L’apocalypse et l’anthropocène entretien avec Jean-Baptiste Fressoz

L’apocalypse et l’anthropocène

Quand il se penche sur la planète et son histoire, Jean-Baptiste Fressoz interroge non seulement les éblouissements du progrès technique et les ruses déployées pour en masquer les dangers, mais aussi les ruptures épistémologiques trop brillantes, qui veulent opposer une modernité insouciante des dégâts qu’elle causait à la Terre à une post-modernité qui en aurait pleinement conscience. Contre l’occultation de la réflexivité environnementale des sociétés passées et la promotion de lumières écologiques contemporaines, plus aveuglantes que réellement « vertes », il propose une re-politisation de l’histoire à l’aune de l’écologie.

Comment vous êtes-vous intéressé à l’histoire environnementale ?

Je voulais remettre en cause le discours assez complaisant et très énervant qui voudrait que les questions environnementales soient l’objet d’une prise de conscience récente, parallèle à leur médiatisation croissante. Dans le jargon philosophico-sociologique actuel cela s’appelle la réflexivité. On serait entré depuis peu seulement dans une nouvelle phase de la modernité dite réflexive.

Je vais prendre un exemple concret et emblématique : le changement climatique. Faire comme si la question du climat nous avait touchés subitement, telle une lumière verte soudainement projetée qui provoquerait notre éveil écologique, est un leurre.

J’écris actuellement avec Fabien Locher une histoire longue des débats et des savoirs sur le changement climatique. Nous montrons que les controverses sur le changement climatique datent au moins de la Révolution française. Le climat, au début du XIXe siècle, constitue déjà un problème politique majeur. Il s’agit donc d’abord de questionner la prétendue modernité des interrogations actuelles et de montrer le récit postmoderne d’un « éveil environnemental » pour ce qu’il est : une fable.

Il existe toutefois des différences importantes entre les interrogations du début du XIXe siècle et celles du début du XXIe ?

Bien sûr. Actuellement le changement climatique qui pose problème est le cycle du carbone, lié au fait que l’on émet trop de CO2 dans l’atmosphère, et que la végétation n’en capte pas assez. Au début du XIXe siècle, c’était le cycle de l’eau qui était perturbé, à cause de la déforestation. Les arbres, qui ont un rôle hydrologique important, disparaissaient en masse du fait de l’utilisation du bois, à l’époque la source d’énergie principale. Pour les gouvernements et les naturalistes d’alors, la réduction du couvert forestier était un problème énorme, en raison de l’épuisement de la ressource, de l’érosion et des perturbations induites sur le cycle de l’eau. En 1817, des vagues de froid produisent de graves famines en Europe. Les théories explicatives dominantes à l’époque mettent en cause la déforestation à outrance en Amérique du Nord et en Europe, le fait que l’eau s’accumule aux pôles, tombe en neige, que les calottes glacières s’accroissent. Dès cette époque, on s’interroge sur le rôle de l’homme dans le changement climatique et cela devient un enjeu politique, avec des discussions à l’Assemblée nationale ; et même un rapport commandé par le ministère de l’Intérieur à tous les préfets de départements. On dispose donc déjà, au début du XIXe siècle, de cette vision de la Terre comme un système très complexe que l’agir humain peut perturber. Ce détour par l’histoire permet de réfuter la thèse de l’avènement d’une « société du risque » et de la prise en compte de la complexité des questions écologiques comme un phénomène récent.

De quand date l’histoire environnementale ?

Elle émerge aux États-Unis dans les années 1970, dans la foulée de l’écologie politique. Ce sont des gens comme Roderick Nash, Alfred W. Crosby, Donald Worster ou William Cronon, ouvertement écologistes, qui fondent l’histoire environnementale. C’est pour eux une façon de raconter l’histoire en sortant du grand récit progressiste sur l’industrialisation. En France la chronologie est similaire, mais l’approche est différente. On parle alors beaucoup d’environnement : le ministère de la protection de la nature est fondé en 1972 et la revue des Annales publient en 1974 un numéro intitulé « Histoire et environnement ». Quatre ans auparavant, l’historien Emmanuel Leroy-Ladurie écrivait déjà dans la revue un article intitulé « La part du climat » où il s’intéressait aux déterminants climatiques sur les sociétés humaines plutôt qu’au climat fabriqué par le mode de production capitaliste. Les héritiers de Marc Bloch et Lucien Febvre s’intéressent à ce que l’environnement fait aux sociétés, plutôt que l’inverse. Et l’école des Annales, dominante à l’époque, se méfie aussi de l’écologie politique, comme du rapport du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance. Le numéro de 1974 est d’ailleurs tout entier conçu comme une critique du rapport des époux Meadows, assimilé au malthusianisme. Pour eux, l’écologie politique est une idéologie occidentale de pays riches qui veulent empêcher la croissance des pays pauvres.

Ils sont animés par une sorte de tiers-mondisme, de développementalisme.

