les chevilles nécessaires pour l’écriture d’un grand récit ou les conditions plébéiennes adéquates pour l’apparition d’un grand œuvre. Elles existent en soi. Quand Le ventre de Paris de Zola est porté au théâtre, les spectateurs voient fabriquer sur scène du vrai boudin. En France, aujourd’hui, la littérature la plus proche du jazz, c’est l’écriture historienne, presque, pour ce qu’elle raconte, sa volonté sans cesse de trouver le nouveau et l’inconnu au moyen de démarches dont les formes changent mais dont l’intention ne change pas depuis Foucault. C’est peut-être la pesée sociologique de l’auto-fiction. C’est chaque fois que l’écriture est placée sous l’emprise des cordes ressassantes rêvées par Leiris, ou de l’électricité. La vie, la seule vraie vie, ce serait alors le roman sous électricité ?

Une littérarité électrique

Une vie menée exclusivement dans les poubelles de la Recherche, une seule vraie vie réduite à la notation infinie de variations éphémères ne serait-elle pas à l’évidence une vie très désespérée ou très pauvre ? Rien qui puisse combattre, là, avec elle, le destin éphémère des plaisirs, les difficultés de la vie matérielle, la défaite de l’amour. Seulement une vie qui choisit comme seul principe d’enrichissement l’exploration de sa pauvreté ou son observation clinique. L’impossible renoncement de l’amour reversé dans le spectacle de son absence ou dans une critique du temps pur, impossible pour qui n’est pas Marcel. La nécessité de vivre dans les conditions matérielles qui sont, sans rêvasser à une possible élévation. Aucun loto (des Lotophages) des sensations possible. Ce qui est. Mais sans dispositif ! Les choses sans Les choses. Une littérarité électrique. C’est compliqué. Insuffisant de changer le sujet ou la sonnette. Le vieillissement des Guermantes et le flétrissement des aubépines sont devenus la condition. S’élever dans le plat, c’est difficile sans ramper ou voler. Transposer à l’écrit ce qui est entendu. Inventer une forme qui pense, qui dit la mutation des formes, virtuose et éphémère, et leurs tentatives parfois inégales de totaliser l’histoire dans le présent.

Sans Marcel et sans drapeau, la musique flotte

Aujourd’hui, les paroles anciennes se sont rétrécies et l’inventivité liée à l’électricité ne sonne pas beaucoup. Elle ne constitue plus une légende. Elle se confond avec la virtuosité. La fonction de déchiffrage n’accompagne plus la musique après Marcel. Le jazz libre s’est lentement détaché de sa valeur profondément politique parce que profondément performative. La recherche formelle menée par les musiciens s’est perpétuée mais elle s’est désormais suspendue dans le vide du déchiffrage. Comme on ne peut plus jouer le jazz libre comme on jouait le jazz libre autrefois, alors on joue le jazz libre sans jouer le jazz libre. Ou alors on régresse. Ce n’est pas un véritable héritage. Sans Marcel et sans drapeau, la musique flotte. Les musiciens ont délaissé les grandes friches qu’étaient aux yeux des premiers mages du jazz libre la société politique et l’émancipation des peuples.

La forme est perdue en déchiffrage et perdue en politique. Mais elle revient comme un spectre.

Où va la vraie vie ? Nous vivons en partie aujourd’hui un détournement hyper-formaliste de ce qui fut autrefois une politique rêvée en puissance de musique par Archie Shepp, Max Roach et Ornette Coleman. On ne joue plus le blues et les frères Ayler, même si on joue le blues et les Frères Ayler, parce qu’on ne se souvient plus que les paroles des spirituals ont été utilisées pour appeler au secours ou aux armes, pour crier sa colère ou pour se débarrasser de l’oppresseur (Archie Shepp, 1965). Les vibrations électriques agitent désormais l’air, coupées des lèvres et du cœur. Rien d’autre, qui flotte au vent de l’histoire ou à la surface des cordes.

Mais c’est ce qui doit être écrit. C’est ce qui doit devenir l’objet de l’écriture. Ce qui doit être écrit, c’est ce pur mécanisme autonomisé et intériorisé de la vraie vie qui a remplacé la littérature de Marcel qui avait été pensée comme une grande entreprise de recherche formelle et de déchiffrage. Comme les drapeaux ne flottent plus non plus sur le Pré-Saint-Gervais décrit par André Breton dans Arcane 17, il reste à faire un sort, un sort romanesque, à ce qui reste de la musique exclue du déchiffrage et de l’engagement. Pourquoi romanesque ? Parce que revient au roman la possibilité de traiter les transitions d’un grand système à un autre ou d’en inventer un nouveau, et donc de repenser nouvellement la musique. La forme en musique revient d’entre les morts pour dire qu’il vous faut y retourner, c’est-à-dire que vous retourniez à elle, qui est la forme. Elle revient pour dire qu’elle est là. Pourquoi ? Peut-être pour venger sa disparition forcée, peut-être pour nous apprendre à vivre sans elle, puisqu’elle revient d’entre les morts très changée, tout de même. La forme est perdue en déchiffrage et perdue en politique. Mais elle revient comme un spectre. Ce spectre est nouveau. Il est sérialisé. Ce n’est plus la petite phrase fantomatique de Marcel, c’est une explosante-fixe d’un infini de petites phrases : des infinis du roi du Danemark — Enter ghosts — ou des infinis de drapeau noir ou des infinis d’amour perdu, ce qui est la même chose, c’est le même mécanisme : ce qu’il suffit de dire, c’est que le roman peut secréter une forme revenante et que cette perpétuité du retour enchaîne, nous enchaîne, m’enchaîne, en dépit du quelconque stade historique de la lutte et du déchiffrages perdus. On bute, mais c’est parce qu’on bute qu’on peut se projeter, et qu’on revient à la butée, et aussi qu’on peut entendre soudainement ce qu’est une mélodie. Ou la littérature comme la vraie vie, la seule vraie vie.