Oui, et à l’époque cela fait tout à fait sens ! C’est vrai aussi pour les sociologues, comme Luc Boltanski ou Pierre Bourdieu, qui ne s’intéressaient guère à l’écologie politique, pour des raisons similaires. Pour eux tout cela véhiculait une idéologie de riches, conservatrice, réactionnaire, limite vichyste. L’historiographie française rate donc le coche à ce moment-là et ne suit pas la trajectoire états-unienne, qui était plus proche des questions environnementales qu’on se pose aujourd’hui. En France, le monde académique n’arrive pas encore à politiser l’environnement, alors qu’aux États-Unis l’environnement sert, en quelque sorte, à faire une critique du capitalisme qui paraisse non-marxiste — bien qu’elle doive en réalité beaucoup aux analyses marxistes.

Je pense que l’intérêt actuel en France pour l’histoire environnementale est lié non pas à l’actualité, mais à l’idée qu’il faut sortir d’une histoire culturelle, idéaliste, des représentations de la nature, d’une histoire qui occulte l’infrastructure matérielle des sociétés humaines dans leur rapport à la nature. C’est une façon de refermer les excès du linguistic turn qui peut aller jusqu’à considérer l’histoire comme un genre littéraire en lui demandant de s’intéresser en priorité au langage et aux discours. C’est aussi assumer la rupture avec une histoire des techniques souvent très positiviste et une histoire économique longtemps modernisatrice, soucieuse de PIB, de points de croissance ou de mettre au jour les « raisons du décollage »…

Quel usage peut-on faire de cette histoire environnementale renouvelée ?

À mes yeux le principal danger, dans l’oubli de l’histoire, est le côté dépolitisant. En faisant mine de découvrir la crise environnementale ou le problème climatique, on donne l’impression qu’il est en voie de règlement. Ulrich Beck, dans La société du risque (écrit en 1986), parle de « rupture dans la modernité » pour qualifier le fait que nous serions désormais conscients des risques de l’action humaine sur l’environnement. Il fait de cette rupture un moment équivalent au passage du féodalisme au capitalisme... Cette thèse est extraordinairement optimiste : enfin seraient pris en compte les effets retours de la modernité ! Elle donne l’illusion que le problème est compris et qu’on peut donc passer à autre chose. L’intendance suivra, il ne reste plus qu’à inventer les outils ad hoc, à partir de ce constat intellectuel. Et de fait, World at risk (2008), un autre livre d’Ulrich Beck non traduit en français, embrasse la doxa libérale sur les marchés à polluer, la prise en compte par le marché de la pollution, c’est-à-dire sa capacité à internaliser les coût de la pollution. Beck juge que c’est un phénomène nouveau et que cela peut être une solution pour notre avenir. Il peut alors être intéressant de montrer que ce principe de pollueur/payeur (pour faire simple) est en réalité très ancien, puisqu’il est présent dès les débuts de l’industrialisation. Dès ce moment on se rend bien compte des dommages massifs de la pollution, que ce soit sur les récoltes ou sur la valeur des propriétés immobilières, et il paraît évident qu’on ne peut pas laisser faire. À cette époque le pollueur compensait déjà les dommages, en indemnisant les voisins. Pour les gouvernements français ou britanniques des années 1820, cette logique de compensation environnementale permettrait même d’aboutir à un point optimal entre effort de dépollution et efficacité productive. Or on voit bien que ce mode libéral de régulation de la pollution n’a pas empêché la dégradation de l’environnement. Au contraire. Ce n’est donc pas en croyant découvrir ces dispositifs qu’on va résoudre les problèmes. On ne ferait que répéter l’histoire. Ces dispositifs anciens n’ont certainement pas réglé la pollution, ils l’ont plutôt légitimée, accompagnée, justifiée ! Ils ont permis d’aplanir le conflit, de réduire le niveau de la polémique. C’est là que l’histoire est importante, pour ne pas faire illusion sur de fausses solutions.

Le discours sur l’éveil écologique et la conscience accrue des risques des sociétés postmodernes serait donc fondamentalement dépolitisant, parce que trop teinté d’optimisme sur cette prise de conscience. Pourtant, on ne parle pas là du même optimisme que celui qui a accompagné toute l’idéologie du progrès...

Ah non bien sûr… Comprenez-moi bien, je ne range pas ces deux optimismes dans le même sac. Je distingue entre une téléologie du progrès, de type industrialiste, et une téléologie verte postmoderne. Mais cette dernière a beau être écologiste, elle est également optimiste au sens où elle est idéaliste : tout se passe comme si, une fois qu’on avait pris conscience du problème, il s’était passé quelque chose d’important. Alors que selon moi ce n’est pas le cas. Au contraire, les difficultés ne font que commencer ! À quoi sert alors de recycler la première téléologie en téléologie verte ? de souligner un devenir réflexif et écologiste de nos sociétés ? C’est tout aussi naïf et optimiste. C’est une forme de greenwashing intellectuel et théorique. Dans les deux cas, on se retrouve avec une flèche du temps très positive dans son carquois.

Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’on peut être réflexif (ou se croire, se dire réflexif) et continuer à se moderniser comme avant. C’est pour désigner ce mouvement que j’ai introduit la notion de « désinhibition moderne » : elle permet de saisir comment nos ancêtres ont détruit l’environnement en toute connaissance de cause, exactement comme nous continuons à le faire maintenant !

Cela renvoie à la thèse de Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé (2002), qui montrait bien qu’on n’est pas face un problème de conscience ou même de connaissance ! La plupart des problèmes environnementaux que nous affrontons aujourd’hui sont identifiés et connus depuis longtemps. Le problème, nous dit Dupuy, c’est que l’on ne croit pas ce que l’on sait ; j’ajouterai qu’on invente des petits dispositifs de désinhibition permettant de continuer comme avant malgré la parfaite connaissance du danger. Prenez la norme de sécurité qui s’invente au début de la révolution industrielle. Elle sert exactement à cela : à autoriser des usines dangereuses en ville en prétendant les rendre sûres. Prenez encore l’hygiénisme dans les années 1830 : soudainement des médecins expliquent que ce sont les conditions sociales qui déterminent la santé des populations et non l’environnement. C’est en partie vrai, mais le but éminemment politique de ces théories était une fois encore d’imposer l’industrie en ville malgré l’opposition massive des habitants.

Le problème est qu’actuellement les questions environnementales ou celles de risques sont souvent abordées comme des problèmes relevant du champ des savoirs et donc avec les outils de la sociologie des sciences élaborés en France par Michel Callon ou Bruno Latour. On les envisage comme des controverses scientifiques se jouant dans la sphère des énoncés, on insiste sur le contexte d’incertitude. Or, dans de nombreux cas, il n’y a pas vraiment de controverse scientifique ni même d’incertitude. Sur ces sujets, il faut lire Naomie Oreskes et Eric Conway, Les marchands de doute ou l’ouvrage de Stéphane Foucart, La Fabrique du mensonge, pour se rendre compte combien la plupart des controverses environnementales sont artificielles, au sens où elles sont manufacturées, fabriquées. Il ne sert à rien de faire la sociologie de ces fausses controverses, d’autant qu’en définitive cela revient souvent à servir les industriels, qui ont intérêt à produire des doutes pour retarder la régulation.

Dans les années 1980, pour des gens comme Latour et Callon, il paraissait important de lutter contre le diktat de l’expert, très présent par exemple sur le nucléaire. D’où l’importance fondamentale du principe de symétrie dans l’explication du vrai et du faux présente dans leur sociologie. Mais maintenant, en mettant en avant la symétrie ou l’incertitude on joue le jeu des marchands de doute et autres Claude Allègre. Un livre marquant des années 2000 est Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe… On retrouve là encore cette idée qu’il s’agit avant tout de « négocier l’incertitude ». Mais est-ce vraiment si pertinent de parler d’incertitude alors que les diagnostics s’affirment (prenez le changement climatique) et que maintenant le doute sert surtout les pollueurs ?

Je vais prendre un exemple concret. Pendant quelques années j’ai enseigné un cours à Sciences-Po, dirigé par Bruno Latour, intitulé « cartographie des controverses ». On apprenait aux étudiants à explorer le web sur des sujets controversés et à faire de magnifiques cartographies par exemple sur la « controverse de la disparition des abeilles ». Les étudiants recensaient les acteurs et listaient les explications proposées : le varon des abeilles, le frelon asiatique qui dévore nos petites abeilles européennes, etc. Mais quand on lit l’ouvrage de Foucart on voit bien que si les scientifiques se sont soudainement intéressés à ces prédateurs des abeilles, c’est en raison des financements proposés par les fabricants de pesticides comme Syngenta, Bayer ou BASF. Leur but : créer ainsi de la confusion autour de la responsabilité avérée et massive des pesticides de dernière génération s’attaquant au système nerveux des abeilles. Autrement dit, ces controverses étaient artificielles !

Dans une époque où le marxisme n’est pas trop à la mode, ni l’histoire économique, les questions des effets des modes de production sur l’environnement, ou de la régulation du capitalisme, passent à la trappe. Au lieu de quoi on se focalise sur les controverses scientifiques et la production du vrai, alors que ce n’est peut être pas le plus important.

Votre premier livre, L’Apocalypse joyeuse, est une généalogie des grands dispositifs de régulation du risque : de la norme de sécurité à l’assurance en passant par l’autorisation administrative… Quel projet sous-tend cette histoire ?

Je cherchais à déterminer à quel point les normes de protection de la nature ont été, dans la réalité, des normes permettant le développement de sociétés industrielles, et ont davantage accompagné le capitalisme que véritablement protégé l’environnement. Les normes de sécurité ou l’autorisation administrative sont des dispositifs qui apparaissent entre 1800 et 1820, au début de la révolution industrielle, en situation de conflit. Il y a en effet, dès le départ, des oppositions liées aux risques de pollutions, menées par des acteurs très divers : des aristocrates, de riches propriétaires terriens et des paysans. Et ils auraient pu gagner ! On peut tout à fait imaginer qu’une alliance des réfractaires, regroupant des forestiers et des propriétaires terriens opposés à l’industrialisation, des ouvriers refusant la mine, des artisans refusant la machine, ait changé le cours des choses. Un autre développement technique était possible, rien n’était joué.

« Dans l’histoire géologique, tout comme dans leurs modélisations du futur, les scientifiques ont détecté des points de basculement du climat et des seuils d’effondrement brutal des écosystèmes. »

Mais tous ces dispositifs normatifs s’inventent, dans ce contexte de conflit, pour protéger le capitalisme industriel et non l’environnement. L’Europe se situe à un moment de son histoire où, pour produire de manière compétitive, il faut investir beaucoup de capitaux qu’il est ensuite nécessaire de protéger, ce qui implique de modifier les régulations en vigueur. Pour les usines polluantes, on met donc en place un système d’autorisation administrative. En 1810 passe un décret à ce sujet, qui est parfois lu comme le premier acte d’un « développement durable ». Mais lorsque j’ai été invité à un colloque organisé par le ministère de l’Environnement à l’occasion du bicentenaire de ce décret, en 2010, j’ai ouvert mon intervention en disant que c’était comme fêter la bataille de Waterloo au ministère de la Défense… En réalité, ce décret était un moyen de protéger le capitalisme industriel des interférences des voisins qui se plaignaient, ou même de la police qui, au XVIIIe siècle, jouait un rôle très important de régulation des activités productives. Les artisans étaient disciplinés et/ou sanctionnés par une police journalière qui patrouillait dans Paris, pour voir s’il n’y avait pas trop d’écoulements, de fumée, de pollution… Tout cela créait une forte incertitude juridique sur l’industriel, qui devenait insupportable à mesure que les investissements en capital augmentaient. Pour un industriel, obtenir une autorisation administrative, c’était obtenir une garantie d’existence quelles que soient les plaintes ultérieures. Elle offrait au capitaliste une stabilité, et protégeait et encourageait le développement industriel. L’histoire est la même pour la « norme de sécurité », qui avait deux fonctions principales. Stabiliser le capitalisme industriel en calmant les plaintes des voisins craintifs d’une part : l’activité industrielle paraît dangereuse ? On va normaliser, fixer des normes, et il n’ y aura plus de danger. Comme si cela suffisait à sécuriser le monde productif… Et d’autre part garantir la concurrence. Les plus riches capitalistes définissaient un minimum standard, un seuil minimal de sécurité, qui leur permettait d’écarter certains concurrents.

Dans L’Apocalypse joyeuse, vous citez aussi l’exemple rabâché des peurs irrationnelles vis-à-vis du chemin de fer, répété par tous ceux qui se gaussent des paroles exprimant leur inquiétude vis-à-vis des possibles effets pervers des techniques, en se fondant sur un rapport de l’Académie de médecine de Lyon qui, en réalité, n’existe pas... Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des protestations, qui ont permis d’améliorer la sécurité des chemins de fer…

De façon plus générale, si on regarde l’histoire de l’industrie, les opposants figurent dans les notes de bas de page. Ce qui compte, c’est avant tout la tendance globale de développement. Mais en réalité les opposants ont un rôle très important ! Prenez les usines chimiques. C’est grâce à des opposants, relativement aisés d’ailleurs, que sont mis en place des dispositifs de dépollution. Sans opposition, l’industrie n’a aucune raison de ne pas polluer. On entend souvent que l’intérêt d’un industriel serait de ne pas polluer, car polluer c’est perdre de la matière. Il y a tout un mouvement aujourd’hui, qui s’appelle l’écologie industrielle ou l’économie circulaire, qui étudie comment des résidus peuvent être réutilisés pour produire de la valeur ajoutée dans d’autres usines. C’est très intéressant, mais il faut aussi noter que ce mode de pensée émerge, lui aussi, dès les années 1800 comme un mode libéral de régulation des pollutions industrielles. Le raisonnement est le suivant : puisqu’une pollution est une perte de matière, elle doit aussi représenter un coût financier pour les industriels. Laissons-les donc faire, laissons-les gérer au mieux leurs dispositifs de production et le problème de la pollution sera réglé ! Mais historiquement on voit bien que ça ne marche pas comme ça. Parfois, il est plus important de produire vite pour amortir les coûts fixes, quitte à lâcher des résidus dans l’atmosphère ! Et puis, il n’est pas toujours très facile de trouver des marchés pour vendre ces résidus, ou bien ils ne sont tout simplement pas utilisables par d’autres industries. Ce raisonnement est donc une vue de l’esprit, une utopie libérale. La seule manière de produire de la dépollution, c’est de réglementer et de faire payer. Au XIXe siècle ce sont les procès devant des tribunaux, parfois prêts à sanctionner et à faire payer très cher, qui ont un véritable impact. Les efforts de dépollution sont corrélés à la capacité du monde social environnant d’entraver l’action des pollueurs en les faisant payer. S’il n’y a pas un riche propriétaire pour financer les procès des paysans alentour, et attaquer l’industriel, ça ne fonctionne d’ailleurs pas.

Quand on réfléchit au processus historique de concentration industrielle sur certains territoires, on voit qu’il est lié aux chemins de fer, assez intuitivement, en raison de la nécessité du transport des matières, de leur acheminement puis de leur réexpédition. Mais aussi parce qu’il est plus intéressant de polluer massivement un seul endroit où il n’y a pas de gens capables de se mobiliser. La logique de la compensation environnementale porte en elle celle de la délocalisation et de la concentration industrielle.

« Dans une époque où le marxisme n’est pas trop à la mode, ni l’histoire économique, les questions des effets des modes de production sur l’environnement, ou de la régulation du capitalisme, passent à la trappe. »

Pour en venir aux chemins de fer, on entend souvent cette historiette qui voudrait que les gens aient entretenu des peurs irrationnelles au moment du développement du train : comme l’idée que le défilement trop rapide des images puisse rendre aveugle, ou que le transport ferroviaire provoque des fausses couches. En fait, il s’agit d’un mythe inventé de toute pièces par Louis Figuier, un vulgarisateur des techniques très connu, qui vise à ridiculiser les opposants aux chemins de fer ! De tels mythes continuent à circuler aujourd’hui, alors qu’il y avait une opposition autrement plus sérieuse : celle des secteurs économiques concurrents, comme celui des bateliers, ou celle des victimes d’accidents, qui entendaient faire peser le coût des accidents sur les compagnies. Des ligues de personnes victimes d’accidents ont négocié des indemnisations et ont fait du lobbying auprès des compagnies pour mettre en place de meilleurs (et plus coûteux) dispositifs de freinage, par exemple. Une forme de lobbying classique en somme, mais qui, comme pour les opposants aux usines chimiques, a produit un effet sur la technique.

D’où vous est venu ce titre d’« apocalypse joyeuse » ?

Ah... c’est d’abord une référence à l’oxymore « développement durable ». Je me suis dit : à oxymore, oxymore et demi… Je trouve que ça colle bien. C’est aussi une pique portée contre le moment postmoderne. Apocalypse, littéralement, cela veut dire révélation... Et le moment postmoderne c’est un peu ça : on a soudain la révélation et ça nous met en joie ! Le problème est que cette pointe ne décrit pas trop ce qu’il y a dans le livre en fait… Car ce que j’y décris c’est plutôt une modernité qui s’est faite les yeux ouverts, qui voyait bien les dangers, mais qui a choisi de passer outre, en mettant en place des dispositifs juridiques et techniques.

Venons-en maintenant à la notion d’« Anthropocène », à laquelle les éditions du Seuil consacrent une nouvelle collection. Celle-ci s’ouvre avec un livre que vous avez co-écrit avec Christophe Bonneuil, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous. Quelle définition peut-on donner de cette notion, et quels usages peut-on en faire ?

L’Anthropocène est une notion proposée, au début des années 2000, par le prix Nobel de Chimie Paul Crutzen pour signifier que l’Homme, en tant qu’espèce, est devenu une force d’ampleur tellurique et que nous sommes entrés, après l’Holocène, dans une nouvelle ère géologique. Ce que l’humanité a fait depuis la révolution industrielle se verra dans les couches stratigraphiques. Pour les stratigraphistes, inscrire l’Anthropocène dans l’échelle des temps géologiques suppose que les traces de l’activité de l’homme puissent se voir dans la roche, et trois arguments plaident pour ce changement. D’abord, le niveau de dioxyde de carbone atmosphérique n’a pas eu d’égal depuis le Pliocène et le réchauffement à venir conduira la Terre à des états inconnus depuis 15 millions d’années. Ensuite, les changements anthropiques de la composition de l’atmosphère laissent des traces jusque dans les carottes de glace de l’Antarctique. Enfin, des substances entièrement nouvelles larguées dans les écosystèmes depuis cent cinquante ans (chimie organique de synthèse, chimie des hydrocarbures, plastiques…) constituent une signature typique de l’Anthropocène dans les sédiments et fossiles en cours de formation.

La notion est au premier abord séduisante, même si elle pose de très nombreux problèmes. Elle est intéressante parce qu’elle permet de signifier que ce que nous vivons n’est pas seulement une crise environnementale. Le mot crise suppose qu’on va pouvoir fermer la parenthèse, qu’il existe une solution, que cela va s’arrêter d’une manière ou d’une autre. La crise environnementale donne l’idée d’une temporalité brève, alors qu’on y est pour des dizaines de milliers d’années. La notion d’Anthropocène force à penser une bifurcation majeure, en montrant qu’en un temps finalement assez bref, environ deux cents ans, on a perturbé le système Terre pour des dizaines de milliers d’années. En réalité, on peut même estimer que c’est seulement à partir des années 1950 que se produit la grande accélération des impacts anthropiques sur le climat et la biosphère. La question se pose donc de savoir comment, en quelques décennies, nous avons pu rentrer dans une nouvelle ère géologique où, selon les termes de Crutzen, « l’humanité est devenue si abondante et active qu’elle rivalise désormais avec les grandes forces de la Nature en termes d’impact sur le fonctionnement du système Terre. »

Dans l’histoire géologique, tout comme dans leurs modélisations du futur, les scientifiques ont détecté des points de basculement du climat et des seuils d’effondrement brutal des écosystèmes. Ainsi, notant que la Terre oscille depuis quatre cent mille ans entre un état froid, glaciaire, et un état tiède, interglaciaire, ils suspectent l’existence d’un « point de bascule » au-delà duquel le système Terre se dirigerait vers un nouvel état stable résolument plus chaud, qui a existé il y a des dizaines de millions d’années, bien avant l’apparition du genre humain. On est là bien loin des projections linéaires des rapports du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), puisqu’il s’agirait d’un véritable saut dans l’inconnu. Vivre dans l’Anthropocène, c’est donc habiter le monde non linéaire et peu prédictible des réponses du système Terre, ou plutôt de l’histoire-Terre, à nos perturbations.

La notion d’Anthropocène permet aussi de se tenir à distance d’une posture philosophique qui a tendance à affirmer que la crise environnementale est d’abord un problème de valeurs, lié à la modernité occidentale, qui aurait eu tendance à croire l’humain séparé du reste de la nature. Mais si on regarde la chronologie de l’Anthropocène, on s’aperçoit qu’on entre dans une logique véritablement destructive assez tard, entre les années 1780 et 1820, c’est-à-dire à un moment où la modernité est déjà bien installée, des décennies après la révolution scientifique. Le problème est donc sans doute davantage lié à des modèles de production économiques et capitalistes qu’à la conception moderne du rapport de l’homme à la nature.

Vous restez toutefois méfiants vis-à-vis de la manière dont cette notion d’Anthropocène est, depuis quelques années, portée par un certain nombre de scientifiques et de chercheurs.

Dans le livre, nous proposons de sortir de cette idée d’une prise de conscience et, partant, d’une rédemption. Bruno Latour a ainsi consacré un cycle de conférences à l’Anthropocène, qu’il décrit comme quelque chose qui se serait passé sans qu’on s’en soit vraiment rendu compte, et dont on prendrait conscience aujourd’hui. Mais dire les choses comme cela revient à placer la science en guide de l’humanité, puisque ce sont les savants qui ont inventé le terme d’Anthropocène et calculé la quantité de CO2 dans l’atmosphère. Cela donne l’impression que la rédemption passe par la science. Or, la science qui nous fait prendre conscience est aussi la science qui nous a fait entrer dans la logique de l’Anthropocène. La science du système Terre est en effet une science issue de la Guerre froide, reliée aux satellites ou aux premiers diagnostics précis sur l’affaiblissement de la calotte glaciaire effectués par l’armée américaine, qui en avait besoin pour étudier ce qui serait le terrain de la troisième guerre mondiale entre les États-Unis et l’URSS, à savoir le pôle Nord.

« La notion d’Anthropocène permet aussi de se tenir à distance d’une posture philosophique qui a tendance à affirmer que la crise environnementale est d’abord un problème de valeurs. »

L’histoire de l’Anthropocène que nous écrivons est une histoire dans laquelle les acteurs avaient bien conscience de ce qu’ils faisaient. Cela va à l’encontre du récit officiel de l’Anthropocène selon lequel l’espèce humaine aurait, par le passé et inconsciemment, détruit la nature au point d’altérer le système Terre, avant que, vers la fin du XXe siècle, une poignée de climatologues et d’écologues nous ouvrent les yeux et nous permettent d’avoir désormais conscience des conséquences globales de l’agir humain. Ce récit d’un « éveil » est une fable qui oppose de manière historiquement fausse un passé aveugle et un présent clairvoyant et, ce faisant, dépolitise l’histoire longue de l’Anthropocène. Je le répète : il est faux de penser qu’il y aurait eu une première modernité inconsciente, puis une seconde modernité qui prendrait en compte les effets secondaires, en constatant les dégâts de la première modernité. Le mérite philosophique du terme d’Anthropocène est précisément d’effacer cette distinction oiseuse.

Une critique majeure que vous adressez à la notion même d’Anthropocène est que cette thèse, même incontestable géologiquement, sous-tend l’idée d’une totalisation de l’ensemble des agir humains en une seule « activité » humaine, due à une seule « espèce » humaine, générant une seule « empreinte humaine » sur la Terre, sans se soucier des écarts gigantesques de responsabilité des différentes sociétés dans l’action sur la Terre…

En un sens en effet, l’Anthropocène constitue le plus mauvais terme possible, parce qu’il y a « anthropos » dedans. Qui est l’anthropos de l’Anthropocène ? En réalité la responsabilité est partagée par très peu de monde. À mon avis, on pourrait déjà commencer à réfléchir politiquement de manière beaucoup plus intéressante si on identifiait les quelques institutions, entreprises, individus et imaginaires qui nous ont fait entrer dans l’Anthropocène. On verrait alors que ce n’est pas l’anthropos au sens générique, mais d’abord les compagnies pétrolières ! Cela peut paraître évident, mais quand on parle de crise environnementale on entend souvent un discours philosophique affirmant qu’il faut se réconcilier avec les non-humains et la nature. Ce discours ne mange pas de pain. On nous explique qu’il faudrait sortir d’une modernité cartésienne, de l’idée de l’homme comme « maître et possesseur de la nature »... Tout cela est très connu. Mais au-delà du fait qu’il est difficile de se défaire de trois siècles de cosmologie moderne, comment implémenter cela dans des politiques ? Notre volonté de faire une histoire précise de l’Anthropocène vise a donner une vision beaucoup plus pragmatique et matérielle de la crise environnementale.

Le problème de cette notion d’Anthropocène, qui signe l’abandon de la grille de lecture marxiste ou post-coloniale critique de l’universalisme de l’homme, est flagrant lorsqu’on observe la trajectoire de l’historien indien Dipesh Chakrabarty. Cet ancien marxiste et partisan des subaltern studies a expliqué dans un article publié en 2009 que toutes ses méthodes et cadres conceptuels lui paraissaient totalement inadaptés pour penser le changement climatique. Il y affirmait que puisque le changement climatique est avec nous pour des dizaines de milliers d’années, l’affaire dépasse largement le mode de production capitaliste et industriel, pour la simple raison que l’on ignore ce que sera le système économique dans des milliers d’années. Je pense qu’il y a là une erreur de raisonnement. Le changement climatique est certes avec nous pour des dizaines de milliers d’années, mais on a réussi à l’enclencher en deux cents ans, avec une modernité typiquement capitaliste et industrielle. Ce que nous proposons dans notre livre, c’est de prendre au sérieux une question très simple : qu’est ce qui nous a mis dans ce bourbier ? En s’attachant à une histoire matérielle très basique on arrive à des évidences, parfois oubliées, comme le fait que 50% des émissions cumulées de CO2 depuis 1750 sont le fait de seulement deux pays… : la Grande-Bretagne et les États-Unis, les deux puissances hégémoniques du XIXe et du XXe siècles. Faire cela nous permet de préciser les narrations historiques. Le responsable de cette mutation climatique n’est ni la modernité, ni même le capitalisme en général, c’est l’extraction du charbon puis du pétrole, et les politiques des super-puissances. Il existe un capitalisme marchand qui, d’un point de vue environnemental, ne commet pas de dégâts énormes. Il existe des formes d’exploitation capitaliste qui peuvent poser des problèmes de déforestation ou de biodiversité, mais qui demeurent réversibles. Là on parle de modifications du système Terre qui sont irréversibles.

Mais que fait-on une fois qu’on a ciblé les responsabilités ? Que pourrait être une politique, voire un « mouvement social » de l’Anthropocène, alors même que des mouvements comme celui pour la justice climatique sont demeurés embryonnaires ?

Peut-être ne faut-il pas poser cette question en terme de mobilisation. J’imagine qu’il est assez déprimant de s’entendre répondre cela, mais peut-être le « nous » comme masse indifférenciée d’individus n’a-t-il rien à faire, tant cela le dépasse. Ce n’est pas nous qui définissons et redéfinissons les modes de production capitalistes au jour le jour. Pointer les responsabilités britanniques ou américaines ne nous avance peut-être pas beaucoup. Il me semble toutefois important de montrer les institutions qui nous ont mis dans la merde. Par exemple le rôle des militaires, qui ont eu et continuent d’avoir un rôle majeur dans la destruction de l’environnement. On imagine bien que les guerres détruisent l’environnement au niveau local, mais sait-on à quel point l’infrastructure militaire est énergivore ? Pendant la Guerre froide l’Otan, en Allemagne, qui n’a pas mené de combats que je sache, représentait 15 % du trafic aérien ; l’armée en Grande-Bretagne consommait 4,8 % du pétrole, auxquels s’ajoutaient 1 % du charbon et 1,6 % de l’électricité.

Cela n’est pas anodin, d’autant que les militaires ont un rôle très important dans le développement des techniques civiles. Une chose est sûre : quand il s’agit de tuer au lieu d’être tué, le problème de l’efficacité énergétique n’est pas premier… Pour ne prendre qu’un exemple, dans l’aviation, le F16 américain consomme 7 000 litres de carburant à l’heure, soit l’équivalent de deux années d’utilisation d’une voiture normale. Les technologies militaires sont intrinsèquement exubérantes en énergie, parce qu’il s’agit avant tout d’être extraordinairement puissant, plutôt qu’efficace. Cela semble évident, mais cela veut dire que les militaires ont joué un rôle énorme dans la crise environnementale, en orientant une trajectoire technologique peu regardante en termes énergétiques. Par exemple, l’aviation civile est un héritage de la guerre. L’aluminium, qui est un métal extrêmement énergivore à produire, qu’on met partout alors même lorsqu’il n’est pas nécessaire, est lié à la nécessité de reconvertir les industries militaires de l’aéronautique après la Seconde Guerre mondiale. On ne savait pas quoi faire de toute cette capacité de production d’aluminium, donc on s’est mis à en mettre partout ! Mais une fois que j’ai dit cela, je n’ai pas de solutions pour autant...

La notion d’Anthropocène ne risque-t-elle pas de paralyser l’action politique ? À l’aune d’un changement géologique, les transitions écologiques menées dans un cadre national, les modifications des comportements individuels ou même les économies d’énergie risquent de paraître dérisoires… et de donner des armes aux partisans d’une techno-science globalisée ou de la géo-ingénierie (techniques de modification volontaire du climat à l’aide, par exemple de miroirs envoyés dans l’espace pour limiter le rayonnement solaire ou de soufre envoyé dans l’atmosphère pour la refroidir). Dont Paul Crutzen, l’inventeur du terme Anthropocène, fait partie…

Il faut éviter de faire un procès trop facile à Crutzen, qui n’est pas non plus un fanatique de la géo-ingénierie. Il a beaucoup hésité à populariser ce thème, qui pourrait faire croire en l’existence d’un plan B, avec l’idée qu’on pourrait continuer à se développer ainsi car dans vingt ou trente ans on aura trouvé les solutions pour contrer le changement climatique — en envoyant par exemple du dioxyde de soufre dans l’atmosphère. Crutzen évoque plutôt l’idée pour faire peur, disant qu’il n’y aura peut-être pas d’autre choix à terme. Mais à vrai dire, on n’a aucune idée de ce que la géo-ingénierie pourrait faire. C’est terriblement incertain et il est probable que ça ne marche pas. C’est un fantôme rhétorique, et il est d’ailleurs intéressant de voir que ce sont souvent les anciens climato-sceptiques qui se reconvertissent en fanatiques de la géo-ingénierie.

Il est vrai, là encore, que le récit officiel de l’Anthropocène, à savoir l’histoire d’une humanité indifférenciée qui aurait bousillé l’environnement sans s’en rendre compte avant qu’une élite de savants ne réalise le problème vers la fin du XXe siècle, a tendance à justifier des solutions technoscientifiques et un gouvernement du système Terre par les experts, puisqu’il reprend, au fond, la vieille métaphore du vaisseau Terre développée par Richard Buckminster Fuller dans les années 1970. Ce type de récit sur l’Anthropocène correspond à une vision extrêmement dominatrice de la planète, une vision en quelque sorte « déterrestrée » de la Terre, comme si on était capable de gérer cette chose compliquée qu’est le système climatique à l’échelle de la planète. Quelle hybris incroyable ! Il existe des textes sur l’Anthropocène qui vont jusqu’à radicaliser cette vision, en estimant que maintenant qu’on a conscience du bouleversement géologique et climatique provoqué par l’homme, on va pouvoir piloter convenablement et scientifiquement le système Terre. C’est faire fi des enseignements les plus importants de l’écologie, ceux qui tiennent par exemple aux effets de seuil, à l’idée qu’il y a des points de bascule. Maintenir un système socio-écologique résilient nécessite davantage d’abstention et de prudence qu’une hybris moderniste.

Pour en revenir à votre question, certes l’usage du terme d’Anthropocène est susceptible d’aller en tous sens aujourd’hui, car il est encore assez fluide. Mais il me semble utile de se saisir de la langue lorsqu’elle est en train de se définir.

De fait, vous contribuez à importer la notion en France. Est-elle vraiment appropriable politiquement ? Quand on voit que même un historien indien issu des subaltern studies s’empare d’un terme qui écrase la diversité d’action des sociétés humaines sur leur environnement, n’est-ce pas le signe d’un grand désarroi ?

Le but de notre livre est précisément de prendre acte de l’importance de l’évènement anthropocène sur l’histoire, le climat et la Terre, tout en montrant que d’un point de vue environnemental l’humanité prise comme un tout n’existe pas. Si la biologie unifie l’espèce humaine, l’écologie et les relations économiques la fragmentent en une multitude de groupes qui ont chacun un impact extrêmement différent sur l’environnement. En termes écologiques, il n’y a pas d’espèce humaine, il y a quelques riches occidentaux… et le reste. C’est vraiment une différence majeure de l’histoire, même si cette différence historique commence à se dissiper.

Nous proposons une histoire politique de l’Anthropocène, qui préfère penser en termes de classes que d’espèce, et aussi en termes de Nations, dès lors que deux d’entre elles sont largement responsables de notre situation et de notre trajectoire. Pris dans la tempête climatique, de nombreux anthropologues et sociologues ont malheureusement jeté par dessus bord l’arsenal théorique marxiste ou critique. Il me semble pourtant fondamental de refaire l’histoire de la révolution industrielle, des guerres ou du fordisme à l’aune de notre entrée dans l’ère de l’Anthropocène. Que serait une histoire matérielle ou environnementale du militaire, de la globalisation ou du fordisme ? Qu’est-ce que le fordisme fait aux cycles métaboliques de la matière ? Est-ce que, par exemple, ça n’empêche pas le recyclage ? Notre idée est de retravailler matériellement une histoire classique plutôt que de créer un nouveau paradigme qui serait les « anthropocene studies » !

Post-scriptum

Jean-Baptiste Fressoz est historien au CNRS. Il a publié L’Apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et, en collaboration avec Christophe Bonneuil, L’Événement anthropocène (Seuil, 2013).